Partie II : chapitre 3
Sachant qu'il ne lui restait que la fuite, Saffré s'apprêtait à déguerpir tandis que l'autre l'interpella.
« - Je ne voulais pas le tuer ! Mais il nous avait espionnés, je l'ai fait autant pour moi que pour toi. C'était le seul moyen de nous protéger.
- Nous ? Je n'ai rien à voir avec vous, répondit Saffré avec méfiance.
- Pourtant, que tu le veuilles ou non, tu as travaillé pour moi tout à l'heure. Et celui-là avait tout vu, expliqua-t-il en en désignant le cadavre d'un geste flou.
- Et alors ? Moi et les autres gars nous avons vu aussi. Nous savons que vous n'êtes pas honnête. Allez-vous donc nous assassiner aussi ? demanda Saffré avec une agressivité qui trahissait sa peur.
- Non. Je sais que vous, vous ne direz rien de notre affaire.
- Pourtant, nous pouvons dénoncer vos activités : ce navire qui n'est déchargé que de nuit, la marchandise qu'il transporte mais qui n'est sûrement pas la vôtre...
- Elle est à moi, je l'ai gagnée au péril de ma vie. Et je sais que toi et ton équipe, vous ne direz rien, car vous êtes impliqués maintenant que vous avez travaillé pour moi. Et c'est valable pour tous les gars du port que j'ai payés. Y compris des gens bien placés. Alors écoute-moi bien. Je me nomme Alexandre Rocheau, capitaine du Marasme, un brave sloop à bord duquel nous pillons les navires marchands. Satisfait ? Et toi, dis-moi quel est ton nom.
- Je m'appelle Saffré, mais je ne serais sûrement bientôt plus personne, car je suppose que j'en sais trop à présent. Seulement, conduisez-vous en homme d'honneur et donnez-moi une arme, que je meurs dignement.
- Pourquoi en revenir toujours à ta mort ? Es-tu si désireux de mourir ? demanda l'assassin avec une pointe d'amusement.
- Et vous, pourquoi toujours repousser cette échéance fatidique ? La peur ou le repentir seraient-ils mes alliés ce soir, et provoqueraient-ils vos hésitations ? lança Saffré, qui utilisait la provocation dans l'espoir de voir son adversaire reculer devant sa détermination, et pour qu'Alexandre Rocheau ne puisse lire l'inquiétude dans ses yeux.
Pour la première fois depuis qu'il s'était enfui de chez lui, Saffré était confronté à un homme d'éducation dont l'éloquence était visiblement une force majeure.
« -Tiens !
Alexandre lui envoya une des deux épées qu'il avait rangées à sa taille après avoir tué l'imprudent espion, et ajouta :
- Voyons si tu te sers de la lame aussi bien que des mots ! Et si tel est le cas, la distraction devrait être des plus plaisantes.
- Tout ceci est déjà fort amusant et je me demandais justement si, en vous apprenant l'usage des mots, on vous avez appris celui des armes... »
Malgré le ton ironique et jovial que Saffré avait employé, il savait qu'il était en mauvaise posture : Alexandre Rocheau avait de l'éducation, et surtout l'expérience des duels à mort. D'ailleurs, le capitaine enchaînait les attaques et Saffré se défendait tant bien que mal, totalement dépassé par la vitesse de son adversaire qui le mettait sans arrêt en situation d'échec. Malgré cela, il parvenait toujours à se sortir des impasses, relançant le combat par des déplacements rapides. A plusieurs reprises, il buta contre les murs cerclant la ruelle, ce qui l'obligeait à longer les pierres pour échapper à la morsure meurtrière du fer ennemi. Au bout de quelques minutes seulement et avec une force de frappe surprenante, Alexandre le projeta au sol et Saffré ne pu que se redresser sur les coudes, impuissant, la lame adverse prête à lui transpercer la gorge. Il était maintenant à la merci d'Alexandre qui, certes, ne lui perçait pas l'œsophage mais n'écartait pas la pointe de son épée pour autant.
« - Te voilà au sol Saffré. Que fait-on maintenant ? Je confirme ma flagrante domination par la mort d'un homme d'exception, ou je t'aide à te relever, te remercie pour ce bon moment et te laisse aller dormir ?
- Faites selon votre bon plaisir, mais je vous conseille de finir le travail, ou nos routes pourraient bien se croiser de nouveau dans les jours à venir.
- Te tuer serait un beau gâchis. Et j'espère bien que nos routes se croiseront encore. Elles se mêleront peut-être même. Va te reposer et n'en parlons plus. J'ai tué l'autre parce qu'il voulait me dénoncer et que l'argent ne l'intéressait pas. Mais toi, tu n'en feras rien, car comme moi tu es un fugitif, n'est-ce pas ?
- Qu'en savez-vous ? s'exclama Saffré, dont la curiosité était piquée, dîtes moi ce que vous savez.
- Tu dis être Saffré, et j'ai justement entendu dire que le jeune comte de la Chevaleraie, Saffré de son prénom, s'est enfui. Je doute qu'il y ait beaucoup de gens de ce nom par ici, murmura-t-il en lui adressant un clin d'œil espiègle. Je sais aussi que tes parents te recherchent. Apprends à être plus discret où ils ne seront plus très longs à te retrouver. Le jour se lève, je dois mener mon navire plus au large mais je demeurerai dans la ville encore quelques jours. Bonne chance et continue à poursuivre dans la voie que tu as choisi. Suis ta volonté et elle te donnera assez de force pour réussir. Je ne t'oublierai pas, Saffré, souffla-t-il en l'aidant à se relever.
Il disparut alors au coin d'une rue, laissant Saffré abasourdit et tremblant. La nuit avait été forte en émotions, le jour pointait, dans moins de trois heures il lui faudrait reprendre le travail. Retrouvant ses esprits, il prit le parti de rentrer s'allonger un peu.
* * *
Lorsqu'il réapparut sur les quais, la fatigue se lisait sur son visage mais il dû tout de même se remettre à l'ouvrage avec hardiesse. L'incident de la nuit dernière l'avait amené à réfléchir et il s'était déjà posé beaucoup de questions : depuis qu'il avait quitté sa prison dorée, il ne s'était frotté qu'à des bandits de petite sorte, sa maîtrise de la lame lui avait permis de s'en tirer à bon compte. Pourtant, la veille, il s'était trouvé en situation périlleuse car son adversaire lui avait été supérieur, force était de constater qu'il l'avait échappé belle. Ainsi, Saffré était confronté à ses limites, bien qu'il fût décidé à les surpasser. Sa décision était alors prise, l'argent économisé et gagné quotidiennement lui servirait à parfaire son éducation, en particulier l'escrime, et il était donc bien décidé à trouver un maître d'armes sans plus tarder.
Malheureusement, lorsque la journée de travail s'acheva, il était bien trop fatigué pour prospecter dans la ville et dû remettre la concrétisation de ses projets au lendemain. Il se contenta de se traîner péniblement jusqu'à sa chambre où il étendit ses membres endoloris sur le lit, et s'endormit presque aussitôt. Mais au petit matin, il avait retrouvé tout son entrain et il interrogea Raymond avant même que le travail ne reprenne.
« - Si je connais un maître d'armes ? C'est bien la première fois qu'on me le demande ! Moi je connais pas de ces gens-là. Mais demande à Varech, lui il doit avoir quelqu'un de sa famille qui peut t'aider. »
Le frère du dénommé Varech donnait en effet des leçons d'escrime pour gagner sa vie. Il n'était pas forcément de ceux que l'on qualifie de fine-lames, mais sa connaissance technique des armes en faisait un bon maître. Saffré lui rendit visite en soirée, à son domicile, situé à quelques minutes du bassin du port. L'homme, grand et mince, attachait ses cheveux d'un brun grisonnant en catogan et Saffré ne put que reconnaître qu'il dégageait une certaine prestance et imposait le respect. L'homme fut un peu contrarié en apprenant que son nouvel élève ne pouvait recevoir ses cours que le soir, mais il accepta avec un réel enthousiasme de lui transmettre son savoir.
En guise d'introduction, il demanda au jeune homme de s'armer d'une des épées fixées au mur et lui proposa de commencer dès à présent afin de déterminer ce sur quoi devraient porter les premières leçons. Et monsieur Grémand comprit dès les premiers échanges que son élève n'était ni débutant ni mauvais. Pourtant, si Saffré se battait avec la fougue et l'empressement de la jeunesse, ses coups manquaient parfois de précision, la sagesse manquait encore au jeune homme qui se laissait griser par le sentiment de puissance que la détention de l'arme lui transmettait. La leçon se termina donc sur un conseil de Grémand : « N'oublie pas mon garçon, ne prends pas de risques inutiles, ne t'expose pas pour une belle pirouette, c'est toujours ta vie que tu joues. La prudence est aussi une bonne alliée, assure-toi toujours que tu as imaginé toutes les conséquences qui pourraient découler d'un acte avant de l'entreprendre ! Tes actions doivent être réfléchies... et non des gestes flous accomplis dans la précipitation ! »
Quelques jours s'écoulèrent ainsi, entre travail au port et entraînement le soir. Petit à petit, Saffré s'habituait à cette douce routine, bien qu'il n'oubliât jamais la menace qui pesait sur ses épaules : Alexandre Rocheau l'avait mis en garde contre ses parents qui risquaient de le retrouver d'un moment à l'autre. Une éventuelle confrontation avec eux l'effrayait plus que n'importe quel duel à mort, car il savait l'influence naturelle qu'ils avaient sur lui : il craignait que ses parents ne profitent de sa fatigue physique ou d'une baisse de motivation passagère pour l'embrigader et le convaincre qu'il n'était pas à la hauteur de ses ambitions.
Un soir, alors qu'il rentrait de sa leçon, il fut violemment bousculé par un homme portant une cape sombre. Sous l'effet de l'impact, Saffré se retourna et entendit une lame fendre l'air. En un éclair, l'individu maintenait son épée sous la gorge du jeune homme, qui aurait bien fait un pas en arrière et corrigé l'importun, si seulement il eût été armé ! Mais n'ayant aucun moyen de défense, il ne pouvait que se soumettre et tenter de sauver sa vie en se séparant des pièces qu'il portait sur lui. L'autre releva la tête et laissa tomber sa cape au sol.
« - Surprise !
- Alexandre Rocheau ?! Est-ce bien vous ? s'étonna Saffré, craignant que l'obscurité ne lui joue un tour.
- Qui d'autre voyons !? Répondit Alexandre en baissant son épée avant de la ranger. Content de te revoir Saffré !
- J'aimerais pouvoir en dire autant mais je n'en suis pas assez certain pour l'affirmer.
- Enfin ! N'as-tu donc pas encore compris que je ne recherche que ton amitié ! Tu es honnête, franc, audacieux, j'apprécie les hommes tels que toi ! Expliqua Alexandre d'une seule traite, sans reprendre son souffle.
Saffré, ne sachant quoi répondre, demeurait muet et attendait la suite. Cet homme l'intriguait car il ne parvenait pas à le comprendre. Etait-il honnête ou n'était-il qu'un malfaiteur dangereux ? Etait-il aussi sympathique et bienveillant qu'il voulait le faire croire ? Son crime de la dernière fois devait-il être considéré comme un regrettable mais inévitable accident ? Quelles valeurs défendait-il ? Etait-il seulement un homme de valeurs ?
Voyant que son interlocuteur s'interrogeait sans savoir quel parti prendre, Alexandre poursuivit :
- Ecoute, j'ai entendu dire que tu prends des leçons chez Maître Grémand depuis notre dernière altercation. Alors je me permets de te faire une offre. Pour te prouver ma bonne foi, et te montrer que je suis quelqu'un de tout ce qu'il y a de plus fréquentable, je te propose de devenir moi-même ton maître d'arme. Quoi de plus formateur que de suivre l'enseignement de celui qui vous a mis au sol ?
- Vous ? vous voulez m'apprendre ? Mais... que demandez-vous en échange ? Où est l'entourloupe ?
- Saffré ! Laisse-moi une chance ! Il n'y a pas de piège, je suis un homme d'honneur et donc de parole. Je souhaite seulement t'instruire pour te prouver que tu m'as mal jugé et que l'autre soir, les apparences n'étaient simplement pas en ma faveur. Je suis sûr qu'au fond, nous poursuivons les mêmes rêves et luttons pour les mêmes causes. Faisons donc un essai demain soir !? Lorsque tu auras terminé ta journée au port, je te donnerai une première leçon. Entendu ? »
Saffré savait qu'il risquait de s'attirer des ennuis et de briser à jamais la douce routine du quotidien dans laquelle il s'était installé, et pourtant la tentation était trop forte : il voulait apprendre à connaître cet homme si différent qui le fascinait. Avec lui, la vie semblait n'être qu'un jeu. Alors, sans réfléchir davantage, il murmura un « oui » à peine audible, comme un aveu à contrecœur, et le visage d'Alexandre changea radicalement : il semblait surpris mais satisfait, impatient mais mesuré. Sourire en coin et regard malicieux accompagnèrent sa réponse :
« - Parfait. Je viendrais à ta rencontre demain soir. Ne me cherche pas, c'est moi qui te trouverai. »
Il lui adressa un signe de la main tout en s'éloignant rapidement, tandis que Saffré regrettait déjà son imprudence. Il ne savait rien de cet homme, et pire encore, il l'avait vu assassiner quelqu'un en pleine rue. Et voilà qu'il tissait des liens avec lui, comme un sot ! Pourtant, en retournant à son auberge, il ne cessait de penser à tout ce qu'Alexandre avait à lui apprendre. D'ailleurs, si ce criminel avait voulu le tuer, il l'aurait fait depuis bien longtemps puisque par deux fois déjà il en avait eu l'occasion. Cette pensée le rasséréna un peu, et il songea alors au plaisir qu'apporterait cette nouvelle expérience dans sa vie : cette rencontre marquait un tournant, son voyage prenait une autre direction, la routine n'était finalement pas souhaitable en cette vie où il craignait par dessus tout de s'ennuyer. Il se coucha et s'endormit, après avoir bu une mauvaise soupe.
Pendant toute la journée qui suivit, il n'attendait qu'une seule chose : l'heure de sa leçon. Il ne le savait pas encore, mais le « oui » qu'il avait prononcé la veille changerait le cours de son existence car en trois lettres il avait scellé son destin, lancé un engrenage qui le dépasserait vite et l'entraînerait par delà les horizons.
Les gars du quai étaient partis à la taverne depuis une bonne demi-heure lorsqu'enfin Saffré distingua la silhouette sournoise d'Alexandre Rocheau qui s'approchait d'un pas assuré et rapide, ce qui trahissait peut-être la tension nerveuse propre aux hommes qui craignent d'être traqués. Il tapota l'épaule de Saffré et lui parla à voix basse, comme s'il s'apprêtait à dire un secret.
« - Alors voilà ce qu'on va faire. Toi et moi, on monte dans le canot que tu vois là-bas, on rame jusqu'à mon navire et on pourra s'y exercer sans soucis. Nous aurons toute la place nécessaire sur le pont. Ca marche Saffré ? »
Sans attendre de réponse, Alexandre se dirigeait déjà vers la barque.
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