Partie I : chapitre 10



« - Eh bien mon garçon ! Je crois que tout est prêt !

- Oui Vlad, en route. »

Saffré et Vladimir s'étaient donné rendez-vous aux aurores ce matin-là : beaucoup de route les attendait. Le marchand avait pour objectif d'atteindre un petit hameau nommé Le Ménéhil en fin d'après-midi, où il connaissait quelques clients fidèles. Saffré regarda Saint-Malo une dernière fois, la cité forteresse était splendide, les monumentales habitations de pierres grises semblaient quasi-indestructibles. Il n'avait vécu que quelques jours ici mais il éprouvait tout de même de la tristesse en s'éloignant de ce havre de paix qui lui avait offert une deuxième chance.

Le petit convoi dévorait la route, la roulotte de Vladimir tirée par son âne en tête, et Saffré suivant sur son cheval. Ils longeaient la mer, l'apercevant derrière un champs de temps à autre, la devinant quand elle était dissimulée par les arbres, mais toujours sûrs de sa présence puisque l'air était salé et la terre sablonneuse. Saffré sentait le vent dans ses cheveux, comme une force bienveillante de la nature, une caresse maternelle et protectrice. Durant toute la matinée, ils marchèrent au pas à travers la campagne riante, Vladimir était émerveillé par les champs verts et les arbres vieux de plusieurs siècles, tandis que Saffré ne cessait d'admirer les reflets bleu argenté de l'océan qui se métamorphosaient sans cesse. L'horizon semblait être une promesse d'avenir, de destinée, tandis que les prés verdoyants le ramenaient à des considérations plus litigieuses, car il savait qu'il ne serait jamais totalement libre tant que son âme resterait ancrée sur ce sol, seule la marée pourrait l'entraîner loin de ces terres qu'il maudissait. La route se poursuivant sans embûches, ils arrivèrent plus tôt que prévu, en milieu d'après-midi, après avoir mangé du pain et du pâté que Vladimir avait pris soin de préparer. 

Ils installèrent l'étalage de tissus et quelques clientes se présentèrent déjà, curieuses de voir le nouvel associé de Vladimir à l'ouvrage. Lorsqu'il n'y eut plus personne à servir, Saffré obtint la permission de faire un tour dans le village. C'était en réalité un groupement de petits pêcheurs qui avaient bâti eux-mêmes leurs maisons en pierre, et elles avaient toutes un charme typique. Bien sûr, l'endroit n'était pas fortuné et la pauvreté y régnait, pourtant Saffré y décelait une certaine richesse dépourvue d'or : celle de la douceur de vivre.

Les chats étaient maîtres des rues, ils se prélassaient sur les murets de pierres emboîtées les unes dans les autres. Les faibles lueurs du jour annonçaient la nuit proche qui allait envelopper dans son drap sombre les silhouettes divines des félins. En marchant ainsi au hasard des ruelles, Saffré se trouva sur le petit port, inanimé à cette heure tardive. Il n'était en rien comparable à celui de Saint-Malo, où les navires de gros tonnages se succédaient, car ici seuls quelques bateaux de pêche très modestes étaient amarrés, comme abandonnés aux caprices de la vase pestilentielle. La brise se souleva et les premières gouttes de pluie tombèrent. Comme un fléau reflétant la colère divine, l'eau jaillissait du ciel et tombait en rayons d'or sur la mer qui s'agitait alors, tel un monstre qui se réveille d'un sommeil long de plusieurs siècles. Il admira ce spectacle pendant plusieurs minutes dans une sorte d'état second, avant de rebrousser chemin, le visage trempé et les cheveux en désordre.

Il réapparut à la roulotte dans cet état, Vladimir lui offrit une serviette pour se sécher et ne le questionna pas. Le marchand avait fait installer un second lit de fortune pour son associé et ils s'endormirent à peine couchés, rompus par la marche. Le lendemain aux premières lueurs du jour, ils vendirent encore quelques morceaux de tissus et décidèrent de plier bagage, estimant que tous les clients étaient passés. Ils reprirent donc leur route, en direction de Cancale, un autre petit port du même genre. Il leur fallu deux jours pour l'atteindre, ils dormaient dans la roulotte et mangeaient au gré des auberges qu'ils croisaient en chemin. Cancale était un village plaisant mais ne possédait pas le charme du port précédent.

Les jours se succédaient, Saffré en vint à considérer Vladimir Petrovitch comme un père, un père qu'il aurait choisi. Ils continuèrent ainsi, marchant de village en village, et les réserves de tissus diminuaient petit à petit. Vladimir devait se réapprovisionner au célèbre port nommé Honfleur, mais avant d'arriver à cette destination bon nombre de villes les attendaient. Ils passèrent devant le Mont-Saint-Michel, merveille que Saffré n'avait jamais vue et qui le plongea dans le gouffre de la contemplation adoratrice : sa fascination pour ce lieu insolite le rongeait de l'intérieur, en lui faisant éprouver la beauté esthétique et historique qui se dégageaient de ce chef d'œuvre. 

Ensuite, le convoi fit une petite halte à Avranches, citée forteresse où les ventes de tissus dépassèrent celles cumulées depuis leur départ de Saint-Malo. Du haut des remparts, le jeune homme jouissait encore de la vue sur le Mont-Saint-Michel et le temps étant dégagé, il pouvait presque discerner les contours de l'abbaye hissée sur cet îlot rocheux, splendeur architecturale. Les semaines qui suivirent ce séjour entre les murs d'Avranches parurent bien longues et maussades : Saffré et Vladimir voyagèrent à l'intérieur des terres, la mer et les vastes horizons semblaient bien loin, les histoires des paysans ne pouvaient rivaliser avec celles contées par les pêcheurs et autres marins, du moins aux yeux de Saffré. Et même s'il portait toujours autant d'affection au marchand russe, il savait au fond de lui que cette amitié ne lui suffisait pas, son bonheur l'attendait ailleurs et cette vie l'ennuyait profondément. 

Mais les jours passant, la campagne et ses étendues florissantes débouchèrent bientôt sur les flots et la roulotte fit son entrée dans un nouveau port du nom de Cabourg, par une matinée brumeuse. Le cri jovial des mouettes remplissait Saffré d'allégresse, ainsi il retrouva toute sa bonne humeur et son entrain habituel. Vladimir avait décidé de s'arrêter ici quelques temps. Voyant que son assistant était morose, il voulait que le jeune homme en profite pour visiter et surtout se ressourcer. Le marchand avait même payé une chambre pour son associé dans une auberge chaleureuse afin de permettre à Saffré de prendre un peu de recul et de briser la routine qui semblait tant ennuyer sa fougue.

Un soir où il n'arrivait pas à trouver le sommeil, Saffré descendit dans la salle commune de l'auberge et se fit servir un verre. Il en profita pour observer les gens qui l'entouraient et un homme l'ayant aperçu vint lui tenir compagnie.

« - Alors mon garçon, d'où viens-tu ?

- Peu importe d'où je viens, ce qui compte c'est où l'on va, n'est-ce pas ? répondit Saffré, amusé.

La convivialité faisait loi dans cette petite auberge et les habitués n'hésitaient pas à venir à la rencontre des gens de passage.

- C'est bien vrai ça ! Oui-da ! Et tu vas où ?

- Eh bien ! On ne sait jamais vraiment où l'on va ! Mais pour le moment je me dirige vers Honfleur.

- Ah ! tu m'intéresses...Belle ville en vérité ! Quand on aime la mer...

- Vous l'aimez ? demanda Saffré avec curiosité.

- Pour l'aimer, ça je l'aime ! Je voyage beaucoup, l'Afrique, les Caraïbes, les terres gelées du grand Nord et les terres de feu des Philippines !

- Vraiment ?

- Oui ! Je fais du commerce, je ramène des épices que je vends dans le monde entier grâce à mon navire ! La mer, c'est toute ma vie, je n'ai qu'elle.

- Ce doit être merveilleux... souffla Saffré, l'esprit songeur.

- Oui, mais des fois j 'regrette aussi les plaisirs de la terre.

- Que voulez-vous dire ?

- Tu es jeune, tu rêves d'aventures et de dangers... Mais moi, avec le recul des années, je regrette de n'avoir épousé que la mer. J'ai pas de femme, pas d'enfant, et pas de foyer.

Un homme ivre se mit à insulter touts les clients qui croisaient son chemin, et à vociférer contre le monde entier, tant et si bien que l'aubergiste le fit mettre à la porte. Une fois le calme revenu, Saffré poursuivit :

- Et ça vous manque tant ?

- Oui, j'arrive à un âge où je me rends compte que je n'ai rien. J'ai passé ma vie à voyager, je ne me suis jamais installé vraiment. Je n'ai pas de foyer, je ne suis chez moi nul part. Oui, ça me manque.

- Alors vous n'êtes pas un vrai marin. Un homme véritablement marié à la mer est chez lui partout, sur tous les océans. Vous vous dîtes amoureux de la mer, mais vous lui êtes infidèle en vérité puisque vous rêvez d'épouser la terre !

- Comment ?! Tu m'insultes, petit morveux ? Je suis un marin, un vrai, la mer n'a plus de secret pour moi, et c'est un petit minable comme toi qui vient me donner des leçons ?! »

L'homme s'emporta et brisa son verre au sol. Il avait probablement bu plus que de raison et Saffré ne voulut pas le provoquer davantage. Il présenta donc ses excuses et retourna se coucher, ennuyé par l'incident.

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