Chapitre 19 - Falco


À l'intersection de Nassau et Olden Street.

Je ne m'attendais pas à ce genre de quartier. J'ai l'impression de me retrouver dans une sitcom américaine dans une petite ville tranquille et sans problème. Route large avec des croisements illuminés par leur feux tricolores suspendus au-dessus des voies de circulation. Peu de voitures et encore moins de piétons. Les maisons sont typiques du New Jersey, à un étage et parées de leurs briques rouges. Les trottoirs sont longés par des arbres encore feuillus. L'atmosphère est paisible et teintée d'une discrète prospérité. La vie est chère dans cet état voisin de New York, je n'ai pas trouvé de quartiers chauds comme dans la ville qui ne dort jamais. Ici, les bâtiments ne sont pas délabrés, pas de détritus à terre ni de sans-abris visibles. Le lieu de mes combats est le plus mal loti que j'ai vu depuis mon arrivée. Malgré cela, il n'est pas insalubre ou glauque. Les hommes qui le gardent sont la raison pour laquelle la population se méfie de ce qu'il s'y passe.

Tout le contraire de l'endroit où mon taxi me dépose. Le lieu de rendez-vous, le restaurant Despaña, est accueillant, avec ses grandes fenêtres et ses contours de couleur blanche. La terrasse est installée bien qu'elle soit vide de clients. Je scrute les environs et note que les autres édifices sont aussi des établissements et des commerces.

Je paie le taximan et vérifie l'heure à ma montre. Je suis ponctuel.

Avant d'atteindre la porte d'entrée, un homme patibulaire aux bras croisés secoue la tête et me montre un autre accès à quelques mètres.

Ah ! L'entrée des artistes, le coin VIP, ou si je n'ai pas de chance, un guet-apens. J'acquiesce et me dirige vers celle-ci.

Un autre homme de main m'accueille avec un sourire narquois, je me tends dans l'attente d'un problème. Mon instinct ne me ment jamais. Dès que je m'approche, il m'empoigne et me pousse sur le côté du bâtiment. Moins visible de la rue principale, mais à la vue des passants quand même. Ils n'ont donc aucun souci de discrétion. Voilà le moment crucial de mon plan, ils vont me mettre à l'épreuve pour passer à la suite logique de ma progression dans leur organisation. Un bon passage à tabac pour vérifier mes compétences hors d'un ring.

Je laisse le mec frapper en premier, comme le naïf que je suis censé être. Son poing touche mon estomac et je me plie en deux. Il est fort, putain ! Je ne perds pas plus de temps et réplique en lui envoyant un coup dans le genou à ma hauteur. Autant profiter du fait que je suis en position basse. Le gros bras tombe et je le cogne à plusieurs reprises pour le mettre KO. Je n'ai pas le temps de me réjouir que j'entame une roulade pour reprendre position dos au mur. Deux autres gorilles sont venus en renfort. Je sors mon coup de poing américain et l'enfile sur ma main droite. Je ne sors jamais sans arme, mais je ne peux pas les tuer, car je dois prouver que j'aime me battre, pas que je suis hors de contrôle. Le froid du métal contre ma peau recentre mes pensées.

— Allez, venez les lopettes ! les nargué-je en leur faisant signe.

Ces mecs sont plus professionnels que ceux des arènes de combat, ils ne réagissent pas à ma provocation en se jetant sur moi. Ils se séparent pour diviser mon attention. Comme si j'allais les laisser faire. Avant qu'ils ne mettent en place une stratégie pour me casser la gueule, je m'élance sur le premier, le touchant à la mâchoire. Ses dents claquent sous le choc, du sang gicle sur le béton du trottoir. Je me tourne sans attendre pour éviter de justesse le deuxième gros bras qui tentait de passer sous ma garde. Je lui décoche une suite de coups plus violents les uns que les autres. Il s'écroule, mais je continue en lui donnant des coups de pieds dans les côtes. Ses gémissements sont pathétiques et un peu minables. Je pensais avoir plus de mal à m'en sortir.

— Ça suffit, intervient le premier mec.

Depuis le début de la bagarre, il s'était mis de côté et a juste observé comment je me tirais de cette situation.

— Je finis quand je le décide, je réplique en me tournant vers celui qui a mangé ses dents.

Celui-ci lève les mains et recule, toute son attitude déclarant ma victoire.

— Non ! Stop ! Tu as un entretien avec le boss, tu as réussi le test.

— Un test ? demandé-je, reprenant mon rôle d'ignorant du monde de la mafia.

Il me frappe l'épaule dans un geste à moitié amical et à moitié dirigeant, puis me dirige vers la porte que je devais initialement passer il y a quelques minutes.

— Joli combat ! s'exclame Felipe nous rejoignant comme une fleur sortie de nulle part.

Je me rends compte que le mec est tellement à fond pour monter dans la hiérarchie qu'il n'a pas pu rester en place et qu'il s'est ramené pour observer comment je gérais ma soi-disant raclée par les sbires de son boss. Il a voulu récolter les louanges d'avoir trouvé un nouveau poulain. Je passe donc le seuil avec une expression faussement surprise, tout en calculant les différentes possibilités de sorties et les éventuels traquenards. Mes réflexes sont toujours à fleur de peau suite à la bagarre et la poussée d'adrénaline dans mon sang.

— Voilà notre champion, annonce une voix éraillée par des décennies de cigarettes.

Un type moustachu, un cigarillo pendu aux lèvres, est assis derrière un bureau en bois. Des papiers sont éparpillés un peu partout sur son bureau. Il n'est pas impressionnant par sa taille, mais par la masse de muscles qu'il représente. Il est bâti comme une armoire à glace. Une vilaine cicatrice enlaidit son visage ravagé par les rides. Il doit avoir dans la soixantaine à peu près. J'évite son regard pour continuer à donner le change. Jouer le mec impressionné, perdu et hésitant à rester ici.

— D'ordinaire, je dois arrêter mes hommes pour ne pas trop amocher mon nouveau poulain.

— J'aurais apprécié que vous le fassiez dix secondes avant que Felipe n'ouvre la porte de votre bureau.

Le chef du cartel part dans un rire de gorge profond, avant de se mettre à cracher ses poumons. Sans jamais retirer son foutu cigare de la bouche.

— Vous êtes qui et vous voulez quoi ? attaqué-je pour gagner du temps.

Ils m'ont mis sur les nerfs. Entre avoir interrompu mon tête à tête avec Irina et me foutre sur la gueule, je suis à un fil de tous les descendre et de lui cramer les yeux avec ce qu'il s'évertue à laisser se consumer sans tirer une latte dessus.

— Ici, c'est moi qui pose les questions, petit.

Petit ? Je hausse un sourcil menaçant malgré moi. On ne se refait pas. Chassez le naturel et il revient au galop.

— Dans ce cas, je vous écoute.

— Tu es pressé ?

— J'ai cours demain matin et j'ai un devoir sur lequel je dois encore travailler.

Je fais mon maximum pour paraître sérieux dans le ton employé, bien que ma réplique est pleine d'ironie. Je dois jouer de ma couverture d'étudiant à la perfection.

— Mes hommes et mes plus gros clients parieurs m'ont tous parlé de tes derniers exploits. Comment se fait-il que tu saches si bien te battre ?

— Depuis gamin, je suis des cours.

— Pourquoi ?

— J'en sais rien... Certains font du foot, d'autres du basket, moi, ce sont les sports de combat.

— Et pourtant tu es étudiant en histoire de l'art... Pourquoi ne pas avoir demander une bourse dans une de tes disciplines et passer pro ?

— Je me suis blessé et je n'ai pas pu pratiquer durant plus de six mois.

Je fais mine d'être agacé de ressasser cette période de ma vie inventée de toutes pièces, de ruminer un antécédent duquel je ne me serais pas encore remis. Dans mon esprit, je remercie mon père d'avoir pensé à tous les détails de ma couverture. Il savait les questions qu'allaient soulever ce mec et il avait tout anticipé.

— Quel manque de chance ! lance-t-il comme s'il compatissait à mon sort.

— C'est derrière moi.

— Et si on faisait en sorte que tes talents servent à quelque chose ?

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— J'ai besoin d'hommes comme toi.

— Vous avez besoin que je tabasse des gens pour vous, c'est ça ? Je suis partant pour combattre des personnes consentantes, mais pas pour m'en prendre à des gens innocents.

— Personne n'est innocent dans ce bas monde.

— Vous avez compris ce que je veux dire.

— La plupart du temps, tu n'auras même pas besoin d'utiliser tes talents. Ceux qui me doivent du fric vont se chier dessus rien que te voyant arriver. Si tu dois te montrer plus persuasif, inutile de les mettre K.O. Un coup bien placé et ça suffira à leur faire cracher le pognon qu'ils me doivent.

Je laisse planer un silence, faisant mine de réfléchir à la proposition. Je trouve ça ironique de me retrouver au plus bas de l'échelle d'un gang, cela dit. J'avais quoi quand j'ai commencé à bosser pour mon père ? Onze ans ? Douze peut-être. Me revoilà pratiquement dix ans plus tard à devoir refaire mes preuves.

— Est-ce que je pourrai tout de même combattre encore ?

— Pourquoi veux- tu continuer à traîner dans ce sous-sol miteux ?

— Pour l'argent.

— Tu gagneras suffisamment en devenant un de mes hommes.

— Combien ?

— Ça dépendra de tes résultats. 5% de ce que tu récoltes.

— Et ça fait combien en tout ? 5 ça me parait peu.

— Je te garantis que tu gagneras plus qu'en combattant tous les soirs.

Je ne réponds toujours pas. Laisser un temps de pause m'a conseillé mon père lors de ce face à face. Selon lui, si une personne est susceptible de sentir un coup fourré, ce sera le chef. Alors je dois être convaincant. Ne pas me précipiter. Qui sauterait tête baissée pour filer des raclés à des inconnus ? À part moi, bien sûr.

— J'sais pas... votre offre est alléchante, mais ça me ferait sortir des clous.

— Aucun type qui a une ardoise auprès de moi n'ira porter plainte.

— Vous avez réponse à tout, dis-je, en lui souriant pour la première fois.

Le laisser croire qu'il me convainc. Que je ne voulais pas et qu'il est parvenu à me faire changer d'avis.

— Ecoute, tu hésites et je le comprends. Tu as le profil d'un type qui a la trempe d'aller loin dans mon milieu. Ce que je te propose aujourd'hui, ça pourrait être le début d'un grand truc pour toi. Collecte pour moi la semaine prochaine. Tu sauras à quoi t'en tenir comme ça. Si tu ne veux pas continuer après ça : pas de problème. Je te paie ce que je te dois et on en restera là.

En mon fort intérieur, je ricane, mauvais. Comme si après avoir mis un pied dans son organisation, je pouvais m'en tirer à si bon compte si je ne voulais pas poursuivre.

— Ça me va, faisons ça. Une semaine d'essai.

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