Partie I : chapitre 11
Durant la petite halte que s'accordait le convoi, Saffré ne sortait de sa chambre que pour deux raisons : manger en compagnie de Vladimir ou admirer la mer, qu'elle soit calme comme un lac ou sauvage comme un fauve. Le dernier soir, les deux amis décidèrent d'acheter du pain et quelques morceaux de porc pour aller manger dans les dunes, face à la mer. Ils allumèrent un feu pour avoir un peu de lumière et de chaleur puis s'installèrent sur le sable, à côté de la roulotte.
« - Alors mon garçon, tu t'es bien reposé ? Prêt à reprendre la route demain ?
- Oui, mais tu as tort de me ménager ainsi, je ne veux pas de traitement de faveur. Je refuse d'être un poids pour toi.
- T'en fait pas ! Ça me fait du bien de faire une pause, c'est pas un problème. Tiens, et si tu me racontais ton histoire, petit ? Qui es-tu, d'où viens-tu, et surtout, que fuis-tu ?
C'était la première fois que Vladimir posait des questions à Saffré, et celui-ci se sentit pris au dépourvu, il ne savait que répondre car même s'il faisait entièrement confiance à Vladimir, son passé était bien mort et il ne souhaitait pas en parler.
- Ce que je fuis ? Eh bien... la misère pardi ! Vous m'avez donné du travail et je peux maintenant vivre convenablement.
- La misère !? Tu te moques ! Tu n'es pas un crève-la-faim : ta belle éducation, ton beau langage, tout en toi montre que tu n'es pas celui que tu dis. Tu t'es enfuis d'un monastère, tu as refusé de devenir moine comme le voulait ton père ?
- Non, la religion n'a jamais été le souci principal de mes parents. Ils vénèrent un autre dieu : la gloire ! Mais il n'y a rien à en dire, la peste soit de mon passé !
- Comme tu voudras, ça ne change rien de toute façon. Mais puisque tu ne veux pas me raconter ton histoire, laisse-moi te conter la mienne ! répliqua le petit homme bedonnant, avec un sourire malin, avant de poursuivre. Je suis né dans un village pauvre, au cœur de la Russie sauvage. Mon père était un artisan très habile de ses mains et quand j'ai voulu devenir marchand, il m'a construit cette roulotte, avec les arbres de la forêt voisine ! Mais rapidement, j'ai pensé que vendre des tissus russes en Russie n'était pas une affaire en or. Alors je suis venu m'installer dans cette région-ci. Mes parents m'expédiaient régulièrement des tissus, puis mon frère a pris le relais, et je récupère la marchandise par la mer, à Honfleur.
- Ta famille possède donc un navire marchand ?
- Oui mon garçon ! C'est un petit sloop qui suit les côtes et me ravitaille ainsi. Je vois rarement ma famille, mais nous échangeons des lettres par le biais du sloop ! »
A partir de ce jour, Saffré ne vit plus du tout Vladimir du même œil : ce marchand était lui aussi un déraciné, loin de sa famille, vagabondant sur les routes à la poursuite de ses rêves.
Cette douce nuit de confidences toucha alors à sa fin : l'air devint frais et ils rentrèrent se coucher. Saffré dormit à l'auberge pour sa dernière soirée à Cabourg et il rejoignit Vladimir au petit matin pour reprendre le chemin de Honfleur. Ce port mythique n'était plus qu'à quelques jours de marche et Saffré était impatient d'arriver. On racontait toutes sortes de choses sur cette ville, carrefour du monde où or et épices se mélangent, marchands et brigands se croisent...
Après cinq jours passés à vendre les tissus au fur et à mesure des villages rencontrés, le petit convoi n'était plus qu'à quelques heures du port et déjà Saffré bouillait d'excitation. Il avait inconsciemment accéléré l'allure et le reste de la petite troupe avait du mal à suivre, son brave Javelot attaché à l'arrière de la roulotte peinait à avancer et tirait régulièrement au renard, freinant l'âne courageux que le poids de la roulotte incommodait déjà. Pourtant, la bonne humeur générale ne faiblissait pas, Vladimir chantait quelques airs dans sa langue maternelle, même s'il devait reprendre son souffle avant d'entamer un nouveau couplet.
Ainsi, ils ne remarquèrent pas que dans les fourrés sur leur gauche, quelque chose, ou plutôt quelqu'un, s'agitait. Avant même que l'un d'entre eux ne réagisse, trois hommes bondirent sur la route pour leur bloquer le passage, armes en main. L'individu du milieu prit la parole le premier. Ses compagnons étaient sur le qui-vive, prêts à intervenir au moindre signal.
« - Votre fortune ou votre vie, choisissez maintenant !
- Messieurs, enfin, nous sommes entre individus civilisés, il y a moyen de discuter et de trouver un compromis, tenta Vladimir d'une voix chaleureuse.
Saffré savait bien que les efforts du brave marchand seraient vains. Il prit la parole.
- Nous vous donnerons notre fortune, et vous nous laisserez donc passer. L'affaire est entendue ?
- Parfait ! Videz vos poches, et pas d'entourloupe.
Vladimir s'apprêtait alors à donner ses économies, qu'il gardait toujours sur lui en pensant qu'elles étaient plus en sécurité dans sa besace. Pourtant Saffré avait une autre idée en tête, il était bien décidé à ne pas laisser son ami qui travaillait si dur se faire déposséder de ses biens d'une façon injuste. Il interpella donc Vladimir avant qu'il n'ait le temps de sortir de sa sacoche le salaire des malotrus.
« -Non Vlad ! Tu sais bien que les quelques pièces de ta besace ne les intéressent pas, ils ne s'en contenteront pas ! Je vais leur donner nos économies, dans la roulotte. Messieurs, je vais chercher ce que vous voulez, selon notre affaire. Accordez-moi deux minutes, le temps que je prenne l'argent à l'intérieur. »
Tout en finissant sa phrase, il contourna la roulotte, ouvrit les portes à l'arrière, en sachant pertinemment qu'il ne trouverait pas la moindre pièce d'or, mais des pièces d'un métal plus efficace pour sauver sa vie et défendre sa cause : il sortit deux épées, et se rua à l'extérieur. Il envoya une des armes à Vladimir au moment où les trois hommes se précipitèrent sur eux, prêts à se battre. Ils avaient réagi au quart de tour face à la traîtrise, animés d'une détermination déroutante. Vladimir, qui ne devait pas se servir d'une arme très souvent et n'avait probablement jamais appris à se battre, était très indisposé par l'épée qu'il tenait maladroitement. Le marchand regrettait déjà de ne pas avoir donné sa besace pour épargner sa vie. Saffré, lui, se sentait renaître et n'avait pas eu la moindre hésitation au moment de prendre les armes. Il luttait contre deux brigands tandis que le dernier harcelait Vladimir, qui fuyait plus qu'il ne combattait : sa stratégie consistait à courir autour de la roulotte en évitant les coups et en poussant de petits gémissements craintifs accompagnés de sursauts.
Entre deux éclats de rire, Saffré envoyait les ripostes et s'il avait eu peur lorsque les trois hommes les avaient accostés, il prenait désormais l'incident à la rigolade et profitait de la distraction. Les malotrus ne savaient pas se battre, leurs coups étaient totalement désorganisés et imprécis, sans parler du fait que ses piteux adversaires étaient bancals sur leurs appuis : ils manquaient cruellement de stabilité. Pourtant, ces bandits de grands chemins pouvaient facilement terroriser les proies rencontrées, tant leurs carrures étaient solides, leurs voix graves et leurs épées menaçantes ! Mais en se confrontant à eux, on voyait qu'ils n'avaient aucune éducation, qu'ils attaquaient comme des ânes et que leurs épées ne leur servaient que d'apparat !
D'un geste vif, Saffré envoya la riposte et son adversaire conserva la vie grâce à un sursaut involontaire : la lame ne perça que la toile de sa chemise, éraflant à peine sa peau. S'il n'était pas blessé, il était néanmoins rebuté et rebroussa chemin. S'enfonçant dans les fougères, il déguerpit à toute vitesse. Saffré ne prenait pas le temps de le regarder s'éloigner, car il restait deux hommes qui ne semblaient pas prêts à prendre la poudre d'escampette. Comprenant qu'ils seraient plus forts en cumulant leurs efforts, ils attaquèrent tout deux le jeune homme, espérant ensuite pouvoir partir avec l'argent. Le premier lança l'assaut de face, tandis que l'autre se dérobait pour attaquer par derrière. Vladimir donnait autant d'indications qu'il le pouvait afin de se rendre utile et de faciliter la tâche de son défenseur. Par d'habiles pirouettes, Saffré parvenait à garder ses ennemis à distance mais il s'épuisait et savait qu'il ne tiendrait pas un tel rythme très longtemps. Il cria à Vladimir de s'abriter dans la roulotte. Celui-ci s'exécuta et s'enferma, évitant ainsi que l'un des bandits ne se serve du petit marchand comme d'un otage, obligeant l'épéiste à se rendre.
Maintenant seul face aux deux gredins, Saffré tenta un dernier effort pour remporter la mise : il ramassa une pierre, escalada la roulotte et une fois debout sur le toit, il lança le cailloux sur l'arrière train de l'âne de Vladimir, qui s'emporta et remit ainsi le convoi en route. Les deux hommes entamaient également l'ascension de la roulotte en mouvement, mais Saffré, en position de supériorité, parvenait à les faire échouer. Malgré tout, au bout de quelques tentatives, l'un d'eux réussit à se hisser puis se jeta sur le jeune homme qui tomba à la renverse. Ses os heurtèrent violemment le toit de la roulotte. Son agresseur était sur le point de lui trancher la gorge. Les deux hommes luttèrent quelques secondes puis, dans un geste désespéré, Saffré agrippa son épée et lui perça les côtes. Il sentit les tissus musculaires se déchirer à mesure que la lame pénétrait et bientôt plus un ne bougea. Le dernier bandit, resté au sol, cessa de poursuivre le convoi funèbre.
Saffré restait immobile, allongé sous le poids écrasant de cet animal mort. On dit que les âmes s'envolent des corps au moment de la mort, et pourtant les cadavres semblent toujours peser plus lourd que les hommes en vie, comme si au lieu de s'envoler, les âmes s'y soudaient, définitivement prisonnières. Et si les vers mangent cette prison de chair, rien ne dit qu'ils ne dévorent pas l'âme avec.
Plusieurs minutes s'écoulèrent et, reprenant ses esprits, Saffré poussa le corps dans un effort qui lui parut surhumain, comme s'il devait forcer au point de se rompre les os. Il se sentait réellement vidé de ses forces et restait à genoux, stoïque, sur le toit de la roulotte, observant le corps qu'il avait fait tomber au sol et qui s'éloignait petit à petit. Enfin, Vladimir arrêta la bourrique encore affolée.
« - Saffré ?! Tu es là ? J'ai eu si peur pour toi...tu n'as pas de mal ?
Face au silence du jeune homme, dont les yeux étaient inexpressifs et fixes, Vladimir enchaîna :
- Viens mon garçon, ne reste pas là, descend ! Regarde ce bon vieux Javelot, il est encore tout tremblant. Viens donc le rassurer !
Vladimir n'avait trouvé que Javelot pour tenter de ramener Saffré dans le monde réel, car le marchand avait bien compris que son assistant n'était pas dans son état normal.
- J'arrive, mais je voudrais qu'on fasse une petite halte. Juste quelques minutes. J'ai soif, expliqua Saffré d'une voix fantomatique, les yeux toujours vides.
- Bien sûr ! Descends, et fais attention à ne pas tomber.
C'était la première fois qu'il tuait un homme et jamais il n'avait imaginé que cela puisse être si éprouvant. Vladimir lui offrit une gourde remplie d'eau et tout en ingurgitant le liquide, Saffré eut l'impression de boire le sang du mort. Pourtant, un tel goût sucré, doux, lisse et intense, eau de vie ou de mort, ne provoquait pas tant le dégoût que la fierté, qui s'emparait de tous ses membres pour les ressourcer. Il avait mené un combat sans tricher, il avait mérité cette victoire, et il n'y a pas a regretter quand on s'est battu avec honnêteté. Le duel était loyal et Saffré n'était pas l'agresseur, il n'avait rien à se reprocher. Il n'avait fait que défendre Vladimir et ses biens contre des malfaiteurs, qui n'avaient d'ailleurs pas hésité à se battre à trois contre lui seul. S'ils en avaient eu l'occasion, ils l'auraient tué sans hésitation.
Pourtant, Vladimir regardait le jeune homme d'un autre œil : sa bonne éducation ne lui avait pas échappé et il voyait avec quelle hardiesse – et même talent – il maniait les armes. Ainsi, Saffré ne pouvait plus fuir la vérité, le moment était venu.
« - Saffré, nous avons à parler, tu le sais bien.»
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