Chapitre 17 - Irina
17 septembre
— Pose-les là-bas et va chercher les cartons qui sont dans l’arrière-salle.
Je retiens un soupir de frustration et plaque un sourire neutre sur mes lèvres.
— Oui, professeur.
Dès que j’ai passé le seuil du hall où nous sommes en train de préparer l’exposition du professeur Anderson, je frappe la première chose qui me tombe sous la main. En l'occurrence, c’est une colonne en marbre. Je pousse un cri de douleur et secoue mes phalanges.
Depuis trois heures que je suis ici, je n’ai pas une seule fois été utile pour aider à la réflexion sur l’agencement ou le choix des œuvres d’Anderson. Il n'a fait que me donner des ordres comme si j’étais une simple manutentionnaire ou un ouvrier en déménagement. J’ai passé des heures à travailler dur pour remporter l’honneur d’être son assistante. Et pourquoi ? Pour l’entendre me donner des ordres à tout va sans considération.
— Oui, je vous l’assure, elle sera présente.
Monsieur Anderson sursaute en croisant mon regard. Je détourne le mien, faisant comme si je n’avais pas entendu ce qu’il vient de dire au téléphone. Les cartons dans les bras sont une diversion suffisante. Je ne veux pas me mêler de ses histoires. Peut-être est-il un homme marié qui trompe sa femme , Vu la façon dont il traite les gens, ça ne m’étonnerait pas de sa part.
Il soupire et me désigne une table dans le fond de la pièce. Oui, j’ai bien compris que je ne suis pas assez rapide pour répondre à ses exigences.
— J’aurai encore besoin de vous dans quelques jours, je vous préviendrai par mail ou en cours. Vous pouvez y aller.
— Oui, merci monsieur.
Je grimace intérieurement devant ma politesse. Mon père l’aurait déjà menacé et Youri tabassé pour le manque de respect envers moi. C’est un autre monde ici. Je ne peux et ne veux pas compter sur ma famille pour régler mes problèmes. Pour autant, il n’est pas question que je me laisse marcher dessus par un homme qui a une position de pouvoir. Il est professeur et de ce fait a mon avenir entre ses mains, mais je ne me laisserai pas faire encore longtemps.
Je me promets en revenant à l’appartement que la prochaine fois que cet homme écrase ma confiance en moi, je prendrai exemple sur mon père et trouverai le moyen de lui donner une leçon.
— Oulà ! Toi tu as eu une mauvaise journée ! s’exclame Lily-Rose en m'observant m'effondrer dans le canapé.
Je ferme les yeux et cache mon visage dans un des coussins de couleur criarde qu’elle a semé dans tout notre espace de vie. Mes cris de frustration sont étouffés par le tissu.
— Il ne faut pas garder ce que tu as sur le cœur, c’est mauvais pour ton équilibre intérieur, raconte nous tout, ma chérie.
Elle s'installe à mes côtés et me tapote l’épaule.Lily-Rose adore le feng shui et tous ces trucs sur la zénitude. Falco, que je n’avais pas remarqué, m’observe depuis le comptoir où il boit un café dans une tasse minuscule.
— C’est le professeur Anderson, je commence en frappant mon pauvre coussin.
— Tu étais si contente ce matin, pourtant.
Avant que je ne puisse lui répondre et me répandre en lamentations, elle regarde son écran de téléphone qui sonne.
— Je dois décrocher, c’est mon père. Il doit être encore furieux de ma dernière virée shopping. Il râle tout le temps au sujet de mes dépenses, depuis quelques jours.
Elle se lève et s’en va dans sa chambre avec une expression désolée.
— Viens par ici, m’ordonne Falco en détournant mon attention. Ce prof est imbuvable. Explique ce qu’il t’a fait.
— Et quoi ? Depuis quand mes malheurs t’intéressent ?
— Je peux peut-être t’aider, continue-t-il sans réagir à mon attaque verbale. je vais cuisiner, la faim te rend grincheuse.
Je ricane, car il a raison. J’ai passé l’après-midi à travailler et mon estomac est vide. Ce mec a un bon sens de l’observation pour avoir compris que le manque de sucre joue sur mon caractère.
— Tu sais cuisiner ? Toi ? Quand as-tu eu le temps d’apprendre ?
— J’ai téléphoné à ma mère et elle m’a envoyé ses recettes avec des explications.
Il sort une feuille pliée en quatre de la poche arrière de son jean et la secoue devant moi.
— Suffisamment détaillées pour que tu ne brûles pas l’appartement ?
Il passe derrière le plan de travail et ouvre les armoires sans hésitation. Chacun de ses gestes est sûr. Falco est économe dans ses mouvements et calme. Je m’installe sur un tabouret pour l’observer, et juste comme ça, je me détends. Mon esprit reprend un rythme plus lent. Sortant une casserole et une poêle, il les pose sur les plaques à induction et se tourne vers le réfrigérateur.
— Ma mère est une pâtissière hors pair, j’ai passé mon enfance à lui tenir compagnie dans son laboratoire quand j’étais puni. Pour me remonter le moral, elle me ramenait le soir, dans notre maison et me préparait mon plat préféré. Je ne l’ai jamais aidé, par contre, je me rappelle ses gestes.
— Donc, maintenant que tu es loin de ta famille, tu dois préparer tes repas toi-même et tu vas te servir de moi comme d’un cobaye.
J’utilise l’humour pour cacher que ses confidences sur son enfance me touchent. Il est si silencieux d’habitude que je pensais qu’il n’avait pas vraiment de sentiments.
— C'est une bonne idée, non ? Tu me racontes tes malheurs pendant que je tente de ne pas t'empoisonner ?
— Anderson est un connard.
— Ce n’est pas une découverte.
— Ne me coupe pas, s’il te plait. Travaille !
J’agite la main de façon dédaigneuse vers lui en souriant. J’aime quand il me taquine.
— J’étais sensée l’aider dans la mise au point de l’exposition, qu’on partage des idées, même si je m’y connais bien moins que lui en art. Je voulais apprendre.
Falco écoute attentivement, tout en coupant des oignons, de l’ail et des tomates. Le couteau est manié avec brio, pour un mec qui prétend n’avoir pratiquement jamais cuisiné, on dirait un professionnel. La lame claque sur la planche sans hésitation, avec une précision mortelle.
— Tu es doué, je le complimente sincèrement.
— Mon beau-frère Allessandro est un as, il adore donner des leçons.
— C'est un cuisinier, lui aussi ?
— Pas vraiment, plutôt boucher.
Une étincelle dans son regard me dit qu'il plaisante, mais je n'ose pas poser la question de peur qu'il ne se renferme comme d’habitude.
Falco fait rissoler le tout avec de la viande hachée, un air sérieux sur le visage. Les pâtes sont jetées dans l’eau bouillante pendant que je déverse ma rancune envers le professeur. Mon colocataire secoue la tête et émet des claquements de langue aux bons moments dans mon histoire. Sans commenter avec des mots, il me fait comprendre qu’il est d'accord avec mon ressenti.
Quand je termine mon récit, Falco sert deux assiettes appétissantes. L’odeur est réconfortante.
— Et donc voilà, je n’ai fait que porter des cartons, déplacer des objets sans importance. Il ne m’a rien dit de ses objectifs ni des œuvres qui seront exposées. Je n’ai servi à rien, sauf à entendre ce prof me dénigrer.
Il dépose devant moi une assiette et va ouvrir une bouteille de vin rouge.
— Tu ne devrais pas être surprise, Anderson est un con imbu de lui-même. Il a une haute opinion de lui et aime écraser les étudiants.
— J’ai travaillé comme une folle pour qu’il ne tienne pas ses promesses.
Ma voix est boudeuse, j’en suis presque honteuse. On dirait une enfant gâtée.
— C’est la vie, Irina. Si tu veux quelque chose, tu dois te battre pour l’obtenir.
— C’est ce que j’avais fait. Ce devoir n’était pas facile.
— Et maintenant ? Tu vas rester à pleurnicher sur mon épaule ou tu vas lui dire ses quatres vérités pour qu’il tienne ses engagements ?
— Je ne pleurniche pas !
Il rit en prenant une gorgée de vin. Je dois admettre que cet italien a une mentalité qui me plaît. Elle ressemble étrangement à celle de ma famille.
— J'irai demain, tu as raison.
Falco s’étouffe presque sur ses pâtes.
— N’exagère pas, commenté-je en levant les yeux au ciel devant ses grimaces. Si tu continues à te foutre de moi, je ne te complimenterai pas pour ton repas.
— Arrête de me draguer Irina, je ne suis pas libre.
Merde, il a une meuf ? Ou simplement, il ne veut pas de moi et me repousse de cette façon pour ne pas me vexer ? Je n’admettrai pas que c’est douloureux.
— Aucune chance, un petit flirt n’a aucune conséquence. De toute façon, moi non plus, je ne peux pas vraiment être en couple.
Je chipote dans mon assiette sans croiser son regard.
— Pourquoi essayer de me séduire alors ?
Il parle de ce qui s’est passé dans la salle de bain. Ni l’un ni l’autre n’en avait discuté depuis.
— Pour m’amuser bien entendu. Dans ma famille, les hommes sont très possessifs. Ils ne me laissent pas vivre ma vie.
— Donc tu t’es dit, Falco est un bon candidat.
Je ne vais pas lui avouer que je le soupçonne d'être à la solde de mon père. Et que je veux le démasquer grâce à cette stratégie de séduction. Ou que j’avais vraiment envie de lui.
— Personne n’est assez bien à leurs yeux pour moi. Jamais, ils ne t'accueilleraient dans notre famille. Ils sont bien trop tatillons.
— Ah ! J’ai connu un cas qui te surprendrait. Mon beau-frère, celui qui est avec ma plus jeune sœur, aurait beaucoup à te raconter par rapport à ces histoires de famille.
Il sourit en y pensant. Je voudrais être dans sa tête pour mieux le comprendre.
— Mais bon, si tu ne veux pas t’amuser avec moi… je laisse ma phrase en suspens quelques secondes avant de reprendre : je vais me trouver un autre candidat.
Sur ces paroles mesquines, je l’abandonne et vais me changer pour sortir en boite. Sur le pas de la porte, je lui lance :
— Bonne nuit, Falco. Et merci pour le repas, c’était très bon et instructif.
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