Partie I : chapitre 13
La journée fut ensoleillée, beaucoup de gens étaient sortis pour faire leurs achats, et malgré les clients qui se pressaient autour de l'étalage, Saffré rêvassait, son esprit semblait loin, comme égaré dans des limbes d'eau salé. Lorsque ce fut l'heure de ramasser, Vladimir avait expliqué à son assistant que ce serait inutile d'ouvrir l'étalage le lendemain, tant les restes de tissus étaient insignifiants. Comprenant donc qu'il allait pouvoir profiter de quelques jours de temps libre, en attendant le sloop de ravitaillement, Saffré décida de profiter de l'activité de la ville et de découvrir les gens qui y séjournaient . C'est pourquoi dès le petit matin, il trouva un rebord où s'asseoir, face au bassin, et observa pendant toute la matinée.
Les hommes chargeaient et déchargeaient les navires à une allure folle sous l'œil attentif des peintres ; chaque individu portait un tonneau ou des malles sur ses épaules en entrant dans les bâtiments venus se faire ravitailler, et lorsqu'un montait à bord, un autre en descendait, non-moins chargé que le précédent, de telle sorte qu'en quelques minutes, quelques heures tout au plus, le navire pouvait repartir avec une nouvelle cargaison. En fin de journée, Saffré marcha un peu le long des quais, observant les visages des marins, brunis par l'astre étincelant sur la mer. Cet univers le fascinait et c'est pendant qu'il était perdu dans ses rêveries qu'un homme de petite taille aux bras musclés, silhouette fine aux allures guerrières, le remarqua et l'accosta d'une manière bien moins belliqueuse que son apparence ne le présageait :
« -Alors, que viens-tu chercher ici ?
- Un peu de tranquillité et la fraîcheur du soir. Après l'agitation de la journée, voir le port si paisible me détend. En fait, je crois que je viens chercher un peu de liberté.
- Hum... t'as bien raison, la mer c'est la liberté. Et c'est dans des ports tels que celui-là qu'on peut acheter son billet pour le voyage ! Tu voudrais partir ?
- Je ne sais pas, je ne suis pas sûr.
- Alors j'ai bien quelque chose à te proposer ! Un petit boulot qui te permettra de côtoyer la mer et les gens qui la connaissent. Comme ça tu pourras découvrir le milieu, et te rendre compte s'il est fait pour toi, ou pas ! Qu'en dis-tu mon gars ?
- Vraiment ? demanda Saffré, avec intérêt.
- Bah ! t'as bien dû voir que les navires ont besoins de bras solides pour se défaire de leur marchandise quand ils arrivent au port. Eh bien j'ai quelques gars qui travaillent pour moi : ils s'occupent de vider et remplir les navires marchands, le propriétaire me paie, et moi je répartis les gains le soir. Tu peux en être si tu le souhaites.
- Votre proposition me flatte, mais j'ai déjà un travail qui me permet de bien gagner ma vie en parcourant les routes, répondit le jeune homme sans même prendre en considération l'offre, car il s'était habitué à sa vie avec Vladimir et n'imaginait pas une seule seconde changer son quotidien.
- Ah ! L'argent, c'est bien ! Et c'est vrai qu'y a des jours où moi et mes gars on gagne pas beaucoup ! Pourtant, parcourir les routes quand on rêve d'horizons...ce doit être assez frustrant, non ? »
Le petit homme adressa un clin d'œil complice à Saffré, qui dû alors reconnaître que l'autre avait bien raison : il avait délaissé l'argent de sa famille pour vivre la vie qu'il souhaitait, et voilà que maintenant il refusait cette offre alléchante pour des raisons financières ! Sans réfléchir davantage, il s'exclama :
« - Je suis votre homme !
- T'en es sûr ? J'te préviens, lorsque le port est aussi actif qu'aujourd'hui on gagne bien notre vie. Mais y'a aussi des journées creuses. Et le travail est dur, tes bras et ton dos devront être solides, faudra pas avoir peur de te froisser un muscle !
- Ne vous souciez pas de cela, le travail ne m'effraie pas. »
Rapidement, les deux hommes tombèrent d'accord, Saffré serait attendu sur le port aux premières lueurs du jour. Mais encore fallait-il l'annoncer à Vladimir : tout avait été si rapide ! Comment allait-il expliquer et justifier sa décision ? Vladimir avait été comme un père pour lui, et pourtant on ne renonce pas à ses rêves pour la famille car le don de soi est une bonne chose, mais le total dévouement est un sacrifice inhumain ; et avant de vivre pour les autres, il faut avoir vécu pour soi. Lorsque l'on aime quelqu'un, on doit se donner totalement à cette personne en cherchant toujours à la rendre heureuse, mais encore faut-il avoir quelque chose à donner. Offrir sa vie lorsqu'elle n'est que néant, servitude et désolation, voilà qui n'est pas un bien beau cadeau. C'est pourquoi avant de vivre pour les autres, il devait vivre pour lui et pour lui seul. Ainsi, après avoir réalisé ses rêves, il pourrait offrir son âme, une âme capable d'aimer et d'être aimée, une âme humaine, tout simplement.
En marchant au rythme de ses pensées, Saffré était arrivé devant la roulotte de Vladimir. Il faisait sombre et le marchand s'était sans doute déjà assoupi. Il frappa à la porte de derrière, une voix ensommeillée lui répondit en grognant, mais l'importun insista jusqu'à ce qu'on lui ouvre. Le petit homme fit entrer Saffré et lui proposa de s'asseoir sur l'une des malles de tissus, tout en l'observant d'un air soucieux, sûrement intrigué par la visite tardive et inattendue de son associé.
« - Vlad, excuse-moi de te déranger.
- Peu importe, parle ! Dis-moi donc ! Es-tu souffrant ?
- Non, non. Je vais bien, si ce n'est la douleur de me séparer de toi et de ta bienveillance... Vladimir, je...
- Alors donc, le moment est venu ! Tu me quittes ici ! J'avais beau savoir que tôt ou tard nos routes allaient se séparer, je ne m'étais pas préparé à te l'entendre dire. Que vas-tu faire ?
- J'ai trouvé du travail, ici, au port.
- Ah ! La mer, n'est-ce pas ? Je savais que c'était elle qui m'enlèverait mon gamin. J'ai vu dans tes yeux comme tu la courtisais, quand nous marchions le long des côtes. Puisses-tu être heureux mon garçon, moi, je ne t'oublierai jamais !
- Je savais que tu comprendrais. Nous ne nous connaissons pas depuis des années, mais j'ai su au moment où je prenais la route avec toi que tu serais ce père qui m'a tant manqué par le passé. Vlad, sans toi... sans toi je ne serais pas ici aujourd'hui, je ne serais pas cet homme-là. Tu m'as beaucoup appris, je ne t'oublierai pas moi non plus, tu peux me croire. Ta rencontre a changé à jamais le cours de mon existence, je... je...rah ! comment te le dire, c'est que... tu...tu vas me manquer.
- Va fiston, va vite dormir ou demain tu ne seras qu'une chiffe molle ! Non, attends ! J'oublie quelque chose !
Vladimir ouvrit alors la besace dans laquelle il rangeait ses économies, fruit de plusieurs années de labeurs, et pour lesquelles Saffré s'était si vaillamment défendu face aux brigands. Il prit autant d'argent que ses mains le lui permettaient pour tendre le tout à Saffré.
- Non Vlad. Je ne le veux point. J'ai moi-même pu économiser depuis que je travaille avec toi. Tu m'as déjà trop donné.
- Là ! Tu n'oserais pas fâcher un ami tout de même !
- Un ami non, mais un père oui ! Merci, merci pour tout. A bientôt, j'espère te revoir avant que tu ne quittes le port. Bonne nuit.
- Prends donc au moins quelques pièces, pour te loger cette semaine, en attendant que tu ne gagnes vraiment ta vie au port. C'est mon dernier cadeau, fiston, je veux que tu l'emportes. »
Saffré accepta une partie de ce que l'homme lui tendait, le serra dans ses bras avec émotion pendant quelques secondes, avant de saluer chaleureusement Javelot en pensant aux délicieux moments qu'il avait passé avec le docile animal. Alors il regagna sa chambre dans la nuit ; et tout en marchant, il cacha les quelques larmes qui brillaient à ses yeux, tandis que de son côté Vladimir sortait un mouchoir propre, parfumé de lavande.
Voilà vingt ans qu'il n'avait pas pleuré.
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