Partie II : chapitre 10




Il tirait la barque grâce au cordage, mais elle ne bougeait pratiquement pas malgré ses efforts surhumains. Il la contourna donc et la poussa. Elle glissait de quelques mètres et s'enfonçait aussitôt dans le sable, l'obligeant à retourner à l'avant pour la soulever.

Il progressait lentement et s'épuisait, alors qu'il lui faudrait encore ramer une fois le canot à l'eau. Décidément, parvenir jusqu'au Marasme constituait probablement l'épreuve finale imaginée par Alexandre Rocheau. A mi-chemin, Saffré se laissa tomber dans le sable le long de l'embarcation. Pas moyen de poursuivre, il était épuisé. Il inspira profondément pendant plusieurs minutes. Il dû même s'endormir un moment, car lorsqu'il rouvrit un œil, la mer était montée de plusieurs mètres. Cette vision lui redonna quelques forces et il se remis debout péniblement, en levant les yeux vers l'horizon. Mais il se figea et resta bouche bée en apercevant l'aube pointer. Plus de temps à perdre, c'est avec un élan nouveau et des muscles revigorés par le sentiment d'urgence qu'il se remit à la tache, menant la barque toujours plus près de l'eau. Lorsqu'enfin elle brisa les vagues, un rire de triomphe jaillit de sa gorge nouée, aussitôt réprimé par l'angoisse d'échouer par la suite. Il ne savait pas s'il serait capable de mener la barque seul jusqu'à la crique abritant le Marasme, d'autant plus qu'il n'avait toujours vu le site que de nuit. Le courant de la marée montante n'allait pas lui simplifier le travail.

Peu importe, il n'était plus question de faire demi-tour. Il mobilisa toute l'énergie qui lui restait pour ramer contre les vagues, et la rage qui commençait à l'emporter démultipliait sa force. A aucun moment il ne regarda en arrière, de peur d'apercevoir le rivage trop près. Il préférait se concentrer sur le cap rocheux à franchir. C'est à ce moment, seul au milieu des flots, effrayé par les courants et les rochers meurtriers, alors qu'il luttait contre les éléments, qu'il sentit la toute puissance de la mer. Jamais il ne parviendrait jusqu'au Marasme sans aide. Et, instinctivement, comme pour se donner du courage, il se mit à parler à la mer, à la supplier de l'épargner et de le mener jusqu'au navire, répétant tout en suivant la cadence des coups de rame, une sorte de refrain. Il marmonnait, se sentait ridicule lors de ses étincelles de lucidité, mais aussitôt se raccrochait à sa prière et sombrait de nouveau dans sa folie. Lorsqu'il contourna enfin le cap rocheux, les vents se calmèrent brusquement et la mer devint plus calme. Cependant, il dû renoncer à l'idée de faire une pause, car sa barque semblait irrésistiblement attirée par ces rocs.

Il était à bout de force, ses bras brûlaient de l'intérieur, et il sentait qu'à tout moment ses muscles pouvaient rompre. Il craignait de sentir sa chair devenir molle. N'importe quand, il pouvait perdre le contrôle de ses membres, pour les avoir trop violentés. Mais dès qu'il ralentissait ses mouvements, le canot déviait et la mer le ramenait inéluctablement vers la rive. Il devait donc maintenir le rythme, et les rames devaient continuer leur course folle. Soudain, la côte rocheuse à sa gauche s'ouvrit sur une faille, et la mâture du Marasme pointa vers le rose du soleil levant. Le spectacle lui coupa le souffle. Petit à petit, les voiles sombres du navire se détachaient de la nuit s'évaporant, et les mâts fendaient ce jour nouveau. Il perçut une silhouette à bord : un homme s'agitait sur le gaillard d'arrière. Il s'en réjouit, espérant qu'on viendrait lui porter secours. En quelques minutes, il vit qu'on mettait un canot à bord, le long des flancs de la Belle d'Alexandre, son majestueux Marasme. Cinq ombres avaient pris place à bord. Un homme se tenait debout en tête d'embarcation, et quatre individus ramaient derrière lui. Saffré continuait ses efforts pour avancer, mais ses bras douloureux ne parvenaient plus qu'à maintenir la distance, sans lui permettre de gagner du terrain. En quelques minutes, qui lui parurent éternelles, les deux barques s'étaient rejointes et s'entrechoquaient. On le hissa à bord en le saisissant à plusieurs mains par les épaules, il n'opposa aucune résistance, et on l'allongea dans le fond humide de la barque. Lorsqu'il rouvrit les yeux, des bras puissants le déposaient sur le pont du Marasme. Alexandre lui faisait face, et s'agenouilla pour se mettre à sa hauteur.

« - Dois-je comprendre que tu as pris ta décision ? Quoi qu'il en soit, tu es à bord, et je ne te laisserai pas repartir maintenant. Nous prendrons la mer dans deux heures environ. Sois le bienvenu à bord, mon ami.

Saffré repris sa respiration et retrouva ses esprits dans une quinte de toux.

- Alexandre, il faudrait partir maintenant. On me recherche, arriva-t-il à articuler, la voix rauque.

- Allons donc, ils t'ont retrouvé ? Ces pantins emperruqués sont sur tes talons ? Tu nous mets tous en danger alors. Il faut partir. Mais j'espère que ta décision de te joindre à nous n'a rien à voir avec ça. J'espère que tu n'es pas ici par désespoir. Si non, nous nous en rendrons compte très vite, et je te ferai passer par dessus bord. Tous à vos postes, messieurs ! Vous attendiez ce moment impatiemment, eh bien nous y voilà, nous reprenons la mer ! Immédiatement ! Au travail, tas de vers poisseux !

Aussitôt, le pont se transforma en fourmilière, et les sourires des hommes s'élargirent sensiblement.

- Une nouvelle vie commence pour toi, Saffré. Tu vas adorer. Il faut que je te fasse visiter le navire, que je te montre ton nouvel espace de vie. Ici, tout est à l'étroit, il faudra t'y faire. Maintenant que tu es des nôtres, tu as le droit de connaître le Marasme dans ses moindres détails, et tu vas également pouvoir faire connaissance avec mes hommes. Tout ce que je te cachais à présent par prudence va t'être révélé. Mais pour le moment, il faut prendre le large et disparaître. Il était temps que tu nous rejoignes : j'ai entendu des bruits dans les tavernes qui disaient que mon navire avait été identifié et localisé. J'ai failli ne pas t'attendre, tu sais. Allez, suis-moi dans mes appartements, il faut que nous discutions de ton avenir.»

Saffré suivit le capitaine Rocheau jusqu'à la galerie, et ils pénétrèrent dans la cabine que Saffré connaissait maintenant par cœur, puisqu'Alexandre lui avait donné toutes ses leçons dans cette pièce. Alexandre prit place derrière son bureau, et poussa les cartes et nombreux papiers qui en couvraient toute la surface. Il servit un verre de vin rouge à Saffré et se reposa sur le dossier de son fauteuil. La pièce était exiguë, sombre et très chargée. Le moindre recoin abritait un coffre ou un meuble de bois exotique. Chaque objet avait une utilité, l'étroitesse de la pièce obligeait son habitant à avoir l'esprit pragmatique. Cependant, utilité et fantaisie s'accordaient car Alexandre avait accumulé dans sa cabine des objets rencontrés au fur et à mesure de ses voyages. Ainsi, son encrier était en ivoire sculpté, son lit devait être le chef d'œuvre d'un ébéniste africain, la soie de ses draps paraissait digne des plus grands rois, et tous ses outils de navigation étaient faits de métaux précieux et parfois incrustés de pierres brillantes. Dans ce capharnaüm étrange, le seul mot d'ordre était la bigarrure. Rien ne s'accordait, et pourtant ce mélange baroque créait une harmonie soyeuse et musquée.

«- Je vais te présenter mon équipage. Ils te voient d'un bon œil, parce que je t'ai pris sous mon aile. Mais lorsque tu seras seul face à eux, il te faudra trouver ta place ou tu te feras rapidement des ennemis. Avoir des ennemis à bord, c'est s'assurer une vie pénible car l'espace étant réduit, il faut apprendre à vivre les uns avec les autres, sans intimité. Nous ferons une grande fête ce soir, en ton honneur. Montre-toi respectueux à leur égard, mais jamais inférieur à eux. Lorsqu'ils te montreront quelque chose, entraîne-toi à le reproduire à l'abri des regards, pour être immédiatement autonome sans poser plusieurs fois la même question. Ta qualité de novice t'apportera quelques privilèges. N'en abuse pas, ne te complais pas dans ce statut ou tu ne trouveras jamais ta place. Bien, pour l'heure, nous faisons cap sur l'Afrique : je connais une baie où l'on vend des hommes noirs comme la nuit. Nous en achèterons quelques-uns, ce seront des membres d'équipage parfaits : ils sont robustes, ils ont une bonne connaissance des techniques de survie car ils connaissent les plantes, les étoiles, les animaux... Ce sont de précieux alliés. Par ailleurs, nous leur éviterons une vie d'esclave et leur permettrons de vivre dans une petite société où ils gagneront leur part du butin, comme tous les autres gars à bord. Ils seront donc des amis fidèles et dévoués.

- Pourquoi recruter plus d'hommes ?

- Parce qu'il va falloir que nous gagnions notre vie en mer ! Si je me suis arrêté à Honfleur, c'est avant tout pour que mes gars reprennent des forces et pour que le Marasme soit réparé : nous avions subi de lourdes pertes précédemment. Le Marasme a bien fait peau neuve, mais mon équipage est trop réduit. Bon, en attendant, tu dois changer de nom. Tu n'es plus le Comte de la Chevaleraie. Désormais tu es un autre homme, une nouvelle vie commence pour toi. Elle n'aura rien à voir avec l'ancienne. Et puis, si tu veux que tes poursuivants perdent ta trace, c'est la meilleure chose à faire. Saffré est mort et enterré aujourd'hui. Et Louvigné vient de naître ! Qu'en penses-tu ? Louvigné... Crois-moi mon ami, ce nom sera celui d'une légende ! »

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