Le Public

Elle regarda à droite, puis à gauche, encore à droite et encore à gauche avant de fermer les yeux et d'avancer d'un pas. 

Elle savait que le public ne ferait rien, puisque les gens le constituant avaient été habitués ainsi. C'était comme dans tout, les gens ne savaient jamais comment réagir, donc ils prenaient l'issue la plus simple : ne rien faire, attendre que quelqu'un d'autre réagisse pour ensuite réagir à leur tour. Il était tellement plus simple de suivre quelqu'un dans son mouvement que d'en partir un soi-même.

C'était ce que rendait les spectacles plus vides et ternes en sens de vivacité. L'appui du public manquait toujours, ou presque, et c'était ce qui était dommage en ce qui concernait la société dans laquelle elle vivait. L'évolution technologique y était, et ce pour sûr, cependant, l'évolution sur le plan sociale laissait à désirer sur certains points. Plus les gens étaient connectés avec le monde à l'extérieur de leurs frontières, et plus ils étaient déconnectés de la vie qui se déroulait juste sous leur nez. Il s'agissait là de la plus grande tristesse de sa génération toute entière.

C'est pourquoi elle se dit que c'était la dernière fois qu'elle allait monter sur scène. Elle ne voulait plus avoir à faire avec un public si peu réactif. À chaque précédente prestation, elle avait espéré tant et bien que mal, la réaction du public, sans succès, même si avec le temps, elle avait fini par s'y habituer et ne plus soudoyer du regard, elle ignorait juste à son tour, malgré le creux dans son cœur qui grossissait pendant et après chaque prestation. Elle n'en avait désormais que faire d'espérer, c'était derrière elle. Elle ne voulait plus attendre sans jamais voir de résultat positif venir vers elle en courant bras ouvert.

Elle ouvrit les yeux et regarda une fois de plus à droite. Son regard était perdu dans la noirceur, l'éclairage étant faible, presqu'inexistant, elle ne voyait rien. Son regard bifurqua à gauche. De ce côté, elle voyait un point de lumière au loin, mais elle n'y prêta pas attention. C'était de venant de ce côté que tout allait finir. Elle n'avait qu'à attendre le signal. Elle jeta un œil au-devant de la scène. Une fois de plus, aucun public ne la soutenait ce jour-là. Puis elle ferma ses paupières toutes tremblotantes par le trac de événement. Elle s'imaginait ce qui se trouvait derrière elle. C'était les coulisses, sa seule porte de sortie se trouvait dans cette direction. Si elle avait à fuir, faire demi-tour, c'était par là. Mais elle ne voulait pas renoncer, cette prestation allait être sa délivrance. Elle devait la faire, coûte que coûte.
Elle se coucha sur le sol légèrement humide –ou était-ce elle qui transpirait ?- et enfin elle ferma les yeux. Elle s'avait qu'elle n'avait plus à les ouvrir de nouveau. Elle s'était assuré que pour sa dernière fois sur scène, ce serait à un emplacement plus tranquille, plus paisible et plus libre que les fois précédentes. 

De plus, pour la première fois, elle agissait en solo. Pour la première fois, c'était elle qui décidait de tout ce qui se passait sur la scène. Pour la première fois, c'était elle la meneuse. Pour la première fois, c'était elle qui changeait son histoire. Pour la première fois, c'était elle qui tenait les ficelles. Pour la première fois, c'était elle qui ferait l'objet des regards, quoique les gens ne regardaient jamais vraiment, ou alors ils faisaient comme s'ils ne voyaient pas. 

Elle n'avait jamais eu de grand rôle, juste de petits. Elle passait vite à l'oublie des gens car la société de cette génération ne retenait que ce qui été négatif. C'est pourquoi elle n'attirait pas leur attention, elle n'avait jamais eu le rôle du protagoniste. Elle n'était que celle qui marchait dans l'ombre, faisant comme si de rien n'était, laissant les autres la ridiculiser et la manipuler. Elle était peut-être naïve, mais les gens oubliaient qu'elle n'était pas stupide pour autant. Elle n'oubliait pas aussi facilement qu'eux, malheureusement pour elle. Les gens jouant les mauvais rôles recevaient toujours de l'attention, même si ce n'était pas pour autant le plus grand et le meilleur des mérites, les gens ne faisant apparemment aucune différence entre le bon et le mauvais. Le monde dans lequel ils vivaient était tellement rempli de nouvelles négatives qu'ils ne se rendaient pas compte de ce que l'était réellement dans leur propre vie à eux.

Mais où voyaient-ils tant de mauvaises nouvelles et publicités ? Il ne fallait pas chercher bien loin. Partout où les gens vont, les gens se plaignent, font des plaintes et se disputent sans raisons. Sans oublier tout ce qui se passe dans les médias, car les nouvelles négatives y régnaient bien mieux que les bonnes. Des attentats ? Il y en avait à la poignée. Des accidents ? Il fallait toujours rejeter la faute sur quelqu'un. Des vols ? Il suffisait de demander. Des meurtres ? Là encore, c'était du déjà-vu. Des plaintes, des harcèlements, des agressions, des viols. Il semblerait qu'il s'agissait là de choses bien communes. Des tempêtes, des inondations, des ouragans. Chaque jour il y en avait. Il fallait toujours que les médias parlent de ces choses, même si plus de la moitié se déroulait sur l'autre hémisphère ou un autre continent, à des centaines de milliers de kilomètres. 

Pourquoi tant de négativité ? Simplement parce que c'était ce qui attirait l'attention des gens sur les réseaux sociaux. Dans les médias, c'était ce qui faisait augmenter les codes d'écoute. Les gens aimaient savoir ce qui se passait partout, les problèmes du monde entier. Pourtant, ils ne venaient pas à bout des problèmes qui se passaient juste devant eux.

Ils voulaient plaider pour une cause étrangère ? Sans soucis, ils n'avaient qu'à appuyer sur un petit icone et à passer au problème suivant. Mais qu'en était-il des problèmes de leurs amis, de leurs voisins, de leur famille, de leurs collègues, des connaissances qu'ils avaient ? Sans importance. Une rupture ou une séparation n'était pas d'une assez grande ampleur pour soutirer leur attention. Peut-être qu'un deuil mériterait leur attention ? Sans plus. Un regard compatissant, une sympathie, une parole réconfortante, un simple appui ou ne serait-ce qu'un sourire, les gens ne savaient plus ce que c'était. La société manquait cruellement de ressources et elle ne s'en rendait pas compte. La base des liens humains s'amincissait à vue d'œil et les gens n'y faisaient rien. Ils restaient encabanés dans leur chambre à jouer à des jeux avec et contre le monde entier, sans pour autant prendre le temps de socialiser avec les gens vivant juste à côté. Ils surfaient sur internet pour en apprendre davantage sur les personnalités publiques, les gens les plus connus, ou alors les gens ici et là sur la planète, mais ne faisaient aucuns efforts pour mieux connaître leurs semblables partageant leur vie au quotidien.

Elle avait réalisé cette réalité il y a bien longtemps. Quand les gens s'amusaient à la mépriser, elle était seule. Quand les gens l'ignoraient, elle les cherchait du regard. Quand ils avaient leur casque d'écoute sur leur tête, elle criait et hurlaient en silence priant pour que quelqu'un l'entende. Quand les gens regardaient la souffrance des peuples lointains, elle était elle-même mal en point. Quand les gens « likaient » des publications luttant contre l'intimidation, elle en était elle-même victime. Tout ça sous leurs nez. Savaient-ils ? Ignoraient-ils ? Était-ce volontaire ou non ? Tout cela n'avait plus aucune importance. Pendant que tous se connectaient quelque part, elle était seule là où ils étaient.

C'était pourquoi elle les voyait comme un public ne réagissant pas. Ils étaient là à regarder, mais ne faisaient rien. Ils étaient là à regarder, mais aucun n'osait jamais monter sur scène. Peut-être était-ce parce qu'il était plus simple d'attendre et d'ignorer, de prétendre qu'un autre allait agir à la place de chacun. Les gens étaient presque tous pareils : ils voulaient se démarquer sur les réseaux sociaux, mais n'osait jamais faire eux-mêmes le premier pas dans la vie réelles. La peur des regards d'autrui était plus forte que leur courage et leurs liens fondamentaux avec leurs semblables, leurs amis, leurs voisins, leur famille, leurs collègues et leurs connaissances. L'avis des gens qu'ils ne connaissaient même pas dominait sur toute la place, peu importe où ils se trouvaient.

Elle inspira un bon coup quand soudain elle entendit le signal au loin. Elle entendit le bruit ferroviaire et sentit les vibrations sous sa nuque et ses jambes.

Il ne fallait pas croire qu'elle trouvait cela banal, qu'elle ne se rendait pas compte de l'ampleur de l'action qu'elle était en train de poser. Au contraire, elle le savait très bien. Et si elle en était rendue là, c'était parce qu'elle en souffrait. L'ignorance des gens était pire que l'intimidation en tant que tel. Cependant, c'était justement ce que les gens ne comprenaient pas. Il était apparemment si difficile de comprendre ces mots : Ne rien faire à grande échelle est aussi pire, sinon plus, que de faire.

Le bruit grandissait petit à petit, quand elle entendit soudainement une voix provenant des coulisses. Était-ce quelqu'un qui l'avait aperçue au loin ? Est-ce que la personne l'avait suivie jusqu'à cet endroit ? Cette personne se souciait-elle d'elle ?

Connaissait-elle cette personne ? Ce n'était pas ce qui la préoccupait. Elle était trop absorbée par le ton de la voix qui se portait à elle. Une voix la suppliant de se lever et la réconfortant de mieux qu'elle pouvait. Une voix disant que tout ira bien, qu'il lui suffirait de revenir pour que la suite des choses aille mieux. Une voix sonnant l'appui et le réconfort. Une voix qui pour la première fois, se préoccupait d'elle.

Son cœur battait comme jamais, déchiré par la tournure des événements, elle avait un choix à faire. Entre le son ferroviaire s'en venant à toute allure et le son de l'appui qu'elle a attendu toute sa vie, elle avait deux options : la délivrance ou l'espoir.

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