Chapitre 27 - Irina

Le lit est vide. Je me réveille à cause de cette absence. C’est fou comme je me suis vite habituée à avoir Falco à mes côtés. Sa présence masculine est rassurante. Sa chaleur et ses bras autour de moi me sont devenus indispensables à mon sommeil pour qu’il soit réparateur. Je glisse les doigts sur le drap et sous son coussin. Il n’est pas parti depuis longtemps car ils ont gardé son empreinte et sa tiédeur. Je m’étire de tout mon long. Mes muscles sont quelque peu endoloris par cette nuit de danse et de fête. Et aussi par ce qui s’est passé après la soirée.
Un sourire naît sur mes lèvres en repensant à l’ardeur de Falco de me montrer ce que je lui avait fait ressentir. Il était vibrant d’impatience et de possessivité. J’ai adoré chaque seconde de notre nuit. Je suis certaine que j’ai une expression niaise sur le visage, comme un chat devant un bol de crème. Je ne suis pas venue étudier ici pour me trouver un mec, je ne voulais qu’apprendre et me prouver que je n'ai besoin de personne pour commencer ma vie d’adulte et de me forger un cursus complet. Je ne désire qu’un métier où je ferai mes preuves. Seule.
Je n’avais aucune idée que je pourrais rencontrer et plus qu’apprécier un mec. Qu’il prendrait petit à petit une place de choix dans ma vie. Se faire de nouveaux amis ? OK. Avoir un petit ami qui compterait suffisamment pour rester plus longtemps dans ma vie que mes années d’université ? Je n’y avais jamais pensé. Je m’emballe peut-être un peu vite car nous ne sommes qu’au début de notre relation et de nos études. De plus, il est un étranger voué à retourner dans sa famille et son pays.
La boule dans ma gorge qui se forme face à ce raisonnement est révélatrice. Je m’engage sur une route compliquée. Falco ne connaît rien à ma vraie identité, il pourrait repartir en Italie du jour au lendemain et il a de mauvaises fréquentations.
Je me lève en secouant la tête. Mes idées sont embrouillées, il est trop tôt pour se prendre la tête. Qui sait ce qui peut encore arriver. Nous ne sommes qu’en Novembre, nous avons encore du temps pour que notre histoire se développe ou pas. Je grignote le côté de mon ongle de pouce, il me faut du café.

Sortant de notre chambre — vu le temps qu’il y passe avec moi, je peux la considérer comme la nôtre — et le cherche dans l’appartement. Il n’y a pas  d'odeur de caféine dans la pièce principale. J’en déduis que Falco n’a pas encore préparé le fameux breuvage cher à ses ancêtres. La porte d’entrée est mal fermée, le battant étant contre le chambranle. Je m’approche dans l’optique de vérifier que personne ne tente de rentrer sans permission. Si Falco est parti tôt ce matin, il n’aurait jamais oublié de fermer correctement. Peut-être est-ce Jimmy ou Lily-Rose qui sont responsables ? Aucune importance au final. Je pose la main sur la poignée quand j'entends la voix de mon  italien au travers du bois.
La curiosité est le pire de mes défauts.
Il parle peu, n’a pas beaucoup d’amis ici à part ceux que je lui obtiens de force. Parfois je le surprends à discuter dans sa langue maternelle avec sa famille, et à d’autres moments en anglais. Il me dit que c’est pour entraîner ses sœurs à entretenir une autre langue. Cette fois-ci, il discute en anglais et a l’air d’être énervé. C’est suffisamment rare pour que je tende l’oreille. Je ne devrais pas me mêler de ses conversations téléphoniques. Il est dans le couloir pour avoir de l’intimité. Je devrais fermer cette porte.

— As-tu la moindre idée de qui il est ? C’est le parrain de la mafia russe à Milwaukee. On ne plaisante pas avec ce genre de mec.

Je me fige. Mon cœur manque un battement, puis repart au ralenti. Falco parle de mon père. Mon père ! Il connaît ma famille.

— …….

Je ne comprends pas la réponse de son interlocuteur. Mes tempes me font mal. Je retiens ma respiration. Pour mieux écouter, pour oublier ma joie et mon contentement d’il y a quelques minutes.

— C’est trop tard pour ça. Je suis trop engagé.

Ah oui ? Que veut-il bien dire par là ? Engagé ? Ça oui ! Il est bien enfoncé jusqu’au cou avec moi. Il m’a baisée, bien profond même. Le dégoût de cette situation me tord l’estomac. Il s’est joué de mes sentiments.

— …..

— La livrer aux mexicains et m’en laver les mains ? ricane-t-il.

Je sursaute, puis referme cette putain de porte le plus doucement possible. Je marche jusqu'à mon lit, mes genoux lâchent et je m’écroule sur le matelas.
Mon esprit est vide. Seuls ses mots tournent en boucle.

La livrer aux mexicains.

Falco s’est joué de moi. Est-ce qu'il m’a approché dans cet unique but ? Ou a-t-il été entraîné dans une spirale avec ce gang et maintenant il leur doit suffisamment pour me trahir ? Que ce soit un cas ou l'autre, la douleur est la même. Elle me transperce le cœur et me coupe le souffle. Que dois-je faire ? prévenir Youri ? Il va le tuer. Mon père ? Encore pire, il le torturera jusqu’à la folie. Je ne peux pas le livrer à ma famille, il n’a encore rien fait d’irréversible à part me briser le cœur.
J'entends soudain mon traître d’italien rentrer. Mon organe vital recommence à battre la chamade. Je panique une seconde. Que faire ? Mon sang russe souhaite la confrontation et bien que je sache me détendre grâce à l'entraînement de Youri depuis des années, je suis consciente de ne pas être à la hauteur d’un homme comme Falco. S’il devient violent, je ne pourrais pas l’en empêcher. Je regrette d’avoir refusé l’arme que Youri voulait que je garde avec moi.

— Tu viens, le café est prêt ! me demande-t-il sur le seuil de ma chambre.

— J’arrive ! je m’écrie en réponse.

Il faut que je m’éloigne sans qu’il soupçonne quoi que ce soit. Je n’ai plus confiance en lui. Ma poitrine me fait mal tant elle se serre face à la vue qui se déroule devant moi. Il a retiré son t-shirt et l’a déposé sur une chaise, bien plié. Ses abdos sont donc offerts à mon regard. J’ai déjà la nostalgie. Mais mon orgueil de Yourenev revient et je bloque ma colonne vertébrale. Personne ne se joue de moi. Voilà ce que ça donne de vouloir vivre “normalement”.

— Eh bien, tu es bien paresseuse ce matin, tu n'arrives pas à te lever après une soirée ? se moque Falco en s’installant à mes côtés.

Il me taquine comme si la conversation dans le couloir n’avait jamais eu lieu et qu’il ne prévoyait pas de me trahir. La chaleur de son corps diffuse vers moi. J’ai envie de me pencher contre lui et de réclamer un câlin.

— Mal de tête, c’est tout, je marmonne entre mes dents.

C’est tellement difficile de ne pas lui balancer tous les objets de l'appartement à la tête. J’ai envie de lui hurler dessus et de faire une scène épique. Mais non, je me retiens. Je ferme un instant les paupières et puis souffle doucement ma respiration. Je compte jusqu'à cinq en russe. Mon masque d’indifférence, que j’ai pratiqué pour les moments où mon père devait me présenter à ses alliés et que je ne devais rien laisser transparaître pour ne pas affaiblir le clan, se remet en place.

— La caféine est bonne pour diminuer les migraines.

— Merci.

— Tu as des projets aujourd’hui ou tu vas soigner ton mal de tête ?

Est-il intéressé par ma souffrance ou joue-t-il son rôle à fond ? Vais-je mettre toutes ses actions en doute maintenant ?

— Je dois terminer ma présentation en art plastique.

Je saute sur l'occasion pour m’éloigner de lui, toute excuse sera bonne. Je sursaute quand il pose sa main sur ma nuque et initie un massage.

— Tu es tendue. C’est normal que tu souffres.

Ses doigts sont magiques, je dois le reconnaître et ça me fait mal, car c’est la dernière fois qu’il me touche. Son attention parait sincère, il joue bien les amants empressés ! Je me dégage avec un sourire crispé. Il fronce les sourcils, surpris par mes réactions. C’est difficile d’être naturelle alors que je n’ai qu’une envie, celle de le pousser dans les escaliers pour que sa souffrance soit au même niveau que la mienne. La violence de mes pensées me trouble. Je ne me croyais pas aussi vindicative.

— Je vais être en retard, je lui annonce en m’écartant de lui.

Je regarde l’horloge, puis m'enfuis dans le sanctuaire de la salle de bain. Je me prépare aussi vite que possible et sors de l’appartement sur un dernier salut de loin. Falco penche la tête et m’observe partir l’air troublé, m’ayant suivi dans la pièce principale. Je n’ai pas réussi à être aussi bonne comédienne que lui, mais je n’ai pas eu de temps pour me préparer.
Je me fige derrière le panneau de bois. Mon cœur est brisé. Il est douloureux, serré comme dans un poing. Je ne peux pas le laisser sur cette dernière image de moi. S’il y a un espoir, une lueur, une infime possibilité qu’il revienne sur ses intentions. Ou qu’il m’aime suffisamment pour renoncer à ses projets. Je ne dois pas le rejeter sans un procès équitable. Toutes ces pensées pour me convaincre de ne pas partir sans un dernier regard. Je ne me suis jamais menti à moi-même. Si je suis honnête, je suis incapable de le quitter sans un au revoir digne de ce nom.
Sans plus de réflexion, je fais demi-tour, entre et repère mon italien près du comptoir, une tasse à la main. Il me fixe sans un mot. Il soulève un sourcil en guise de question.
Je traverse à pas précipités la pièce et passe mes bras autour de son cou, mon corps collé au sien. Mes lèvres sont sur les siennes, ma langue poussant pour entrer. Il ne me refuse rien et me soulève pour m'asseoir sur la table. Mes jambes l’entourent et je me plonge dans ce qui pourrait être notre dernier baiser. J’y mets tout mon cœur, mon âme. Il aura de quoi avoir des regrets s’il me trahit. Il pourra se souvenir de notre connexion et de nos étreintes et se reprocher de les avoir perdues. Et pour ma part, il m’est indispensable de lui dire adieu de la bonne façon. Nos souffles s’emballent. Ses mains sont partout sur mon corps et quand il s’engage sous mes vêtements, je me recule. Je pose une dernière, toute dernière fois, mes lèvres sur les siennes. Un baiser chaste, puis croise ses yeux. Rien de ses projets ne peut se distinguer dans son regard sombre.

— Je voulais juste dire au revoir.

— Quand tu veux, dorogoy ( ma chérie en russe).

Qu’il utilise ma langue maternelle pour me donner des petits noms est comme un poignard dans le cœur. Je force un sourire et m’en vais pour de bon.
Dans la rue, je retiens mes larmes. Je ne serai pas cette fille qui pleure pour un traître. Je dois  réfléchir à mes options. Si Falco met en route son plan, je suis morte. Les mexicains ne me feront pas de cadeaux. Je serai un pion dans leur guérilla envers mon père et mon clan. Pour ma sécurité, je dois m’éloigner, partir.
Si je pouvais tenir jusqu’à Thanksgivings, je pourrais retourner à Milwaukee sans déclencher des soupçons. Avec de la chance, Falco ne me livrera pas aux mexicains tout de suite. Mais ce sont des vœux pieux. Le ton qu’il employait pendant sa conversation téléphonique était troublé et pressé. Il n’attendra pas la fin du mois pour agir. Je dois être responsable et suivre les plans. Youri m’a concocté des stratégies pour toutes les éventualités.
Je n’ai aucune envie de rentrer à Milwaukee, mais les circonstances sont telles que si je ne suis pas les directives, je risque ma vie.
Je sors mon téléphone et appelle celle qui pour m’aider sans jugement. Elle me donnera des conseils qui seront les meilleurs. Elle n’a jamaiseu eu peur de contrer Youri si elle pensait que c'était la meilleure chose à faire.

— Maman ?

— Irina ? Il y a un problème ?

— Comment le sais tu ?

— Le ton que tu as employé, ma chérie. Une mère le repère à des kilomètres.

Je ris, mais j'ai des sanglots dans la gorge.

— C'est à propos d'un gars ? me demande-t-elle d'une voix douce.

— Je… oui.

Je marche vers les bâtiments à l'ombre des arbres qui perdent leurs feuilles d'automne. Les étudiants que je croise sont préoccupés par leurs études, leurs histoires. Je remarque des sourires, des rires dans les discussions. Un sentiment de solitude tombe sur mes épaules.

— J'aimerai rentrer, je crois.

— Raconte-moi, ce n'est pas peut-être pas si grave.

Une fille, Erica, qui est dans mon groupe en travaux pratiques me fait de grands signes depuis l'escalier où on se regroupe souvent. Elle me sourit et court vers moi.

— Attends maman, quelqu'un veut me parler.

— Retéléphone- moi quand tu es libre. Je suis là  pour toi, ma puce.

— Oui, je sais, je t'aime.

— Je t'aime.

Je raccroche et attends Erica. Nous ne sommes pas proches, je me demande ce qu'elle me veut.

— Hey ! Le prof, Anderson, te cherchait. Je l'ai croisé, il y a vingt minutes. Il m'a donné un mot pour toi.

Ah bon ? Qu'est-ce qu'il voulait ?

— En fait, il a besoin de toi pour l'exposition. Comme il m'a reconnue, il m'a demandé si je savais où tu vivais sur le campus. Je ne voulais pas lui donner ton adresse, il me met un peu mal à l'aise, reconnaît-elle en se dandinant. Du coup, je lui ai proposé de te faire passer le message.

— Merci, tu as bien fait. Ça ne lui regarde pas où j'habite. 

Je lui souris, reconnaissante face à cette démonstration de sororité. Elle m'entends un papier plié en 4 où une adresse est indiquée.

— Il a dit qu'il t'attendait là-bas. C'est un entrepôt où ses dernières  œuvres se trouvent.

— OK, je vais y aller. Merci encore Erica.

— De rien. Bonne journée.

Je lui souris et agite la main pour lui dire au revoir. Mon cœur se serre, elle n’a rien remarqué. J’ai réussi à passer pour l’étudiante heureuse de sa vie et sans problème alors que mon monde est en train de brûler.


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