Partie I : chapitre 3


Gabrielle d'Audray était assise sur un banc de pierre blanche, sa robe violette dégringolait en cascade de taffetas, ses boucles anglaises châtains étaient relevées par quelques rubans, et il ne put s'empêcher d'admettre qu'elle était jolie. Il s'assit auprès d'elle, toujours immobile et les yeux humides comme si elle avait retenu ses larmes depuis plusieurs minutes. D'une voix basse et douce, il lui adressa la parole :

« -Je sais que vous êtes en colère et je vous comprends bien. Mais, s'il vous plait, essayez de m'entendre, je...

- Vous vous trompez monsieur. Je ne suis pas en colère, simplement déçue. Votre réaction m'offense et me blesse profondément. Sous mes yeux, vous n'avez pas hésité à embrasser cette femme, vous l'avez rendue noble et m'avez rabaissée au rang de domestique. Je comprends que vous ne soyez pas tombé fou amoureux de moi dans la minute où vous m'avez vue, c'est normal ces choses-là prennent du temps. Je ne peux pas vous en vouloir mais ne puis vous pardonner d'avoir témoigné ainsi votre mécontentement.

- Vous vous méprenez Gabrielle. Je n'ai pas agi de la sorte par rapport à vous mais à mes parents, et je regrette d'avoir fait de vous la victime. Soyez assurée que si je ne suis pas tombé fou amoureux de vous dès que mes yeux m'ont permis de voir à quel point vous êtes charmante, cela n'est pas dû à votre personne mais au contexte dans lequel a eu lieu notre rencontre. Dans d'autres circonstances, la douceur de vos traits et de votre personnalité m'auraient immédiatement rendu votre serviteur fidèle et dévoué.

- Ne pensez-vous pas que, après un mariage et après que le temps nous ait appris à nous connaître, vous pourrez m'aimer sincèrement ?

- Je vous l'ai dit : les circonstances de notre rencontre rendent mon cœur imperméable à vos atouts, et mon âme insensible aux charmes de la vôtre. Jamais je ne pourrais aimer celle que mes parents ont choisie pour moi. Le temps n'y fera rien, épouser celle que l'on m'impose la rend méprisable à mes yeux.

- Alors ne m'épousez pas, mais aimez-moi tout de même ! Si vous ne m'épousez pas, je ne deviens pas méprisable et peut-être...

- L'insistance de vos propos m'afflige, et plus j'essaie de vous aimer plus je vous hais. Vous êtes belle mais nous ne sommes pas du même monde : vous habitez celui du convenu et des convenances, je cherche celui de l'imprévu. Vous appartenez à l'univers que je méprise et veux quitter. Ne m'en veuillez pas, mais votre éducation a fait de vous ce que je trouve de plus dégoûtant au monde. Alors que je rêve d'aventure et de voyage, vous tentez de m'attacher à un sentiment que je ne perçois pas. Jamais je ne serai votre prisonnier, je ne me laisserai pas enchaîner à vous par le serment d'un mariage ou par la bêtise de parents ignorants. Maintenant montez dans votre carrosse de jeune noble soumise pensant que les convenances la rendront heureuse. Je ne suis pas de ceux-là, et je vois maintenant que jamais vous ne comprendrez. »

Les yeux baignés de larmes, se sentant plus misérable que le jardinier qui vint couper les haies du bosquet, elle se leva, marcha d'un air de somnambule jusqu'à son frère. Ils échangèrent quelques mots, puis elle s'installa en voiture. Après un rapide aller et retour dans le manoir, il la la rejoignit et le cocher fouetta les deux alezans. Saffré la regarda s'éloigner dans une tempête de poussière, soupira d'aise et de désespoir, et prit le chemin de la demeure où ses parents l'attendaient, probablement dans une colère noire. En marchant le long de la grande allée, il admira les quelques oiseaux qui voletaient par-ci par-là, épris d'une soudaine envie de liberté, il s'imagina loin, très loin. Et étrangement, tout lui sembla possible, comme jamais il se sentait prêt à tout laisser derrière lui, à commencer sa véritable existence, à vivre pour lui, à choisir son destin.

Sa sœur et ses parents l'attendaient dans le salon vert. Elise ne lui laissa pas même le temps de s'asseoir, elle le gifla.

« - Comment as-tu pu humilier ainsi ma belle-sœur ? Elle est rentrée avec mon mari dans un état de frustration extrême, devant tant de stupidité et d'insolence ! Mais qui es-tu donc, Saffré ? Moi qui croyais te connaître... qu'as-tu fait de ce frère que j'admirais ?

- Tu ne comprends donc pas plus que les autres. Toi aussi tu as changé, tu es une des leurs maintenant, les titres de noblesse ont assouvi ton cœur et ton âme.

- J'ai grandi ! Explique-moi comment tu as pu devenir aussi inconscient ! Tu es borné, insolent, tu as perdu ton sens de l'honneur, tu n'es plus ce que tu étais.

- Je ne suis peut-être plus "ce" que j 'étais mais je suis devenu celui que j'ai toujours voulu être. Le pantin laisse place à l'homme. Il faut faire des concessions et on est prêt à tout quand notre liberté est menacée. La tienne t'a été ôtée sans même que tu ne t'en rendes compte. Un tel mariage constitue une dégradation de l'individu et je...

- Ca suffit, silence ! trancha leur mère, tandis que leur père restait silencieux. Tu es devenu celui que tu as toujours voulu être ? Ingrat, méprisable, c'est cela ? Ton père et moi avons pris notre décision. Tu épouseras mademoiselle d'Audray dans deux mois, après lui avoir présenté tes plus plates excuses. Et tu vas t'empresser de redevenir le fils doux et attentionné que tu étais. Dès demain, tu lui feras porter une lettre chaque matin, pour lui exprimer tes remords et ton attachement. Est-ce bien clair, Saffré ? »

Comprenant qu'il était inutile de discuter, il acquiesça, mais il savait qu'il assouvirait son envie de liberté. Il était prêt à perdre tout ce qu'il possédait pour ne pas se perdre lui-même. A partir de maintenant, il prenait en main les rênes de sa vie, il dirigeait sa propre existence. L'avenir ne lui faisait plus peur : il en était le maître. Le futur serait forcément beau : c'est lui qui le choisirait.    

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top