Partie I : chapitre 6


Le lendemain, aux premières lueurs du jour, ils remontèrent en voiture pour plusieurs heures de trajet. La route était mauvaise, les passagers étaient secoués et chaque sursaut de la voiture était plus insupportable que le précédent. Ils eurent bientôt raison des nerfs de Marie-Louise qui ordonna une pause à son conducteur et descendit faire quelques pas à l'air libre, grommelant d'agacement. Saffré sortit de la voiture à son tour, la campagne verte s'étendait devant lui, arbres et arbustes formaient de jolis petits bosquets, la campagne normande chantait et ce décor baigné de lumière était magique. Il respirait à pleins poumons, savourant cet instant délicieux, pensant à cette nouvelle liberté qui était la sienne. Il n'avait jamais été si détendu, si heureux. Le lendemain ne le souciait guerre, la matinée était féerique.

Dans le bas d'une colline, il aperçut un nuage de poussière. Il scruta ce brouillard avec attention et distingua trois formes, qu'il assimila à trois cavaliers. Marie-Louise, qui maugréait toujours, remarqua son air soucieux.

« - Que se passe-t-il mon ami ? Quelque souci ?

- Regardez, en bas. Ce sont des cavaliers, ils sont trois.

- Quelle vue ! En effet, je les devine maintenant.

- Ils suivent notre route, nous étions là-bas il y a cinq minutes.

- Vous croyez que... mon Dieu, des bandits de grands chemins ! Ce chemin de traverse est dangereux, ils suivent nos traces. Il faut partir tout de suite.

- Calmez-vous, ce ne sont probablement que d'honnêtes gentilshommes qui ont à faire par ici. Ou bien quelques marchands...

- A trois, sans bagage ? impossible. Vous n'avez pas dû sortir de chez vous bien souvent. Fuyons.

- Ils sont armés, je vois leur lames qui scintillent au soleil. Vous aviez donc raison. Partons. Avez-vous de quoi nous défendre ?

- Dans la malle arrière, j'ai deux épées et un pistolet. Mais je doute que vous...

- Je prends les armes avec nous, montons dans la voiture et filons sans discourir. »

Alfred, qui avait écouté la conversation, ne vint même pas tenir la portière à la dame, il fouetta les chevaux dès qu'il furent montés. Mais, fatigués de la route, les deux animaux peinaient et leur allure ne distancerait pas le grand galop des cavaliers. Saffré l'avait compris et il s'organisait : il examina les deux épées, vérifia l'état du pistolet et la réserve de poudre, puis décida de la démarche à suivre.

« - S'ils nous arrêtent, restez à l'intérieur de la voiture et ne descendez sous aucun prétexte. Si l'un d'entre eux tente de rentrer, tuez-le sans état d'âme. Saurez-vous vous servir de ça ? lui demanda t-il en lui tendant le pistolet prêt à faire feu.

- Mon mari en a utilisé un devant moi plusieurs fois, je pense que j'arriverai à tirer si besoin. Mais vous, je ne crois pas qu'avec ces épées... enfin je veux dire... êtes-vous certain de...

- Rassurez-vous, mon éducation m'a donné de quoi user avec adresse de ces lames. Tout ira bien, ce ne sont que des paysans. »

Il se pencha à la fenêtre et le rythme de son cœur s'accéléra lorsqu'il aperçut les trois hommes derrière eux, encore lointains mais plus pour longtemps. Ils brandissaient leurs armes et criaient. Marie-Louise semblait au bord de l'évanouissement, son teint blanc était livide, ses yeux voulaient hurler. Il tenta d'apaiser la tension nerveuse qui rendait l'atmosphère insupportable.

« - Alors comme ça, vous êtes donc mariée, se hasarda-t-il.

- Oui, mon époux est un vieux baron acariâtre, et ne supportant plus ce vieillard dément, je pars passer quelques jours chez ma sœur avant de me rendre à Saint-Malo où des amis m'attendent.

- Des amis dites-vous ? interrogea-t-il pour maintenir la conversation.

- Oui ! Le duc de la Coteraie et le comte d'Estrelle. Ce cher duc de la Coteraie est sur le point d'épouser une charmante jeune femme, et depuis l'annonce de cette nouvelle, il a pris ses distances, notre correspondance est moins intense... Pourtant, il fut un temps où il m'aurait bien épousée si je n'avais pas été mariée à mon vieux baron...Je pensais qu'il attendrait mon veuvage mais il a trouvé son bonheur ailleurs. Enfin ce n'est pas très grave, je trouve le mien par-ci par-là, la vie n'est qu'une succession de rencontres toutes plus agréables les unes que les autres, n'est-il pas vrai ? »

Saffré, qui avait pris cette femme pour une noble à l'âme droite et à la morale irréprochable, se rendait soudain compte que ce n'était qu'une dame de petite vertu. Il se contenta de répondre une banalité d'un ton aigre. La veille il était dans sa chambre et voilà qu'elle lui parlait d'un mari et de ses conquêtes ! Il ne ressentait plus aucune fierté d'avoir partagé son lit, il n'était qu'un homme parmi bien d'autres...

Il passa de nouveau la tête par l'ouverture de la portière et en eut le souffle coupé : les trois hommes n'étaient plus qu'à quelques mètres. Dans une poignée de secondes, ils les auraient rattrapés. Saffré était angoissé, mais en même temps impatient de sortir défendre ses intérêts. Il sentait l'emportement du combat proche exalter son cœur et la fougue de sa jeunesse enivrer ses sens, comme le commandant d'un régiment qui trépigne et tremble de peur avant l'assaut. Il aimait ces sensations, ces étranges sentiments s'entremêlant, un peu comme au moment qui avait précédé sa fuite.

Lorsqu'il voulut regarder dehors une troisième fois, les assaillants doublèrent la voiture dans un nuage de poussière opaque. Marie-Louise gémit. Il lui rappela de ne sortir sous aucun prétexte et brusquement la voiture quitta la route, dans un brouhaha extraordinaire où les cris des brigands et les hennissements apeurés des chevaux se confondaient. Saffré bondit hors de la voiture, une épée dans chaque main. Les trois hommes descendirent de leurs montures  à bout de forces et se jetèrent sur lui, sans une hésitation. Il croisa les deux lames au dessus de sa tête et repoussa la première vague d'assaut dans une force décuplée par la peur. Le sang jaillit du bras d'un des voleurs. Leurs visages, dont la peau avait bruni au soleil dans les champs, étaient marqués de profondes crevasses qui leur faisaient sûrement paraître dix ans de plus. Ils étaient sales et misérables, Saffré resta un moment à regarder leur apparence pitoyable. Il n'avait aucune envie de tuer ces pauvres gens, mais il était bien décidé à leur donner une leçon. L'un des hommes était à terre, le bras toujours ensanglanté. Il laissa éclater sa rage en donnant ses ordres :

« - Le laissez pas s'en tirer les gars ! Ce petit bourgeois fait partie de ceux qui nous bouffent, qui nous laissent mourir dans les champs pendant qu'ils avalent de la brioche dans leur palais ! Sa richesse nous revient de droit ! »

Dans un surplus de courage, l'un des deux autres brigands se jeta sur Saffré, qui retint la lame adverse avec son épée en dextre et lui érafla la jambe d'un coups d'épée de la main gauche. L'homme se recula, tituba et prit la fuite, rapidement suivit par son camarade. Celui qui était au sol et dont le bras saignait se releva et allait partir sans demander son reste, mais Saffré pointa sa gorge du bout de son épée.

« - Je suis désolé de vous avoir blessé, mais vous ne m'avez guère laissé le choix.

- Les nobles non plus ne nous laissent pas le choix ! Si je veux que mes enfants grandissent, je dois voler les escrocs comme vous ! Voler des voleurs ce n'est pas voler, c'est rendre justice ! Je vous aurais tué si j'avais pu. Alors vous auriez tort d'épargner un pauvre truand.

- Je vois ta misère. Je voyage pauvrement, je ne possède que quelques pièces. C'est peu pour moi, ce sera beaucoup pour tes enfants. Prends cette petite bourse et disparaîs, je ne peux rien faire de plus pour toi.

- Monsieur ! Dieu vous garde, j'allais tuer son envoyé !

- Si Dieu avait un quelconque pouvoir, il y a déjà bien longtemps qu'il aurait fait ta fortune et coulé celle de ma famille. Bonne chance, l'ami ! »

Le brigand s'enfuit en lui adressant un signe de la tête, tandis que Saffré rejoignait la voiture, encore sonné par ces paroles déroutantes. Lui, considéré comme un voleur, un tyran. Il n'était pas sûr de comprendre, mais son orgueil était blessé et il savait qu'il se souviendrait de ses mots pendant longtemps, la droiture de son esprit était désormais altérée par une marque obscure, une tâche définitive sur son âme comme un goût de sang dans sa bouche. Il n'avait eu qu'à naître pour être riche, il l'était donc tout à fait indépendamment de sa volonté et ne le méritait pas forcément, alors que ces pauvres brigands luttaient pour subvenir aux besoins des leurs, bien trop humbles pour espérer goûter un jour à la fortune dont, sous prétexte de noblesse, la famille de Saffré jouissait depuis des générations. Il se félicitait d'avoir fui cet héritage et ce luxe répugnants. Boire le vin issu de la sueur des paysans qui mourraient de faim était commettre un vol monstrueux : en tant que noble il avait volé des vies humaines, et une vie de cavale ne pourrait probablement jamais le laver de ses crimes, ni le libérer du remord.

Lorsqu'il rejoignit Marie-Louise à l'intérieur de la voiture, elle était remise de ses émotions et l'emportement de ses propos sortit Saffré de ses rêveries.

« - Grand Dieu, Saffré, vous êtes un héros ! Je n'en reviens pas ! Vous avez corrigé ces misérables voleurs d'une main de maître !

- Qui sont les vrais voleurs à votre avis, princesse ? interrogea-t-il avec sarcasme.

- Plaît-il ? Que dites-vous ? Ces bandits ont voulu nous déposséder de nos biens, peut-être même de nos vies, et vous avez su les renvoyer à leurs champs.

- C'est vous ! Vous et votre noblesse qui les dépouillez et les condamnez à vivre dans la pauvreté pour votre confort personnel, vous les tuez au travail alors qu'il y a dans ce monde bien assez de richesses pour tous !

- Saffré, mon jeune ami, je crois que vous avez reçu un choc. Peut-être vous êtes vous blessé ? Vous êtes vous heurté sur une pierre ?

- Non, le choc a été... intérieur.

- Vous avez besoin de repos et de... réconfort. Détendez-vous, tout va bien, nous sommes à l'abri, Alfred est en train de sortir la voiture du fossé, dans quelques minutes nous auront repris la route. Détendez-vous...

Pendant qu'elle disait ces mots, colée le long de son corps anéanti par le combat, il sentait sa main froide et douce parcourir son torse en se glissant sous sa chemise entre-ouverte. Elle griffa furtivement ses muscles abdominaux, et lorsqu'il réalisa qu'elle descendait sur son corps tendu, il était trop tard pour résister, il ferma les yeux et sentit les lèvres délicates de son bourreau humidifier ses pectoraux et descendre plus bas, toujours plus bas...Dans un long grincement, la voiture reprit sa course folle et l'on ne savait plus si le balancement de l'habitacle était dû aux cailloux du chemin ou à une agitation intérieure...

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