Partie I : chapitre 5


Il attendit quelques minutes nerveusement, le temps que la demeure s'endorme, puis il se dirigea vers les cuisines pour prendre quelques provisions : étant donné qu'il ne partait pas avec beaucoup d'argent il valait mieux emmener de quoi manger. Malheureusement, il tomba nez à nez avec Nadège. Il dissimula son sac derrière une porte entrouverte et bafouilla quelques mots improvisés.

« - Nadège !? Vous n'êtes donc pas couchée ? Euh... j'avais une petite faim je suis donc descendu me servir, je ne pensais pas que vous seriez encore debout, je...

- Que voulez vous que je vous serve, Monsieur ? Allez dans votre chambre je vais vous porter un plateau.

- Non c'est inutile. Allez vous reposer, il est tard, votre journée est terminée. Je vais prendre un morceau de pain et cela suffira amplement, je vous assure. Je tombe de sommeil, je vais aller me coucher aussitôt après. Bonne nuit.

- Bien monsieur. Bonne nuit. J'aurais aimé que nous parlions de ce qui s'est passé tout à l'heure, quand...

- Oh ! Ma douce Nadège ! Vous connaissez les valeurs archaïques de mes parents... De grâce, allez vous coucher, nous verrons cela demain, n'y pensez plus et pardonnez-moi.

- Monsieur, vous êtes tout pardonné, mais je ne peux m'empêcher d'y penser. C'est que, pour moi, c'était... »

Il n'entendit pas la suite de ses propos, fuyant vers les cuisines. Il y prit plusieurs morceaux de pain, quelques restes de porc, enveloppa le tout et bondit hors de la cuisine. Il s'assura que Nadège ne traînait plus dans les couloirs et sortit son sac de la cachette improvisée où il l'avait dissimulé. Enfin, il regagna sa chambre à pas de loup et soupira de soulagement en refermant la porte derrière lui. Mieux valait ne pas sortir par l'entrée principale : tous les domestiques n'étaient peut-être pas couchés et la lourde porte était bien bruyante...

Il ouvrit donc sa fenêtre, respira l'air frais de la nuit et sourit d'aise. Cette fois il touchait la liberté du bout du doigt, et il la sentait l'envahir au rythme du souffle du vent qui ébouriffait ses cheveux. Il scruta l'obscurité, aperçut la faible lueur des écuries sur sa droite ; sur sa gauche, la masse noire imposante du bois où il s'était promené avec sa sœur quelques heures plus tôt, et face à lui, la grande allée cerclée de bosquets. Habituant ainsi sa vue à la nuit, il se décida à passer à l'acte. Il souffla les bougies qui éclairaient sa chambre, enjamba le rebord de la fenêtre, se mit dos au vide et entreprit la descente au grès des pierres de la façade de la demeure. Sa chambre n'était qu'au premier étage, il ne craignait pas de se blesser s'il tombait mais plutôt d'alerter le gardien dont la petite maison était encore éclairée à quelques mètres de là. Tel un fantôme, il mit pied à terre et prit la direction du grand portail d'un pas léger, effleurant à peine le sol. Il passa devant le bosquet où il avait tenté de congédier mademoiselle Gabrielle d'Audray et se félicita d'avoir choisi cette alternative. Plus que quelques secondes et il serait sorti de la propriété définitivement. Pourtant, le portail, qui mesurait plusieurs mètres de haut, était malheureusement fermé, et lorsque Saffré fit pivoter la clenche, il comprit que sans la clé, il ne s'ouvrirait pas.

Loin de reculer devant la porte close de sa prison, il entreprit de l'escalader. Il glissa plusieurs fois mais heureusement le fer forgé était solide et si travaillé que les prises étaient multiples. Il arrivait au sommet et amorçait la descente, mais il entendit un bruit qui figea son sang. Il ne bougeait plus, suspendu au portail. Pendant plusieurs secondes, il écouta, se demandant par quelle folie il pouvait bien se retrouver pendu au portail à cette heure où il devrait être dans son lit. Pourtant, la nuit était silencieuse et il comprit qu'il n'y avait pas de raison de s'alarmer, il avait rêvé ou entendu un oiseau. Il savait que maintenant, il ne pouvait plus reculer. Loin de s'angoisser, il accéléra sa descente, arriva enfin au sol, marcha d'un pas rapide le long du chemin qui s'offrait à lui. Il était déjà essoufflé mais devait parcourir un maximum de distance dans la nuit afin d'être loin lorsque la famille de la Chevaleraie s'apercevrait de son absence. 

Une voiture le doubla et il faillit être piétiné par les chevaux : s'il ne s'était pas écarté d'un bond il se serait probablement fait renverser. Cette route était très empruntée pendant la journée, et malgré l'heure tardive les chevaux en faisaient encore voler la poussière dans un intense trafic : une seconde voiture arriva face à lui plusieurs minutes après la première. Il ralentit l'allure, comprenant qu'il ne tiendrait pas toute la nuit à ce rythme là. Il marchait, marchait, et ne pensait à rien, s'efforçant de rester vif et tâchant d'empêcher la fatigue et l'excitation de brouiller son esprit. 

Pour la première fois depuis qu'il avait passé le portail, il osa se retourner et constata qu'il ne voyait plus la propriété de la Chevaleraie. L'angoisse s'empara soudain de lui, partout il ne voyait qu'obscurité, ignorant depuis combien de temps il marchait. Il distingua, éclairés par la lune, des arbres sur sa droite, mais aucun élément lui permettant de se repérer. Il se ressaisit et reprit sa marche, continuant droit devant. Une autre voiture le dépassa à toute allure, et à son grand étonnement elle stoppa sa course quelques mètres devant lui. Quelqu'un passa la tête à l'extérieur de l'habitacle et l'interpella :

« - Monsieur ! Où allez-vous à cette heure-ci ? Il est dangereux de se promener ainsi la nuit, des brigands arpentent les routes

La voix était féminine et chaleureuse.

- C'est que, voyez-vous, je suis peut-être moi-même de leur espèce, madame.

- Montez donc ! Je sais que vous n'êtes pas de ceux-là ! »

Après une brève hésitation, il décida de ne pas refuser l'aide qu'on lui proposait. Il grimpa à l'intérieur de la voiture et se laissa tomber sur la banquette qui faisait face à celle où se trouvait la femme. Il la regarda, à la lueur de la bougie qui éclairait toute la voiture. Elle devait avoir une trentaine d'années, ses cheveux roux étaient frisés et il remarqua un point de beauté au dessus de sa lèvre supérieure. Puis se fut son grand regard vert qui attira l'attention de Saffré, car elle avait de divins yeux de chat. Les chevaux reprenaient leur allure folle tandis que Saffré questionnait la curieuse femme.

« - Comment savez-vous que je ne suis pas un brigand ?

- Il est rare que les brigands soient seuls, monsieur. Et en général, ils portent des vêtements usés par le voyage, pas de la soie. De plus, ils sont bien souvent armés...

- Vous êtes donc très observatrice.

- Où allez-vous ?

- Pour être honnête, je n'ai pas de destination précise. Et vous ? demanda-t-il d'un air nonchalant, prenant garde à ne pas trop se livrer.

- Je me rends sur la côte où mes affaires m'attendent. Connaissez-vous le port nommé Saint-Malo ? C'est très joli, vous seriez sans doute charmé par cet endroit.

- Alors c'est à Saint-Malo que je vais, madame.

- Bon choix ! Pourtant je ne peux vous y déposer, je ne peux que vous en approcher car je dois faire une halte de quelques jours chez ma sœur. Mais si cela vous convient je vous laisserai faire le reste à pied, en moins de deux jours vous serez arrivé à Saint-Malo.

- Très bien, dans ce cas emmenez- moi jusqu'au domicile de votre parent d'où je poursuivrai à pied.

- L'affaire est entendue, pardonnez-moi de ne pouvoir vous y conduire.

- Vous me rendez déjà de grands services : grâce à vous j'ai une destination et, qui plus est, une voiture pour me réduire la distance. Malheureusement je n'ai que quelques sous pour vous remercier, expliqua Saffré visiblement confus.

- Je ne veux pas d'argent. Avoir un peu de compagnie pour la route me suffit, c'est un plaisir de vous aider. »

Après quelques minutes, il s'endormit profondément, exténué. Il n'en avait pas conscience mais il avait marché pendant plusieurs heures et le jour ne tarderait plus à pointer. Lorsqu'il se réveilla, son hôtesse le regardait en souriant, aux premières lueurs du jour. Elle lui adressa la parole d'une voix douce.

« - Vous êtes-vous bien reposé ?

- Oui, pardonnez-moi, la politesse me fait cruellement défaut mais j'étais vraiment épuisé.

- Je sais et j'espère que votre sommeil a été réparateur. J'ai demandé à notre cocher de nous arrêter à la prochaine auberge afin de nous permettre de manger quelque chose.

- Voilà une bien bonne idée ! je meurs de faim !

- Vous pourrez manger à loisir, c'est moi qui vous invite !

- Madame, je ne peux accepter, vous...

- Vous seriez prêt à décliner mon invitation ? J'en serais fort blessée. Voyons ! J'ai rarement l'occasion de recevoir à ma table un aussi charmant jeune homme. Ne vous souciez de rien.

- C'est trop d'honneur, je me sens redevable. Dieu a dû vous mettre sur ma route ! Pouvez-vous me dire dans combien de temps nous devrions arriver là où nos chemins se séparent ?

- Nous nous sommes à peine trouvés que vous pensez déjà à me quitter ? demanda t-elle en faisant la moue. J'ai bon espoir d'arriver chez ma sœur demain, aux aurores. »

La voiture ralentit puis s'arrêta. Les deux passagers descendirent, le cocher sortit quelques morceaux de pain de son manteau et s'installa pour dormir un peu. Saffré et Marie-Louise, son hôtesse, pénétrèrent dans l'auberge, s'installèrent et se firent servir un petit déjeuner copieux, constitué d'un verre de lait, de confitures et de brioche. Saffré dut lutter pour ne pas se jeter sur la nourriture et conserver ses bonnes manières. Ils discutèrent tout en mangeant, le jeune Comte veillait à ne rien révéler sur lui qui pourrait le mettre en danger. Pourtant il faisait confiance à Marie-Louise et savait qu'elle ne pourrait pas donner d'informations à ses parents puisqu'elle allait séjourner chez sa sœur, assez loin du domaine de la Chevaleraie, avant de filer sur Saint-Malo. 

Ils rejoignirent la voiture, et à peine furent-ils installés que les chevaux reprenaient leur course. Saffré se sentait mal à l'aise car il était redevable : elle l'aidait beaucoup et le jeune homme ne savait pas comment la remercier. Ils firent plusieurs haltes dans la journée pour manger et permettre aux chevaux de se reposer. De nouveau, la nuit tomba, mais Alfred, le cocher, avoua être trop fatigué pour poursuivre la route. C'est ainsi que la voiture s'arrêta devant une petite auberge isolée où Marie-Louise demanda deux chambres et une place à l'écurie pour les chevaux. Ils montèrent ses bagages, Marie-Louise voyageait avec deux malles de vêtements qu'il fallut porter dans les escaliers.

Une fois devant la porte des chambres, Saffré comprit qu'Alfred dormirait au numéro onze tandis que lui et Marie-Louise partageraient la chambre douze. Alfred ayant veillé pendant toute la nuit précédente, il était probablement le seul à avoir besoin de dormir. Saffré ne s'y opposa pas, c'était une manière bien douce de payer ses dettes. Il suivit la chevelure couleur de feu et les yeux émeraudes envoûtants de cette femme dont il avait tant de choses à apprendre. Il se sentit encore plus libre que la nuit précédente, il savait maintenant qu'il avait véritablement quitté l'enfance.

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