Le Prix de la Liberté, suite et fin


Le fardeau transmis

La barque heurta mollement le quai, un grincement déchirant l'instant de silence qui m'habitait depuis des heures. Le voyage de retour avait été aussi calme que troublant : la mer, lisse comme un miroir, semblait m'observer, et le ciel étoilé me renvoyait à mes propres incertitudes. Je n'avais qu'une certitude : quelque chose en moi avait changé.

Mes pas résonnèrent sur les planches du ponton désert. Le port, d'ordinaire grouillant de vie, semblait endormi, ses ruelles éclairées seulement par la lumière vacillante des lanternes. Pourtant, une sensation d'être observé ne me quittait pas. Dans l'ombre des caisses et des filets de pêche, je crus apercevoir des mouvements furtifs. Des chats, me dis-je, pour tenter de me rassurer. Mais leur regard... Il y avait dans leurs yeux une intensité dérangeante, presque humaine.

Arrivé devant l'auberge où je devais passer la nuit, je me surpris à hésiter avant de pousser la porte. L'intérieur était chaleureux, le feu crépitant dans l'âtre, et les murmures des rares clients m'accueillirent comme une caresse. Pourtant, le miroir derrière le comptoir attira mon regard. Je ne pouvais plus ignorer la lueur verte dans mes iris.

Je grimaçai, détournant les yeux. Je m'installai à une table, commandai à boire, mais l'appétit me manquait. Une lourdeur pesait sur mes épaules, plus encore depuis que cet homme félin – ou quoi qu'il ait été – avait posé sa main sur moi.

Cette nuit-là, dans la petite chambre aux murs de pierre, je tentai de dormir. Mes rêves furent chaotiques, hantés par des visions d'ombres félines courant à travers des ruelles pavées, sautant sur des toits, observant le monde depuis les hauteurs. À chaque instant, je sentais leurs griffes frôler ma peau et leurs yeux scruter mon âme. Et puis, il y avait cette voix. Grave, mélodieuse, mais distante, elle répétait sans cesse : « Tu as libéré plus que tu ne crois. »

Je me réveillai en sursaut, le corps en sueur, le cœur battant. Un reflet capté par la fenêtre attira mon attention. Un chat noir se tenait là, sur le rebord. Ses yeux d'un vert perçant me fixaient. Ce n'était pas un simple animal. Il portait en lui une présence que je ne pouvais expliquer. Je me levai, mais avant que je ne l'atteigne, il sauta dans le vide, disparaissant dans la nuit.

Le lendemain matin, je me mis en route pour trouver des réponses. Il fallait que je comprenne cette lueur dans mes yeux, ces rêves, cette sensation d'être traqué. Mais au fond de moi, je savais déjà que mon voyage ne serait pas qu'une quête pour me sauver. Quelque chose – ou quelqu'un – semblait attendre que je poursuive un chemin que je n'avais pas choisi.


Les premiers signes de transformation

Au départ, les changements étaient subtils, presque imperceptibles. Je me réveillais au milieu de la nuit, mon cœur battant la chamade sans raison apparente. Mais il y avait autre chose, quelque chose de profondément troublant : dans l'obscurité, mes pupilles semblaient se dilater plus que de raison, captant chaque éclat de lumière comme si mes yeux n'appartenaient plus tout à fait à un être humain.

Mes sens s'aiguisaient aussi. Je pouvais entendre le murmure du vent à travers les voiles des navires du port, sentir la moindre odeur dans l'air salé. Plus inquiétant encore, mon corps semblait s'adapter à ces changements : mes gestes devenaient plus fluides, plus précis. Une fois, en trébuchant sur une caisse au marché, je me rattrapai avec une agilité presque animale, les passants me lançant des regards mêlant surprise et méfiance.

Mais c'était la nuit que tout devenait clair. J'éprouvais un besoin irrépressible de sortir, d'errer dans les rues désertes. Mes instincts me guidaient, me poussant à chasser des ombres, à surveiller les moindres mouvements. Une nuit, je surpris un rat dans une ruelle sombre. Avant même de réfléchir, j'avais bondi, mes mains se refermant sur lui. Horrifié par mon geste, je le lâchai aussitôt, mais l'excitation du moment me fit frémir.

Ces transformations ne se limitaient pas au corps. Mon esprit aussi changeait. Je devenais irritable, méfiant envers les gens qui m'entouraient. Les voix des marchands, les rires des enfants, les discussions animées autour des feux de camp : tout cela m'agaçait. Je me surprenais à m'isoler, évitant mes amis et mes connaissances.

Les souvenirs de l'île pirate me hantaient plus que jamais. Cette silhouette féline, ces yeux perçants... et surtout, les paroles du chat qui résonnaient dans ma tête : « Tu as brisé le sceau... toi aussi, tu portes une part de ce fardeau. » Je savais qu'en libérant cette créature, j'avais déclenché une série d'événements qui me dépassaient.

Un soir, alors que je regardais mon reflet dans une flaque d'eau, je me surpris à murmurer :
— Qu'est-ce que tu m'as fait ?

La réponse vint d'un homme que je n'aurais jamais remarqué en d'autres circonstances. Assis sur un tonneau près du port, un vieil homme à la barbe hirsute et au regard perçant semblait m'observer depuis un moment. Vêtu d'une cape usée par le sel et le vent, il portait un médaillon étrange en forme de griffes croisées.

— Les nuits te paraissent longues, n'est-ce pas ? lança-t-il en se levant.

Je m'arrêtai, pris de court par son ton familier.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondis-je froidement.

— Oh, mais tu sais. Ce n'est pas une coïncidence si je t'ai trouvé ici. Je connais cette lueur dans tes yeux. Je l'ai vue avant.

Intrigué malgré moi, je m'approchai.

— Qui êtes-vous ?

Il sourit légèrement, dévoilant des dents jaunies.

— Un ancien marin. Comme toi, j'ai foulé les plages de cette île. Mais moi, je suis parti avant de briser le sceau.

Mon cœur s'accéléra.

— Vous savez ce qui m'arrive ?

Il hocha la tête, son regard se durcissant.

— Quiconque brise le sceau devient le gardien du fardeau. Tu es entre deux mondes maintenant : celui des hommes et celui des Félins Grands Anciens. Tant que tu ne comprendras pas leur nature, tu seras leur jouet. Mais attention... tout cela a un prix.

Son avertissement me glaça. Pour la première fois, je réalisai l'ampleur de ce que j'avais déclenché en libérant le chat sur l'île pirate. Un monde inconnu, ancien et cruel, s'était entre-ouvert, et j'étais en train d'en devenir une partie.


La quête d'une solution : une descente dans les ténèbresLes paroles du vieil homme me hantaient. Gardien maudit, fardeau, Félins Grands Anciens... Ces mots résonnaient dans mon esprit sans en éclaircir le sens. Pourtant, un besoin irrépressible de comprendre grandissait en moi. Je retournai à la bibliothèque de la ville, fouillant les rayonnages poussiéreux, à la recherche de récits ou de légendes qui pourraient éclairer mon dilemme.

Une nuit, en parcourant un vieux manuscrit sur les mythes des mers lointaines, je trouvai enfin un passage évoquant l'île pirate. Il parlait d'un gardien félin, un être à la fois homme et animal, chargé de protéger un artefact ancien : la Clé d'Éternité, une relique capable de déchirer le voile entre les mondes. Le gardien, maudit pour sa trahison, devait porter cette forme jusqu'à ce qu'un autre prenne sa place.

Un frisson glacial parcourut mon échine. Tout devenait clair : en libérant cet être, j'avais non seulement rompu le sceau, mais aussi pris son rôle. Je compris que cette malédiction n'était pas un simple châtiment, mais un cycle inéluctable.

Le vieux marin, intrigué par ma détermination, accepta de m'aider. Il m'indiqua des lieux où je pourrais trouver des réponses : un temple oublié niché dans une crique inaccessible, et une bibliothèque secrète cachée dans les montagnes de l'intérieur.

Je partis sans attendre, fuyant la ville où je ne me sentais plus à ma place. Le temple, érodé par le sel et le vent, semblait presque englouti par le temps. Là-bas, je trouvai des inscriptions gravées dans une langue que je ne comprenais qu'à moitié, mais leur signification était limpide : pour briser la malédiction, un sacrifice était nécessaire. Pourtant, les détails manquaient : quoi sacrifier, et comment ?

Mon périple me conduisit ensuite à la bibliothèque secrète. Cachée derrière des falaises abruptes, elle était gardée par un ordre de moines silencieux. Ils m'accueillirent avec méfiance, mais l'un d'eux, après m'avoir observé longuement, m'amena devant une fresque ancienne. Elle représentait un homme aux traits à moitié félins, les yeux verts brillants.

L'âme est le prix, chuchota le moine, le seul mot qu'il prononça.

Je partis, l'esprit embrumé. Qu'était-ce que ce sacrifice dont ils parlaient ? Devais-je renoncer à mon humanité pour préserver le monde ?

Chaque jour, les changements dans mon corps devenaient plus flagrants. Mon visage semblait se modeler, mes pommettes se rehaussant, ma mâchoire devenant plus fine. Mes pupilles verticales ne disparaissaient plus totalement, même sous la lumière du jour. Je me surprenais à bondir sans effort sur des hauteurs inaccessibles auparavant. Mais pire que tout, ma voix s'altérait : parfois, je n'arrivais plus à former de mots.

Ces transformations ne m'isolaient pas seulement de moi-même, mais aussi des autres. En traversant un village sur mon chemin, je notai les regards suspicieux, les murmures sur mon passage. Une femme s'écria :
— C'est une bête déguisée !

Ses paroles déclenchèrent une émeute : des hommes armés de fourches et de torches se mirent à me pourchasser. Je ne savais pas si c'était la peur ou mes instincts qui prirent le dessus, mais je me faufilai dans l'ombre, bondissant de toit en toit pour échapper à leurs griffes humaines.

Enfin seul dans une grotte sombre, je regardai mes mains tremblantes, maintenant couvertes d'une fine couche de poils sombres. Mes griffes, autrefois si discrètes, luisaient à la lueur de la lune. Je n'étais plus seulement un homme.

Alors que je cédais à la panique, une voix résonna dans ma tête, douce et impérieuse, celle du chat que j'avais libéré :
Tu comprends maintenant, n'est-ce pas ? Nous ne sommes pas les gardiens. Nous sommes les clés.

Un sentiment d'effroi me submergea. Si je ne trouvais pas de solution rapidement, ma transformation serait irréversible. Pire encore, je risquais de devenir ce que je redoutais : un étranger dans un monde humain, une créature chassée par ceux que j'avais jadis considérés comme mes semblables.


Confrontation finale : le choix ultime

Le voyage jusqu'à l'île fut long et éprouvant. Chaque instant passé en mer me rapprochait davantage de l'inconnu, et pourtant, j'étais poussé par une force irrépressible. L'île émergea enfin de la brume, telle une silhouette spectrale. Son rivage dévasté, ses falaises noircies, et ses forêts denses semblaient m'attendre.

En débarquant, je remarquai que l'atmosphère avait changé. L'air était lourd, chargé d'une énergie familière. Alors que j'explorais les ruines, je tombai sur une série d'inscriptions gravées dans la pierre, entourées de symboles que je ne pouvais ignorer. Ces marques étaient différentes de celles que j'avais vues auparavant : elles racontaient une histoire.

Les visions commencèrent. Par flashes, je revis d'autres comme moi : des hommes aux yeux brillants, marchant sur ces mêmes terres. Je compris qu'ils avaient, eux aussi, brisé le sceau et hérité du fardeau. Le cycle n'avait rien d'un accident : c'était une mécanique implacable, un piège tendu par une force ancienne pour maintenir l'équilibre du monde.

Dans une grotte plus profondément enfouie, je trouvai des messages laissés par celui que j'avais libéré. Ils confirmaient mes soupçons : le gardien ne protégeait pas seulement un artefact, mais un équilibre fragile entre deux mondes.

Le puzzle se dévoilait pièce par pièce. Le cycle n'était pas une simple malédiction ; c'était un système conçu pour enfermer les âmes des gardiens dans des corps animaux, leur permettant d'exister dans les deux mondes à la fois. L'île, son artefact et ses mystères n'étaient qu'un mécanisme destiné à attirer les âmes humaines susceptibles de perpétuer la boucle.

En explorant plus avant, je trouvai une fresque représentant une lignée ininterrompue de gardiens. Leur transformation finale les condamnait à une éternité silencieuse, des âmes conscientes enfermées dans des formes féroces mais muettes. Leurs sacrifices assuraient que l'artefact ne tomberait jamais entre de mauvaises mains.

Le dilemme se présenta alors : devenir l'un d'eux, ou tenter de rompre la boucle. Mais briser ce cycle risquait de libérer une force plus destructrice encore, celle que le gardien avait tenté de contenir.

Sous la lumière vacillante d'une torche, je fis face à l'artefact. Il brillait doucement, une lueur étrange et attirante. Mon esprit vacillait entre ma conscience humaine et une force instinctive, bestiale, qui s'imposait de plus en plus.

Un choix s'imposait à moi : laisser le cycle continuer ou le rompre au prix d'un déséquilibre fatal pour les deux mondes. En cet instant, je comprenais la signification des mots du gardien : "Nous sommes les clés."

Avec une dernière pensée pour ma vie humaine, je posai la main sur l'artefact. Une vague de chaleur et de douleur m'envahit. Mon corps humain disparut entièrement ; mes derniers souvenirs s'effacèrent, remplacés par une conscience nouvelle et sauvage.

Avant de perdre ma dernière parcelle d'humanité, je gravai à mon tour un message cryptique dans la pierre de la grotte, un avertissement pour celui ou celle qui viendrait un jour :
"À toi qui franchiras cette porte, sache que la liberté a un prix. Ne libère pas ce qui ne doit pas être libéré."

Quand je sortis de la grotte, le monde avait changé. Ou peut-être étais-je le seul à être différent. Mon esprit, à moitié humain, à moitié animal, s'adapta lentement à ma nouvelle existence. Désormais, je serais le gardien.

De loin, j'aperçus une silhouette humaine sur le rivage, s'aventurant sur l'île. Mon instinct s'éveilla : le cycle se perpétuait déjà. Je bondis dans l'ombre, prêt à protéger ce qui devait l'être, mais aussi à laisser une porte ouverte pour le prochain, comme mon prédécesseur l'avait fait avant moi.


Conclusion : la boucle se referme

Les premières semaines dans cette nouvelle existence furent marquées par une lutte constante. Mon corps félin, agile et puissant, s'adaptait rapidement à son environnement. Mais mon esprit, lui, restait accablé par le poids de l'humanité que j'avais laissée derrière moi.

Dans ce monde humain, ma présence était perçue comme une menace. Je devins une proie, traqué par ceux qui ne comprenaient pas ce que j'étais. Les habitants des villages proches racontaient des récits de créatures nocturnes, mi-animales, mi-démoniaques. Ils armaient des chasseurs pour me trouver, tandis que moi, je restais dans l'ombre, évitant leur regard et leurs pièges.

Malgré leur hostilité, une force ancienne guidait chacun de mes pas. Ce n'était pas une voix, mais une pulsation, une volonté inscrite dans mon être. Elle m'ordonnait de protéger l'artefact et l'équilibre qu'il représentait. Je ne pouvais pas fuir cette responsabilité, pas plus que je ne pouvais échapper à ma nouvelle nature.

Je commençai à comprendre ce qu'avait vécu le gardien avant moi, cette solitude inexorable, cette impossibilité de communiquer avec ceux que j'avais autrefois appelés mes semblables. J'étais devenu une ombre silencieuse, un protecteur invisible dans un monde qui me rejetait.

Un jour, alors que je rôdais près des rivages de l'île, je sentis une présence nouvelle. Une embarcation approchait lentement, battue par les vagues. Une silhouette solitaire se tenait à la proue, scrutant l'horizon. Quelque chose dans son allure me semblait familier, un mélange de curiosité et d'obsession que j'avais moi-même porté lors de mon propre voyage vers cet endroit maudit.

Je me cachai parmi les rochers, mon corps tendu, prêt à observer et à intervenir si nécessaire. L'individu débarqua, ses pas lourds laissant des empreintes dans le sable mouillé. Il semblait attiré par une force qu'il ne comprenait pas, comme si l'île elle-même l'appelait.

Quand il tourna la tête, nos regards se croisèrent. Une lueur verte, identique à celle qui brillait autrefois dans mes propres yeux, scintillait dans les siens. Mon instinct se réveilla : le cycle continuait.

Je restai immobile, dissimulé dans l'ombre, alors qu'il s'enfonçait dans la forêt dense. Une part de moi voulait l'arrêter, l'avertir de ce qui l'attendait. Mais je savais que cela était inutile. Tout comme moi, il était condamné à découvrir la vérité par lui-même.

Alors que sa silhouette disparaissait entre les arbres, je me détournai, retournant à mon rôle silencieux de gardien. Le cycle était une prison, certes, mais c'était aussi un équilibre. Et désormais, je comprenais que ma mission n'était pas seulement de protéger l'artefact : c'était aussi de veiller à ce que l'histoire ne s'éteigne jamais.

Dans ce regard familier, j'avais vu à la fois un reflet de mon passé et une promesse d'éternité. La boucle s'était refermée, et avec elle, mon humanité s'effaçait complètement. Désormais, j'étais le gardien. Et bientôt, quelqu'un d'autre prendrait ma place.

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