Partie II : chapitre 2


« Du rhum, les filles ! » hurla celui que Saffré surnommait gros-bûcheron, en s'adressant aux trois serveuses qui parcouraient la salle bondée. Malgré la foule, les pichets de rhum furent apportés au bout de quelques minutes à peine, et rapidement il fallut appeler pour qu'on les remplisse à nouveau. La tablée faisait de plus en plus de bruit, tant et si bien que le reste des clients de l'auberge se transforma bientôt en public attentif aux histoires de gros-bûcheron, et tous riaient à gorge déployée quand venait la chute. 

Saffré l'observait en retrait, et détaillait cet imposant gaillard de presque deux mètres de haut. Il était vraiment démesurément grand, ses épaules lui donnaient une allure de taureau , et ses bras puissants ressemblaient à deux pinces de crabe redoutables, dures comme la pierre. Sa tête, bien trop petite pour ce corps disproportionné, paraissait carrée et les deux yeux exorbités qui l'habitaient le rendaient terrifiant. Son menton mal rasé achevait son image de bête à mi-chemin entre l'ours mal-léché et l'ogre mangeur de chair humaine. Lorsqu'il partait d'un rire incontrôlé, il était terrorisant : ses traits se tordaient, sa voix rauque et crasseuse faisait trembler les murs. Et malgré ce physique peu engageant, une joie de vivre et une gentillesse certaine se dégageaient de son être à chaque éclat de rire. La foule se passionnait pour ses récits déplacés, où il se plaisait à raconter ses conquêtes du port : il connaissait pour ainsi dire toute les filles de petite vertu de la régions.

« - Et Catherine ! Ah Catherine ! J'vous ai pas parlé de celle là ! Elle était bien laide et personne a compris pourquoi moi je payais pour la suivre dans sa chambre. Eh bien ce soir, je vais vous le dire, moi ! Elle avait une fille, une jeune femme délicieuse, qu'elle gardait bien à l'abri des hommes, dans sa chambre. Je glissais deux sous à Catherine, qui me faisait rentrer, et à peine que j'avais fini de m'occuper d'elle qu'elle s'endormait comme une souche ! J'vous l'dis ! Tellement qu'elle buvait ! Moi, qu'est-ce que vous croyez que j'faisais ? J'allais voir la fille avant de sortir ! Bien vrai ! Deux pour le prix d'une ! Et croyez moi bien que la deuxième valait bien qu'on s'occupe de sa mère !

La foule riait aux éclats, menée par la tablée, et Saffré ne savait s'il devait rire ou quitter la salle. Il se disait que ces histoires ne pouvaient qu'être fausses, Gros-bûcheron voulait simplement épater la galerie mais de tels agissements ne pouvaient être fondés.

- Et la fille, comment qu'elle s'appelait ? demanda un premier gars.

- Catherine a jamais rien su ? interrogea un autre.

- Bah, la petite elle s'appelait Rosine. Une nuit, on a réveillé sa mère, et crois-moi bien qu'elle m'a mis à la porte en hurlant comme une furie, j'étais nu comme un vers dans le couloir ! Depuis, bah elles ont quitté le port sans dire au revoir. Mais entre nous, croyez-bien que si la gamine s'est débattue la première fois, les suivantes elle m'attendait ! Bien vrai ! Elle devait avoir à peine quinze ans, et déjà le goût des bonnes choses ! Ah, j'vous le dis bien moi ! »

La foule riait, et Saffré écoutait avec dégoût. Heureusement, les pichets de rhum défilaient et tous étant bientôt ivres, il put filer discrètement en laissant quelques pièces. L'air frais de la nuit était un régal après l'air puant de la taverne, mélange infâme de sueur et d'alcool. Arrivé à son auberge, il se coucha et dormit aussitôt, les membres rompus par la journée de travail. Même si sa bonne éducation avait été choquée par cette soirée désinvolte, il savait qu'il avait rencontré la vraie vie, il comprenait désormais combien la nature humaine était capricieuse et capable du meilleur comme du pire. Et le pire aussi, faisait partie des multiples facettes de l'humanité et l'on sait par expérience combien un pire refoulé est alors décuplé, tandis qu'un pire accepté est simplement assouvi puis oublié. C'est ce qu'il décréta en s'endormant.

* * *

Les jours se succédaient au gré des navires rentrant au port, et Saffré avait déjà pu constater des transformations de son être. Les caisses chargées de matériaux avaient sculpté son corps, devenu robuste et solide comme une armure d'acier. Sa place au sein de l'équipe était reconnue, à tel point que de novice il était passé à membre de tête, les autres l'écoutaient et le respectaient, comme une figure emblématique. Ils s'adressaient à lui d'une façon solennel, pour la plupart, tant et si bien qu'une personne extérieure aurait pu y voir de la crainte. En réalité, il ne s'agissait que d'une preuve d'admiration et d'amitié : Saffré était aussi estimé que Gros-bûcheron, avec lequel il avait créé de forts liens. Musaraigne était toujours en convalescence, et chacun prenait de ses nouvelles tour à tour. 

Un soir, en fin de journée, un canot entra au port avec à son bord trois hommes : l'un qui se tenait debout tandis que deux autres ramaient. L'équipe de Raymond était sur le point de terminer la journée de travail par un verre à la taverne, lorsque l'homme debout mis un pied à terre et s'adressa à eux.

« - Messieurs, vous êtes Caliers ?

- Oui monsieur, mais à cette heure mes hommes ont terminé le travail, nous serons à votre service dès demain si vous le souhaitez, répondit Raymond.

- C'est-à-dire que...demain le port sera trop fréquenté. J'ai besoin d'hommes pour ce soir. Mon navire est au mouillage et je souhaite qu'on le décharge cette nuit, avec le plus de discrétion possible. Vous m'avez compris ?

- Oui. Laissez-moi en parler à mes gars. »

Raymond se dirigea vers l'équipe qui s'interrogeait.

« - Ecoutez-moi, il y a du changement ce soir. Le type bien habillé là-bas, il a besoin qu'on décharge son navire.

- A c' t'heure là ? C'est qu'y a quelque chose de pas clair. Il est où son bâtiment ? demanda Gros-bûcheron.

- Justement, son bâtiment est encore au large, ce monsieur s'est approché en canot, il veut savoir si on accepte le boulot. Il veut qu'on décharge de nuit. Je sais que vous êtes fatigués, mais croyez moi, il paiera cher pour qu'on décharge à cette heure-là. Alors, vous prenez l'affaire ?

Les uns et les autres se regardaient, se sondaient, s'interrogeaient, jusqu'à ce que Gros-bûcheron donne la réponse définitive. De sa grosse voix il annonça que le travail serait fait bien avant l'aube, si seulement le type se dépêchait de leur indiquer la direction du bâtiment.

- Parfait. Sachez seulement qu'il s'agit d'épices et de verroterie. Je veux que tout soit à terre cette nuit pour que demain matin, au moment de vendre cette marchandise, personne ne puisse se douter que c'est la mienne. Entendu ? exigea le client. »

Saffré, intrigué par ses combines qu'il connaissait encore mal, tenta de se renseigner auprès de Gros-bûcheron dès que l'homme et son canot s'éloignèrent, suivis par des allèges où la moitié des gars avait embarqué.

- Tu veux dire que ce sont des marchandises volées ?

- Possible. En tout cas son navire doit avoir un nom qu'il faut cacher, c'est pour ça que demain matin personne n'aura vent de ses activités de la nuit. »

Lorsque les allèges réapparurent remplies de caisses et de tonneaux dans le port, le bruit de l'eau se dérobant au fur et à mesure de leur progression les trahit. Et leur masse sombre se détachait par rapport au ciel foncé de la nuit qui reprenait ses droit sur le jour, minute après minute.

Aussitôt, les gars se mirent au travail, aussi rapidement qu'en pleine journée malgré le poids de la fatigue. Pendant ce temps, Raymond s'entretenait et négociait le salaire avec le Capitaine, qui n'était autre que l'homme qui avait demandé leurs services. Une fois la besogne accomplie, Raymond distribua à chacun sa part et il n'avait pas menti : en une nuit ils avaient gagné l'équivalent de deux journées bien travaillées. Pourtant Raymond n'aimait pas ce genre d'activités nocturnes, et il recommanda à ses gars de ne pas traîner davantage dans le coin. L'équipe se sépara donc en quelques secondes, et le calme revint comme si rien n'avait perturbé le quotidien du port. 

Saffré décida de marcher un peu le long de l'eau avant de regagner son auberge. Il n'avait pas mangé et pourtant le seul spectacle de la nuit enveloppant le port semblait le nourrir et, ne ressentant plus l'appel de son estomac, il s'était résigné à attendre le jour suivant pour prendre un repas. A cette heure-là, il était de toute façon assez difficile de se faire servir un plat chaud. Il se contenterait d'un morceau de pain avec du beurre et d'un verre de lait à l'aube. Ayant économisé, il pourrait même s'autoriser un morceau de brioche. Malgré cela, il voulait continuer de mettre de l'argent de côté, car il savait qu'il ne resterait pas calier indéfiniment. 

Soudain, ses pensées et sa promenade furent interrompues par un spectacle des plus inattendus. Dans une ruelle sombre, juste en face de lui, il reconnut la silhouette espiègle et imposante du capitaine qu'il venait de servir en travaillant clandestinement. Mais en examinant la scène, il s'aperçut avec horreur que celui-ci était sur le point d'égorger un homme au sol. Saffré, sans réfléchir, se rua dans leur direction pour porter secours au malheureux. Quand il arriva, il ne restait de lui qu'un cadavre gisant sur les pavés, dont le sang se répandait en suivant le tracé des joints. Le meurtrier fixait maintenant Saffré de ses yeux bleus, et le jeune homme ne savait comment réagir, lui qui n'était pas armé. 

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