II-La géopolitique en période de fin du monde : sale temps pour la diplomatie 1


La découverte du geyser d'eau potable (baptisé « grande colonne de fécondation » par Halévy, qui estimait qu'une évocation phallique occasionnelle était de bon ton en théocratie post-apocalyptique) avait indéniablement changé la vie des sujets du Grand Antarès : les maladies, la malnutrition, les infections multiples et les difformités diverses, n'avaient pas tout à fait disparu, mais quand même largement reculé. Le décès d'enfants emportés par le choléra n'était plus un phénomène quotidien, mais simplement hebdomadaire. De plus, le projet « body-positive » d'Halévy avait bien avancé, et il travaillait activement à mettre en place une croyance religieuse considérant comme une bénédiction sacrée les excroissances mutantes. (L'idée était que ces membres difformes étaient des réceptacles dans lesquels les esprits du mal étaient emprisonnés ; du propre aveu d'Halévy, il fallait encore « bosser le concept »). En somme, la situation sanitaire était tout à fait satisfaisante selon les standards post-apocalyptiques, et toutes les conditions étaient réunies pour que le bonheur de la population s'épanouisse à peu près.

La ville elle aussi, s'était considérablement développée à la suite de la découverte du geyser. En à peine quelques mois, Sun-Set-City était devenue une agglomération déjà un peu plus digne de son statut de capitale d'empire : avant le miracle, c'était un rassemblement miteux d'abris de fortune, où les tentes quetchua déchirées, envahies par le vent et le sable, fréquentaient les bouts de taule vaguement posés sur des tas de cailloux, qui ressemblaient moins à des huttes qu'à un échantillon de déchèterie ; ou alors à un assemblage d'art moderne exposé au centre Pompidou, on ne savait pas trop. La majeure partie des survivants cependant, s'entassaient à plusieurs familles sur un seul matelas sale, jaunit, livré aux vents abrasifs du désert, et souvent maculé de sang, d'urine, et de vomissures en tous genre. Si les guides touristiques avaient encore existé, ils auraient probablement fait de Sun-Set-City la description suivante : « outre la faiblesse de l'offre culturelle et la pauvreté de la gastronomie-aucune variété dans les menus proposés, et des conditions d'hygiène loin d'être toujours optimales- on déplore également l'impossibilité absolue de prendre un verre en terrasse. Nous déconseillons également cette ville aux couples sans enfants qui souhaiteraient passer des vacances tranquilles : le taux de criminalité dépasse les records malgré la bonne volonté et la forte répression exercés par le leader suprême. On regrettera enfin le nombre astronomique d'exécutions publiques, qui est vraiment un frein pour le tourisme : qui voudrait petit déjeuner en face d'un bucher ? Ça ne fait franchement pas vacance ! Et puis avoir de la fumée dans les yeux quand on prend son café, ce n'est pas la chose la plus agréable pour commencer la journée. »

Le seul bâtiment véritablement digne de ce nom était le palais du Grand Antarès, mais il n'y avait pas non plus de quoi faire frémir d'excitation un étudiant en architecture. Ce qu'on appelait palais- essentiellement parce qu'il faut bien qu'un empereur réside dans un palais- était une vieille sous-préfecture, déjà abandonnée avant la fin effective du monde. Le confort était sommaire, et la magnificence totalement étrangère à cet immeuble cubique, aussi peu exaltant qu'une visite de la ville de Limoges, et absolument dépourvu de charme, comme en avaient tant commis, avec une si regrettable productivité, les architectes fonctionnalistes des années soixante.

Pour en faire une description plus objective, c'était un assemblage de trois parallélépipèdes rectangles de tailles variés : Le premier, posé horizontalement, haut d'un peu plus de dix mètres, et long d'un peu moins de trente, évoquait parfaitement ce que l'on a coutume d'appeler une barre HLM. Une sorte de tour cubique y était adossée, pourvue de nombreux balcons. Enfin, un troisième bloc essayait sans y parvenir de complexifier la structure, dans une tentative aussi risible que maladroite ; on devinait rien qu'à le voir là, inutile, et laide justement pour cette raison, le profond complexe d'infériorité qui habitait l'architecte responsable de cette disgracieuse excroissance. Il avait sans doute conscience de ses lacunes sérieuses en matière de talent, et essayait de les dissimuler par l'accumulation et la complexité factice, comme on camoufle la trivialité d'une thèse en la formulant de manière alambiquée.

Le Grand Antarès se tenait appuyé à la rambarde de son balcon, au somment de la tour- ou plutôt du parallélépipède rectangle posé à la verticale- contemplant Sun-Set-City. En dehors de ses fréquents passages au harem, c'était sa principale activité.

La ville n'avait plus grand-chose à voir avec ce qu'elle était quelques mois auparavant : de vastes terrasses cultivées occupaient la majeure partie de l'espace, reliées entre elles par des tuyaux d'irrigation, distribuant l'eau du geyser sur les champs et les vergers du grand Antarès. Halévy les avait baptisé des aqueducs, pour faire plus impérial. De larges routes-pas encore goudronnées mais c'était prévu- avaient été tracées entre les habitations pour permettre à la production agricole de circuler plus librement, on avait aménagé une place centrale spacieuse, sur laquelle les denrées étaient entreposées en attendant leur redistribution. L'usine de biocarburant, pouvant à peine être qualifiée de laboratoire peu subventionné avant le miracle, avait pris une ampleur impressionnante. Ce qui n'était pas consommé était échangé avec des tribus de pillards contre des esclaves, du carburant, ou des voitures « tuning » -marchandise très en vogue en période post-apocalyptique- et le reste servaient à nourrir le peuple.

Un sentiment de fierté envahit le Grand Antarès alors qu'il regardait sa ville s'agiter, son peuple travailler, jamais avare d'effort, uniquement à sa gloire, et simplement motivé par la vénération de son maître et le plaisir de le servir. Le fouet et les menaces de mort qui pesaient sur les moins productifs avait peut-être aussi une incidence, mais à n'en pas douter, minime.

Son influence croissait, non seulement au sein de Sun-Set-City, mais également à l'extérieur de son domaine : en tant que principal producteur de nourriture fraiche de la région, il disposait d'un pouvoir considérable ; quiconque voulait manger –et comme on peut s'en douter c'était un désir très répandu- devait s'adresser au Grand Antarès ; il entretenait désormais des relations commerciales étroites avec presque toutes les tribus voisines, et de petits chefs de guerre locaux venaient même lui prêter allégeance quotidiennement.

-votre Grandeur solaire, mon maître c'est l'heure glorieuse de vos audiences, chanceux sont ceux qui vont rencontrer sa Grandeur.

La voix de son serviteur personnel avait retenti sans prévenir. Toujours discret, il avait le désagréable défaut de faire sursauter le Dieu vivant à chacune de ses interventions inopinées.

Le Grand Antarès, surpris, se retourna brutalement, et fit sauter la valve toute neuve de son masque. Frank Farfale allait sans aucun doute se plaindre... C'était déjà la troisième fois que les « ornements de prestige » que Halévy avait tenu à faire installer sur le masque du leader suprême se révélaient défectueux. Une de ses concubines avait perdu un œil en essayant de déshabiller son seigneur et maître ; une bête histoire de ressort qui ne voulait pas tenir en place, selon le Grand Habilleur. C'était quand même ennuyeux, et Frédéric Pichon craignait avait tant tout d'être lui-même la prochaine victime de ce masque infernal.

-Merde!

Pesta-il en se penchant pour ramasser sa valve. Il essayer de la revisser, mais le ressort n'arrêtait pas de sauter, ce qui rendait la manœuvre difficile.

-Pauvre mortel, interpela-t-il son aide de camp, aide ton maître, Dieu vivant, fils du soleil et de la lune, à remettre le bitoniau.

Son serviteur personnel, qui n'acceptait de répondre qu'au sympathique pseudonyme de « photon le misérable »- il tolérait à la rigueur « Photon l'indigne » ou, « Photon le vilain soumis », était un fanatique de la première heure, qui avait déjà une foi inébranlable en la divinité de Frédéric Pichon avant-même qu'Halévy n'initie le programme de culte de la personnalité. Dans sa servilité, il avait des exigences particulièrement élevées, et n'aurait pas toléré que le Grand Antarès déroge à l'étiquette en lui montrant ne serait-ce qu'une once de considération. Il attendait de son maître qu'il le traite absolument comme un larbin méprisable, un ilote à la docilité canine qu'on a le devoir moral de maltraiter, car c'était là qu'il percevait avec le plus de clarté son caractère divin. Il devait en tirer une certaine tranquillité, pensa Frédéric Pichon, quelque chose comme l'assurance de faire le bien. Le leader suprême n'y accordait pas grande importance, n'étant pas un passionné de psychologie, ni un habitué des problèmes moraux.

-Voilà, votre grandeur solaire, mon très grand Maître dont l'aura divine et chaleureuse comme l'astre du jour me réchauffe l'âme, ces mains indignes de votre perfection ont assuré une réparation sommaire, mais votre très humble et vilain serviteur ne saurait dire combien de temps elle tiendra.

-Bien.

Répondit sobrement Frédéric Pichon. De toute façon, il était impossible d'entretenir une conversation avec photon le misérable : il mettait un temps infini à finir une phrase, la surchargeant d'une titulature qui paraissait hyperbolique même aux yeux du leader suprême. Habituellement, un flatteur réclame quelque chose en échange de son avilissement ; la seule chose que Photon le misérable avait demandée à son maître était de le transformer en eunuque. Etrange lubie, qui mettait le mal à l'aise. Frédéric le soupçonnait d'avoir trempé dans le milieu sado maso avant l'apocalypse.

Essayant d'oublier ces considérations peu ragoutantes en parcourant les couloirs, il atteignit sans même sans rendre compte la sale du trône, où Halévy l'attendait.

-Bonsoir, « votre grandeur solaire ». On a du monde aujourd'hui, des chefs de guerre qui souhaitent vous prêter allégeance, quelques marchands d'esclaves qui voudraient renégocier leurs contrats, trois pères de familles qui vont vous demander d'utiliser vos pouvoirs thaumaturgiques pour guérir leurs enf... Ah ! Apparemment il y a un décès... tant pis, il va sans doute vous demander de le ressusciter à la place. Oh, et il y a un illuminé avec un long manteau qu'il refuse de quitter malgré la chaleur. Je crois qu'il se prend pour vôtre un prophète ou quelque chose du genre.

-Pffiou ! Programme chargé aujourd'hui ! répondit le Grand Antarès en s'affalant sur son trône, de manière assez peu divine. On va peut-être décaler les pères de famille. Surtout si c'est pour des résurrections, ça peut attendre deux ou trois jours... Bon, commençons tout de suite, et dites juste à Photon le misérable de rester dans les parages avec une grande carafe d'eau... Nitro-cola, pardon ! On s'y perd, dans tous ces néologismes...

Le premier homme à passer en audience devant le Grand Antarès était un chef de Guerre comme il y en avait tant dans les terres désolées : un colosse d'au moins cent dix kilos, à la musculature imposante, uniquement vêtu d'un slip moulant pourvu d'un étuis pénien ne permettant à personne de douter de sa virilité, et de bretelles de cuir auxquelles étaient accrochées des armes blanches de toutes sortes. Son visage buriné à la mâchoire carré était barré d'une épaisse moustache brune, seul îlot de pilosité de son anatomie. Son crâne chauve était couvert d'une casquette de cuir orné d'un aigle d'argent et surmontée d'un martinet en guise de panache, couvre-chef à la croisée des chemins entre « sons of anarchy », le donjon de la fistinière (Assigny, département du Cher) et le troisième Reich. Son charme ne laissait manifestement pas Photon le misérable indifférent.

Le moustachu déplia le petit papier que Halévy lui avait donné à l'entré, et lu avec un effort évident :

-Ô empereur des empereurs, Dieu de tous les hommes qui parcourent ces terres désolées qui sont ton domaine exclusif, Fils du soleil et de la Lune, époux des étoiles dans le ciel nocturne, grand pourfendeur de la terre dans ses offrandes aquatiques –celui-ci était nouveau- protecteur sacré de ce monde... (une statistique commandée par Halévy avait déterminé que trente-huit pourcent du temps d'audience était occupé par la titulature) Je sollicite l'honneur de devenir ton vassal, chevauchant avec toi par le désert sur nos montures mécaniques pour l'éternité.

Visiblement, le moustachu n'était pas convaincu par le cérémonial, mais s'y adonnait de bon cœur.

- Quelle offrande m'a tu apporté, pauvre mortel ?

-C'est des cigares cubain. Des Havanes, je crois qu'on dit. Là, on ne s'est pas foutu de votre gueule. On les a piqué à un connard y a trois jours. Avec les gars on s'est dit que ça serait classe, comme cadeau.

-Très classe, en effet, intervint Halévy, notoire amateur de cigare. Avancez vers votre maître et déposez...

Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase : un homme enveloppé dans un long manteau fit irruption dans la salle du trône, talonné de près par les gardes -l'un avait le nez cassé. Ce devait être l'illuminé ! Avant que quiconque ait pu comprendre ce qu'il se passait, il laissait glisser son manteau à terre révélant une imposante ceinture d'explosifs ; il hurla : « Les imposteurs brûleront car l'Immense Beltégeurix arrive ! », et déclencha le détonateur. 

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