Partie I : chapitre 12
Face au mutisme du jeune homme, Vladimir insistait :
- Saffré, ce n'est plus un jeu maintenant, quelqu'un est mort !
- Je le vois bien qu'il est mort ! Et sache seulement que si je voyage avec toi, ce n'est pas par jeu. Je ne suis pas un enfant gâté, un peu fugueur, qui cherche un nouveau papa !
- Mais alors, dis-le moi, dis-moi qui tu es ! Que fuis-tu au juste ? Tu as reçu une formation au métier d'arme, j'en déduis que tu ne devais pas être bien malheureux dans ta famille ! cracha-t-il avec sarcasme, même si visiblement ses paroles avaient dépassé ses pensées.
- C'est vrai, mes parents étaient aisés. Ça ne faisait pas pour autant de moi quelqu'un d'heureux ! Le bonheur matériel n'a rien à voir avec le bonheur affectif et sentimental. Tu me juges sans savoir de quoi tu parles, toi qui as toujours pu choisir la vie que tu voulais mener.
- Que je voulais ? Non, ce n'est pas la vie que je veux mener, c'est la vie que je PEUX mener. Un fils d'artisans de Russie ne fait pas une entrée fracassante à la cour du Roi de France en sortant de son berceau, crois-moi bien ! Je ne dois mon bonheur qu'à moi-même, aussi limité soit-il.
- Et c'est pour cela que j'ai fuis ! Je veux moi aussi mériter mon bonheur, en refusant l'argent de mes ancêtres afin de créer ma propre personne.
- Tu me sembles plutôt ingrat et fier.
- Vladimir...Je...pourquoi me juges-tu ainsi, toi qui n'a pas vécu mon histoire ? bredouilla Saffré, la voix tremblante d'émotion.
- Je ne demande qu'à comprendre, murmura le marchand dont le ton s'était adouci.
- Eh bien, je suis Saffré, comte de la Chevaleraie. Ce titre est avant tout celui de mon père, je ne fais qu'en hériter. Je ne suis personne en dehors de mes parents, et c'est pour cette raison qu'ils voulaient diriger ma vie dans les moindres détails. Je n'étais pas un fils mais une marionnette, un pantin dont ils tiraient les ficelles pour le faire avancer. J'ai voulu marcher par moi-même. Voilà tout. Non, j'oublie un événement qui servira d'exemple concret : soucieux de redorer leur blason, mes parents ont voulu me forcer la main, pour un mariage arrangé. Le jour même de ma fuite, le mariage avait été décidé alors que je rencontrais la dame pour la première fois. Les choses étaient ainsi, je n'avais qu'à m'y soumettre.
- Saffré, je... je ne savais pas et je comprends mieux ta fuite. Tu étais donc prisonnier là-bas. Mais si tu fuis un mariage forcé, es-tu bien sûr de défendre de grandes valeurs comme tu le proclames, ou te conduis-tu seulement en égoïste ?
- Je ne sais pas, il y a sûrement un peu des deux... Je suis loin d'être un héros, puisque je cherche avant tout une satisfaction personnelle. Peu importe, je défends la cause qui me semble la plus juste et poursuis la seule chose qui pousse un homme à vivre : le bonheur.
- Tu es jeune et plein d'entrain. Je me revois traversant les plaines russes avec ma roulotte, rêvant de pays à conquérir et d'aventures. La vie te montrera, comme elle m'a montré, que le bonheur se trouve au quotidien dans une existence paisible et rangée.
- Alors tu veux donc ma mort ? Quel homme vivant pourrait bien se satisfaire de cela ?
- Ah ! Mon garçon ! Je ne t'ai pas rencontré pas hasard... Nos chemins étaient tracés de telle sorte que nous nous croisions ! Reprenons donc la route, nous sommes tout prêt d'Honfleur. »
D'un geste affectueux il ébouriffa les cheveux noirs de Saffré et remit le convoi en route. Ils n'échangèrent pas un mot de plus, chacun était noyé dans ses songes. En peu de temps, les hautes maisons honfleuraises apparurent au loin, promesse de renouveau, de changement, et de grandeur...
* * *
Monsieur de Voluret ouvrit la portière de la voiture, qui portait les armoiries de la famille de la Chevaleraie. La Comtesse fut la première à en descendre, suivie de près par sa fille, puis le vieux Comte sortit à son tour, la mine renfrognée. Ils prirent tous la direction de l'auberge où monsieur de Voluret avait fait retenir une table pour que ces gens puissent manger, et afin de leur donner les dernières nouvelles qu'il avait obtenues. Le vieux comte, petit et enveloppé, avait bien du mal à suivre sa femme car à chaque pas qu'elle faisait, il devait en faire deux. Ainsi il était drôle à voir, petit animal rond trottinant sur ses courtes jambes, on se demandait comment de si fines baguettes pouvaient bien supporter sa grosse bedaine. Une fois tous installés, le repas fut servi et les commensaux purent enfin dialoguer tranquillement.
« - Alors, avez-vous fait bon voyage ? s'enquit monsieur de Voluret.
- Aux faits, monsieur, venons-en aux faits, de grâce ! s'exclama la grande femme aigrie.
- Eh bien madame ! Saffré a quitté la cité forteresse en compagnie d'un marchand russe pour lequel il travaille. Ils vendent des tissus. Leur itinéraire est bien connu : ils vont jusqu'à Honfleur, port où le marchand a l'habitude de se ravitailler.
- Ciel ! Mon unique fils, vendeur de tissus ! L'humiliation ne doit pas s'ébruiter. Pas de temps à perdre en discours, nous devons les rattraper ! s'exclama la Comtesse.
- J'y travaille Madame, répondit l'autre en esquissant une révérence. Je vous ai fait réserver deux chambres ici. Vous pourrez vous y reposer. Moi je poursuis la route, vous me rejoindrez alors sur place.
- Hors de question ! Nous partons immédiatement, inutile que nous nous attardions dans cette ville. En route pour Honfleur, ordonna-t-elle avec fermeté. »
Le vieux Comte avait serré les poings et les dents mais ne prononçait toujours pas un mot. Il aurait voulu étrangler Saffré de ses propres mains, de sorte qu'officiellement cet indigne rejeton n'aurait plus été son fils mais un cadavre anonyme.
La petite troupe reprit donc sa route, la famille de la Chevaleraie occupant sa spacieuse voiture tandis que monsieur de Voluret les précédait de quelques mètres sur un superbe cheval bai. Honfleur n'était pas si loin, ils savaient que Saffré allait bientôt devoir leur rendre des comptes et cette idée les guidait, les obsédait, les soulageait...
* * *
Le port d'Honfleur était plutôt modeste, mais à nul autre comparable. Le bassin n'était pas aussi grand que Saffré l'avait imaginé, mais les hautes maisons de colombages et d'ardoises qui le cerclaient lui donnaient une allure majestueuse et pittoresque. La lieutenance, imposante et massive, contrastait avec les constructions environnantes qui étaient soudées les unes aux autres, tassées et regroupées comme les livres d'une étagère, bien rangés mais dont les dimensions varient. Les étroites ruelles se dessinaient entre les vieilles bâtisses, colombages et autres boiseries donnaient ce charme médiéval si caractéristique au port, et le rendait véritablement unique, écrin de raffinement et d'élégance pour un bijoux d'authenticité. Une perle dans sa beauté naturelle, originelle. Et lorsque, dans ce dédale de rues pavées, le visiteur débouchait sur une petite place, c'était une source d'émerveillement subsidiaire : celle qui abritait l'église Sainte Catherine était une de ses splendeurs à découvrir ; lieu de culte construit entièrement en bois, c'était un chef-d'œuvre architectural, témoin vivant du talent des charpentiers de la ville et dont la toiture n'était autre que la coque retournée d'un immense navire, originalité qui rappelait ainsi au pèlerin qu'il foulait une terre de marins et autres navigateurs.
Lorsqu'au petit matin le port commença à s'animer, Saffré fut étonné de voir à quelle vitesse les activités reprenaient : en quelques minutes à peine, le port qui était jusque là des plus tranquille, devint une fourmilière, les commerçants ouvraient leurs pas de porte tandis que les pêcheurs ramassaient leurs filets emmêlés au sol, bavardant de leurs voix fortes et rauques. Et tout ce petit monde faisait un bruit étourdissant. Mais l'heure n'était pas à la rêverie, il fallait installer l'étalage et vendre la marchandise en attendant que le sloop de ravitaillement ne fasse son entrée au port. Il était impossible de connaître le jour exact d'arrivée du navire mais selon la dernière lettre reçue, la rencontre aurait lieu au cours de la semaine suivante. En attendant, Vladimir essaierait d'écouler son stock actuel.
La matinée, particulièrement mouvementée, épuisa Saffré et lorsque Vladimir l'emmena prendre le déjeuner dans l'auberge qui leur faisait face, ce fut un véritable soulagement. L'établissement était très fréquenté, beaucoup de marins y prenaient un repas ou un petit remontant avant d'embarquer pour un long voyage entrecoupé d'escales exotiques. L'après-midi défila, et comme à leur habitude ils ramassèrent les tissus le soir venu. Saffré ne put alors résister, malgré la fatigue, à une petite escapade dans les ruelles du port.
Bien sûr, la nuit tombait et l'activité se réduisait en même temps que la luminosité déclinait. Le jeune homme comprit alors que d'autres activités commençaient à émerger ; à la lueur de la lune, un sombre marché se déroulait devant lui : deux chaloupes arrivaient au port et les hommes qui en descendaient, munis d'armes, venaient chercher des provisions pour un navire resté au large. Saffré s'interrogeait : Pourquoi le bâtiment ne s'approchait-il pas davantage de la côte ? Était-il si grand et si chargé qu'il ne pouvait pénétrer le port ? Ou était-il en danger s'il se montrait ? Intrigué, il écouta les hommes parler entre eux, d'une oreille attentive et revigorée par la curiosité.
« - Bon alors écoutez-moi ! D'ici demain midi, faut qu'on ait trouvé une douzaine de volailles et de l'eau claire. Pas d'rhum les gars, c'est compris ? »
Les cinq ou six gaillards qui l'accompagnaient hochèrent la tête en guise de réponse et la petite délégation se dirigea vers une sombre ruelle. Saffré hésita plusieurs secondes, car l'envie de les suivre était forte, mais il savait que ces hommes n'étaient pas des plus fréquentables, et de surcroît étaient armés. Pourtant, les entendant s'éloigner, il prit le parti de les suivre en se disant que la nuit l'envelopperait et le dissimulerait. Lorsqu'il les aperçut de nouveau, les hommes poussaient la porte d'une boutique visiblement fermée. Pourtant, ils entrèrent sans encombre et ressortirent avec des caisses en bois contenant probablement les volailles. Saffré ne comprenait pas : à cette heure tardive, la boutique était noire et silencieuse, comment avaient-ils pu rentrer et voler la marchandise aussi naturellement ? Perplexe, il s'approcha pour regarder à travers la vitre lorsqu'un des hommes qui venaient de sortir l'interpella discrètement.
« - Eh ! Psst ! Par ici, toi ! Oui, toi !
- Bonsoir monsieur, je ne fais que passer, lança-t-il avec crainte, espérant que l'autre n'insisterait pas.
- Que passer, hein ? tu m'prendrais pas pour un sot ?
- Je vous assure que... tenta-t-il de se justifier.
- T'en fais pas mon gars, je sais bien pourquoi les types comme toi traînent à cette heure dans l' coin ! Ton capitaine t'a envoyé chercher des vivres et tu sais pas trop à qui t'adresser... Je sais c'que c'est qu'le boulot, et j'vais te rendre un bon service, j'ai quelqu' renseignements pour toi. Alors écoute-moi bien : la boutique du père Albert fait commerce de nuit. Tu y trouveras ce dont tu as besoin mais soit discret, et dis à personne que j't'ai aidé.
- Merci mon brave, voilà bien ce que je cherchais, répondit Saffré, saisissant sa chance.
- Eh ! Dis-moi, c'est quoi le nom de ton navire ? et celui de ton capitaine ?
- C'est que... mon capitaine n'aime pas que je sois bavard, improvisa-t-il mal à l'aise.
- Je vois l'ami ! Pirate français, c'est ça ? C'est bien c'que je croyais ! Eh bien, frère d'arme, nous sommes hollandais, même si mon père était français ! Bon vent et j'vous déconseille de croiser un jour notre route en mer, nous sommes impitoyables ! expliqua l'homme en riant tandis qu'il s'en retournait au port. »
Saffré soupira de soulagement, il avait eu beaucoup de chance de tomber sur un pirate bavard et peu méfiant. Désormais conscient des mauvaises rencontres qu'il pouvait faire auprès de cette boutique clandestine, Saffré s'éloigna d'un pas rapide, en direction de son auberge. Il venait de discuter avec un pirate, il en était tout excité, comme un enfant aurait pu l'être. Il se coucha et rêva de vastes étendues d'eau à l'horizon incertain. Et le lendemain, Vladimir l'attendait pour écouler les réserves de tissus.
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