I-De l'importance de l'eau en période de fin du monde
I
Trouver un ingénieur hydraulique n'est jamais une entreprise aisée ; déjà avant l'apocalypse tous les urbanistes français en avaient fait l'expérience douloureuse, devant bien souvent se contenter d'un technicien de rivière vaguement altermondialiste, pourvus de dreadlocks surdimensionnées et malodorantes, allant pieds nus de mai à septembre, et éteignant ses cigarettes roulées dans des cendriers en terre cuite ou en canettes recyclées. Alors avec l'avènement de la fin du monde, le phénomène de pénurie s'était naturellement renforcé, cenpendant qu'une expertise dans le domaine de la gestion des réseaux d'eau était de plus en plus nécessaire : faute d'entretien, les canalisations existantes s'étaient détériorées au point de devenir inutilisables et les rivières ayant échappé à la sécheresse était frappées par de graves problèmes de pollution.
Bien sûr, le grand Antarès, en tant qu'être semi-divin, ne consommait que de l'eau pure, issue d'un stock réservé à l'élite, ce qui incluait ses conseillers, ses gardes du corps fanatiques, et ses concubines : il avait vu une vieille esclave développer une série d'orteils mutants sur la poitrine en conséquence d'une exposition prolongée à l'eau de la rivière. La rumeur voulait que ce soit maintenant un mollet entier qui occupe la place de son sein gauche, et certains, apparemment en avance sur les autres, évoquaient l'apparition récente d'un genou. Il avait des goûts très classiques en matière sexuelle, et n'était donc pas particulièrement tenté par l'expérience d'une femme à trois jambes.
Mais, outre ces histoires de mutations fâcheuses, les stocks ne pouvaient pas abreuver toute la population, et elle était donc forcée de boire cette eau polluée qui risquait d'entraîner sa mort, ce qui aurait pour terrible conséquence une diminution drastique de la main d'œuvre, voire sa disparition pure et simple.
Cela n'arrangeait pas du tout le Grand Antarès, qui souhaitait se faire construire avant dix ans un mausolée monumental, inscription architecturale de sa grandeur qui conserverait sa mémoire pour les millénaires à venir. Frédéric Pichon avait toujours aimé les pharaons. Sans esclaves, il lui faudrait des décennies pour construire un tel monument, peut-être même ne serait-il pas achevé de son vivant... Pour un tombeau, c'était acceptable. Mais quand même...
Halévy et lui avaient trouvé une solution à court terme pour prévenir toute tentative de révolte : ils avaient expliqué au peuple, dans un poème épique assorti d'une notice explicative (pour les moins compétents en manière d'herméneutique) que les réserves d'eau utilisées par les notables étaient du « nitro-nectar » que seul le divin Antarès et ses élus pouvaient consommer sans risquer de se consumer de l'intérieur, ce liquide étant une distillation des rais du soleil. (Halévy avait l'habitude de rajouter les préfixes « nitro » ou « gazo » à tous ses néologismes ; il trouvait que cela reflétait bien l'esthétique post apocalyptique, et rendait la direction artistique plus claire.)
La solution symbolique avait fonctionné à merveille sur les esprits, en lesquels toute volonté de révolte avait été rendue caduque, mais beaucoup moins bien sur les corps, qui continuaient à souffrir de diverses anomalies peu ragoutantes. Si au moins les bras supplémentaires avaient pu servir à augmenter leur rythme de travail... Mais non, c'étaient toujours des membres morts et inanimés, qui se limitaient à faire souffrir leurs hôtes.
Face à la crise, le Grand Antarès avait d'abord traversé une phase de déni, qui lui avait fait formuler une comparaison intéressante : du temps où la civilisation occidentale était florissante, avant son effondrement, il avait vu un reportage sur France 3, évoquant le sort peu enviable des populations indonésiennes vivants sur les bords du fleuve Citarum ; ils se servaient de son eau pour boire, cuisiner et se laver, mais près de cinq cents usines de textile se tenaient sur ses rives, rejetant dans son cours des tonnes de déchets chaque jour. Des toxicologues avaient retrouvés les traces de cinquante-quatre polluants dans les cheveux des enfants, dont les tibias étaient recouverts de plaques rouges à force de patauger sur les bords du fleuve.
Si les indonésiens avaient supporté cela pendant des années sans se plaindre et alors que ce n'était même pas la fin du monde, ses esclaves pouvaient bien attendre quelques années qu'une solution évidente et facile à mettre en œuvre se présente. L'apocalypse était de toute évidence une circonstance atténuante pour les autocrates de la fin du monde, et le Grand Antarès trouvait que se rebeller à la moindre difficulté, sans faire le moindre effort, sans jamais prendre sur soi, était la marque d'un grand égoïsme.
Cependant, il s'était décidé à agir après un évènement particulièrement tragique. Un de ses potager- ou plutôt « nitro-potager » selon le terme officiel- avait dû restreindre sa production suite au décès de douze esclaves en une seule nuit. C'était une véritable tragédie ; il était désormais impossible de trouver la moindre gariguette, alors que la saison venait à peine de commencer ; le plaisir d'entamer sa journée avec un assortiment de fruits rouges, voilà de quoi on ne devrait jamais priver un homme.
Il pris donc, le jour même, la décision ferme et implacable de faire face à cette crise sans précédent, convoquant sans attendre son seul sujet compétent en la matière, un ancien technicien de rivière, qui avait passé sa carrière à la mairie de saint-Marcelin-la-rivière, nom encourageant s'il en était.
L'homme semblait peu concerné. Il arriva dans la salle du trône escorté par les « nitro-prétoriens » (décidément, ce préfixe était en vogue), et se tint un moment debout, les mains dans les poches, promenant un regard ahuri sur les dorures et les ornementations, émettant de temps à autre un sifflement approbateur, jusqu'à ce qu'on lui signifie que la coutume exigeait qu'on se prosterne en face du fils du soleil- ce qu'il fit, après un bref « au temps pour moi ! » accompagné d'un geste d'embarras.
-Le fils du soleil t'a convoqué, la pollution de la rivière tue ses sujets, et il attend de toi que tu résolves ce fléau.
Halévy lui avait conseillé de ne s'exprimer qu'à la troisième personne du singulier ; au début cela paraît excessivement solennel, mais on s'habitue vite. De plus, le vocodeur intégré à son masque transformait sa voix habituellement nasillarde et haut perchée en un rugissement métallique qui aurait fait passer le bruit d'un moteur V8 pour le zézaiement d'un castra, ce qui justifiait facilement n'importe quel degré d'emphase.
-Et je suis très touché par votre confiance, si seulement à la mairie on m'avait écouté comme ici, on aurait pu faire des trucs super chouettes sur le ruisseau du cluzélou, mais non, il n'y en avait que pour l'étang de la gravouse, tout ça pour faire leurs plages à la con... Sur une zone humide en plus, avec plein d'ambrette amphibies et de paludine d'Europe... Mais bon un maire divers-droite, qu'est-ce qu'on pouvait en espérer en même temps !
-Je me permets simplement de signaler qu'on doit utiliser la formule « votre grandeur solaire » quand on s'adresse au leader suprême, on fait des normes, c'est pas pour rien. Normalement pour ça on écartèle hein.
Intervint Halévy, qui visiblement était fier de son travail de nomenclature.
-Oh zut alors, je m'excuse j'étais pas du tout au courant, c'est que quand on est esclave c'est boulot, boulot, et encore boulot, on a déjà une grosse charge mentale, alors on n'est pas toujours réceptifs aux nouveautés.
-C'est vrai que c'est très nouveau tout ça, et puis 14h par jour dans les mines, c'est sûr que ça fatigue, mais ce sont des choses auxquelles il faut penser.
-Le fleuve.
Dit sèchement le Grand Antarès, qui s'impatientait.
-Le ?... Fleuve ! Bien sûr ! J'ai du mal à tout saisir avec le masque à gaz... Pour ce qui est du cours d'eau, donc, est-ce que vous l'avez fait expertiser ? Votre Grandeur Solaire, j'oublie à chaque fois mais je sens que ça rentre !
-Expertiser ?
-C'est la loi, code des communes précisément.
-Seule la loi que j'édicte prévaut.
-Donc pas d'expertise, on peut faire sans, mais ça ne m'arrange pas, on ne part pas du bon pied méthodologique là... Et j'imagine que vous n'avez pas non plus de station d'épuration ?
Frédéric Pichon avait très envie de lui expliquer qu'en période de fin du monde, on se passe de station d'épuration et de code des communes, mais il ne devait pas s'abaisser à cela. De plus, cet homme était le seul sur lequel il pouvait compter dans cette crise hydraulique. Il laissa donc Halévy répondre à sa place :
-Vous voyez bien que non, on n'a même pas d'eau courante partout dans le palais. D'ailleurs votre grandeur solaire, il faudra qu'on parle de l'évacuation dans mes appartements, qui est encore bouchée...
-Hum, c'est pas génial ça, je note. En même temps ça n'est pas étonnant, vu l'odeur dans la ville. Franchement, par moment c'est à la limite du supportable, et pourtant j'ai été festivalier au mois d'août, et je peux vous dire qu'après une semaine de camping une foule ça sent fort. Et puis c'est insalubre, pas plus tard qu'avant-hier, le fils d'un collègue est mort du choléra, allez passer une bonne soirée avec cette information...
-Pour la dernière fois, misérable mortel, quid du fleuve !
Le technicien se gratta la tête et afficha un visage pensif et circonspect :
-Pff pff pff, je ne sais pas trop quoi vous dire là... Vous savez si c'est une zone humide au moins ? Parce que si on trouve plus de trois espèces de batraciens ou une espèce de mammifère aquatique dans un rayon d'un kilomètre, on ne peut rien faire. Et même s'il y a quelques espèces de canards migrateurs, là on est baisés, parce que...
Le Grand Antarès en avait plus qu'assez de cet abruti incompétent, incapable de saisir la différence une mairie dans le Lot-et-Garonne et une autocratie post-apocalyptique dirigée par un dieu vivant. Il dégrafa son masque à gaz qui l'empêchait de respirer, et saisit le 357 magnum dissimulé dans l'accoudoir de son siège, avant de le pointer sur le front bas du technicien :
-Bon, on s'est mal compris : on a passé des décennies à se faire chier avec toutes ces normes infernales, c'est par pour les appliquer après la fin du monde ! Franchement, le seul point positif de l'apocalypse c'est la liberté : plus de ceinture de sécurité, le droit de fumer dans les bars, de faire les travaux que l'on veut sans qu'un comité d'architectes des bâtiments de France vienne nous interdire de mettre des foutus volets en PVC alors que ça coûte beaucoup moins cher et qu'on ne voit même pas la différence, et aussi de réduire n'importe quelle population en esclavage ! Alors pourquoi tu me parles de tes canards sauvages pauvre enculé ? Dépollue moi cette rivière et retourne à ton choléra !
La menace de l'arme sembla rendre le technicien un peu nerveux, mais les gesticulations ridicules du leader suprême tempéraient son inquiétude.
-Alors, pour être tout à fait honnête avec vous, ma spécialité, c'était plutôt la communication et la sensibilisation des populations rurales aux enjeux écologiques dans le domaine de l'hydraulique fluviale, alors tout ce qui est dépollution, je maitrise moyennement. J'avais un carnet d'adresse bien fourni, mais la fin du monde ça rétrécit le cercle social...
Le grand Antarès baissa son arme, atterré, et se caressa le menton en songeant au sort qu'il devait réserver à ce technicien exaspérant. Peut-être faudrait-il inventer une nouvelle torture...
C'est alors qu'Halévy lui suggéra une manœuvre désespérée : si l'on ne pouvait pas trouver de solution effective au problème, au moins pouvait-on offrir au peuple l'apparence d'une solution, un mirage symbolique qui aurait au moins le mérite de les rassurer ou de les divertir, ce qui, il fallait l'admettre, était mieux que rien. C'était la méthode qu'on privilégiait dans les écoles de commerce, et ça avait toujours très bien fonctionné, mis à part la fin de la civilisation occidentale. Il expliqua le processus en le comparant à la prescription d'un médicament placebo à un patient de toute façon condamné : ça ne pouvait pas faire de mal, et il y avait une infime chance pour que quelque chose de vaguement miraculeux se produise, qui solutionne le problème sans que l'on comprenne pourquoi, ce qui au fond n'était pas très important.
-Et vous proposez quoi exactement ? Je préfèrerais que ça n'ait rien à voir avec les zones humides.
-A mon avis, ce qui serait le plus en phase avec notre DA et notre Story telling, ce serait un sacrifice humain. C'est une proposition forte, avec un impact émotionnel élevé, et qui fonctionne très bien avec l'image de marque « Grand Antarès ». On peut inventer un truc avec le fils du soleil qui en appelle au soutiens de son père, les histoires père fils ça marche à tous les coups, c'est très émouvant. Je vois bien un show pyrotechnique, avec des explosions et une fumée dramaturgique ; ensuite on utilise un faux malade qui fait semblant d'être subitement guéri, et le tour est joué, la pression sociale fera le reste, l'implicite étant que si quelqu'un n'est pas guéri, c'est qu'il a fait quelque chose de mal. Il aura donc peur d'en faire part aux autres. Et pour les mutants auxquels ont poussés de nouveaux membres, je peux ressortir le dossier que j'avais commencé avant l'apocalypse pour une campagne « body-positive » et d'acceptation de soi. Sinon, une chasse aux sorcières classique... Ou l'un puis l'autre, on avisera !
Frédéric Pichon, la main toujours attachée à son menton dans une position qui traduisait l'intensité de son activité intellectuelle, laissa passer un moment avant de répondre :
-Un sacrifice humain... Bien ça, très bien même, c'est une excellente idée ! On garde tout ça, le faux malade aussi, c'est très bon, mais j'ai mieux : on jette la faute sur le gars, on explique au peuple que c'est à cause du sacrifié s'ils sont dans cette situation catastrophique, on laisse un peu la haine se cristalliser, puis on ritualise l'exécution. Je veux un truc spectaculaire. Vous avez mon accord pour la pyrotechnie. Reste à trouver un crime à lui imputer...
-Vous pourriez dire qu'il a pêché des carpillons dans une zone protégée, un habitant de St-Marcelin-La-Rivière a reçu 8000 euros d'amende pour ça, une fois.
Intervint le technicien, depuis l'autre bout de la salle du trône.
-En tout cas... On a déjà notre homme.
Fit le Grand Antarès en remettant son masque. Le technicien faisait en effet un candidat au sacrifice absolument parfait, et il venait de faire d'une pierre de coup un trouvant un sort suffisamment horrible pour être à la mesure de son incompétence. Les gardes l'emportèrent alors qu'il tentait maladroitement de démontrer le caractère indispensable de ses compétences, ce qui pouvait se synthétiser par l'argument suivant : si un jour la faune aquatique revenait, on serait bien content de pouvoir compter sur un expert !
Après un intense brainstorming, le Grand Antarès jugea qu'un bucher ne serait pas suffisamment spectaculaire. Ça faisait un peu petit budget, là où le Grand Antarès comptait mettre les moyens. Même d'obscurs seigneurs du moyen-âge étaient capables de brûler vifs leurs hérétiques, alors un empereur solaire devait monter un peu le niveau. Il envisagea un moment de mettre en place une scénographie complexe, au centre de laquelle se trouverait un laser à très haute puissance, grâce auquel il pulvériserait sa victime après une incantation au soleil, dans la plus pure tradition des méchants de James Bond. Halévy lui fit rapidement comprendre la grande difficulté technique de la chose, et l'incita à revoir ses ambitions à la baisse. Frédéric, à jamais marqué par l'impressionnante démonstration de la cage de Faraday au palais des sciences qu'il avait visité en 1982, essaya de négocier la mise en place d'un appareil produisant des arcs électriques capables de découper le technicien de rivière. Là encore, Halévy dû répondre par la négative tout en lui assurant qu'il s'agissait d'une très bonne idée malgré tout.
Soudain, le Grand Antarès eut un éclair de génie -à défaut d'un éclair de foudre- et trouva une solution à la fois spectaculaire, et simple à mettre en place : des explosifs.
Il commanda à son expert en la matière quatre séries de déflagrations de faible magnitude, qui, telles des dominos, se rapprocheraient lentement du sacrifié, avant de se rejoindre pour un bouquet final qui verrait la dissémination définitive de l'ancien employé de la mairie de St-Marcelin-la-rivière. Les stocks d'armes dont disposaient le Grand Antarès étaient d'une abondance que ne pourrait traduire correctement aucune hyperbole -si on avait pu manger les bâtons de dynamites, la population d'obèse aurait connu une croissance sans précédent, mais ça n'était pas le cas, et visiblement, le diabète de type 2 ne redeviendrait pas tout de suite une préoccupation nationale. La cause en était l'emballement des industries militaires à la veille de la destruction du monde. La biomasse humaine était probablement inférieure à la masse d'explosif et de munition en circulation dans le monde.
L'opération mobilisa l'équivalent de six tonnes de tnt-approximativement – ce qui était « franchement pas mal » d'après le pyrotechnicien. A titre de comparaison, expliqua-t-il au Leader suprême, la bombe qui avait dévasté Hiroshima représentait environ vingt mille tonnes de tnt. Le petit spectacle de Frédéric Pichon provoquerait donc une explosion presque trois mille trois cent trente-quatre fois moins puissante, mais, toujours d'après l'expert, « il y avait quand même de quoi s'amuser », de quoi raser une zone de trois cent mètres carrés, tout de même. Visiblement, on avait à faire à un passionné. Il n'y avait cependant aucun danger, puisque les charges sauteraient de manière différée, les unes après les autres, ne provoquant chacune qu'une modeste déflagration.
Les préparatifs avancèrent étonnamment vite, et l'excitation du peuple-que la nouvelle d'une exécution publique avait mis en joie- ne semblait plus pouvoir croître lorsque le jour J arriva finalement.
Pour ce qui était du lieu, le Grand Antarès avait choisi une espèce de crevasse assez peu profonde dans une grande plaine déserte avoisinant la ville. On pouvait profiter de la position surplombante pour mieux voir le spectacle, et cela limitait le risque de se faire éborgner par la projection malencontreuse d'un débris incandescent.
Les esclaves, qui pensaient tous avoir eu une idée brillante en décidant de venir en avance pour obtenir la meilleure place, s'impatientait, alors que plusieurs heures les séparaient encore du début du show. Le Grand Antarès trépignait lui aussi, et craignait en plus que sa main d'œuvre déjà fragile ne dépérisse encore plus rapidement en attendant près d'une demie journée en plein soleil, à plus de quarante degrés-oui, en période post-apocalyptique les températures connaissent une forte inflation. Il ne pouvait se permettre de perdre encore de la main d'ouvre, son mausolée n'allait pas se bâtir tout seul. Aussi décida-t-il d'ordonner au chef de la pyrotechnie d'avancer le spectacle, en sautant toutes les procédures de sécurité : c'était l'apocalypse, il fallait vivre avec son temps, toutes ces mesures de doubles vérification et d'essais de sécurité, c'était des trucs de républicain, d'occidental démocrate, on était en théocratie post-apocalyptique oui ou merde ?
Le grand Antarès se dressa sur son trône, équipé pour l'occasion d'un jeu de projecteurs de discothèque censés représenter sa lumineuse aura, et proclama l'incantation sacrée et ancestrale qu'Halévy lui avait écrit quelques heures plus tôt.
-Peuple de SunSet City, cet homme a péché ! De ses crimes découlent vos souffrances, comme de lui découle le poison de la rivière ! Il est l'unique responsable de tous vos maux, et je vais, dans ma divine puissance solaire dont vous serez témoins d'ici quelques instants, l'annihiler par le feu.
Il entendit quelques spectateurs crier « tuez-le ! » et « On veut le voir péter cet enfoiré ! » et se décida donc à élider quelques passages de la formule d'incantation au soleil, inutilement grandiloquents, et entendit un hurlement de joie généralisé lorsqu'il déclara enfin, écartant les bras dans un geste christique :
-Toi ! Criminel ! Péris à l'instant, que la puissance sacrée de mon divin parent le Soleil purifie cette terre de ta présence infâmante !
Il se réinstalla confortablement, sirotant quelques gorgée de « Nitro-cola » (en réalité du seven up mojito, c'était très bon par cette chaleur), et se prépara à profiter du spectacle en faisant signe à son technicien qu'il pouvait enclencher le dispositif.
Le souffle de l'explosion renversa les premières rangées de spectateurs, et le Grand Antarès lui-même se retrouva plaqué contre le dossier de son siège, aveuglé par l'intensité de la lumière. Il mit un moment à retrouver ses esprits, ne comprenant pas ce qu'il s'était passé ; un vaste cratère noir, aux parois carbonisées, occupait la place ou se trouvait à peine quelques secondes avant le technicien de rivière. Les spectateurs, au-dessus de la crevasse, se relevaient péniblement, l'esprit visiblement confus. Soudain, avant que quiconque ait pu formuler une pensée cohérente, un grondement sourd résonna du fond de la terre, comme si la violence de l'explosion se répercutait encore dans la roche, qu'elle rebondissait entre les parois du sous-sol. Le grand Antarès reconsidéra fugitivement l'intérêt des doubles vérifications de sécurité, et se redressa, fasciné par ce bruit brutal et massif qui croissait en intensité, alors que les bords du cratère commençaient, lui semblait-il, à trembler ; un murmure d'incompréhension, aux confins de la panique, parcourait la foule, et chacun, jusqu'au grand Antarès lui-même, restait interdit ; les artificiers jetaient de tous côtés des regards plein d'effroi alors que le grondement, implacablement, se faisaient plus fort.
D'un coup, un geyser colossal, qui semblait une colonne solide tant la pression était intense, jaillit du cratère jusqu'à une hauteur de près de quatre-vingt mètres, et retomba sur la foule en une fine nuée de gouttes transparentes, qui, traversées par la lumière du soleil, généraient des centaines d'arc-ciel.
Les esclaves habitués aux ravages de l'eau polluée, se rétractèrent d'abord, mais bien vite, ils constatèrent avec surprise que l'eau était fraiche et douce. Ce fut alors une scène de liesse qui n'avait jamais eu de précédent sous le règne du Grand Antarès. Après ces moments de jubilation, le peuple se tourna vers son leader suprême, les yeux plein de respect, de vénération, mais surtout, d'une grande incrédulité.
Frédéric Pichon était lui-même extrêmement surpris, et ne savait pas comment réagir. Heureusement, son masque dissimulait son expression, qui traduisait une hésitation plus grande que n'en n'avait jamais vu n'importe quel serveur prenant la commande d'un client indécis. Il se tourna discrètement vers Halévy, qui après un bref moment de réflexion hocha la tête, lui faisant signe de saisir cette occasion que lui offrait le hasard, invraisemblablement favorable.
-Je... Je l'ai fait exprès. C'était voulu. Mon père, il... le soleil, a... a... fait surgir cette eau. Par un pouvoir mystique qui dépasse l'entendement des pauvres mortels que vous êtes.
La foule rugit alors de joie, et d'un même mouvement, d'une coordination impressionnante, se prosterna face à celui qu'elle était maintenant plus encline à considérer comme un authentique dieu vivant.
Frédéric Pichon, un peu hésitant, écarta les bras comme Jésus l'aurait sans doute fait à sa place, et, glissant un regard circonspect à Halévy, haussa les épaules.
Ce fut là le premier miracle qu'il accomplit, et qui ferait prendre une nouvelle dimension à sa légende.
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