5 - Le prix

Après une demi-heure de marche, nous sommes enfin arrivés à la petite cabane de mon père, où Cirth est de nouveau installé. Lorsque sa marque a été découverte, il n'a reçu que quelques coups en même temps que sa crise, mais cela a suffi pour faire empirer son état.

S'il avait seulement été touché à la mâchoire ou au torse, il se serait remis, mais l'un des elfes était muni d'un petit poignard et avait entaillé son bras, à l'origine du tatouage. L'effet ne s'est pas vu de suite, mais dès que nous nous sommes retrouvés seuls il s'est effondré.

C'est Caem, revenu en cachette, qui m'a aidé à le conduire ici car je craignais une tentative de la part de nos combattants.

Il est allongé sur un lit de fortune, sur et sous une épaisse couche de couverture. Aujourd'hui, il dort visage détendu, mais cela est tout récent. Les premiers jours, sont état est allé en s'aggravant. Il était pris d'une forte fièvre et sa blessure refusait de coaguler, le sang qui s'en écoulait était noir. Il délirait et gémissait sans cesse, comme si la crise refusait de se terminer. Je me suis résolue à agir le quatrième jour, lorsque la peine de le voir ainsi a dépassé ma peur.

Je laisse mon frère retirer les bandages sur son bras et je passe une main sur le front de Cirth. Sa fièvre est tombée depuis plus d'une semaine et je ne comprends pas pourquoi il ne se réveille pas. Je m'assois par terre et pose ma tête près de la sienne. Je finis par m'assoupir. A moitié plongée dans mes souvenirs, à moitié avec lui.

*

Ce quatrième jour, j'ai rassemblé mon courage et j'ai appelé « l'Origine ». J'ai cru au départ qu'il n'existait pas, car rien de spectaculaire ne s'est produit. Mais une ombre s'est détachée de l'ombre de la forêt puis a pris forme humaine.

C'était l'elfe qui nommait les martyrs. Son visage était dénué d'émotion, mais pas comme une personne insensible, plutôt comme quelqu'un de las et épuisé. Son regard s'est néanmoins éveillé lorsque j'ai formulé ma requête.

Il a confirmé ce que j'avais déjà deviné : Cirth allait bientôt mourir à cause de la souffrance qu'il endurait. Mais je pouvais empêcher cela. En payant.

Il a tenu à ce que je lui confirme plusieurs fois mon choix avant d'obéir et de m'aider à soulager Cirth d'une partie de son fardeau. L'Origine - car c'était bien ainsi qu'on l'appelait -, m'a informée que j'étais la quatrième personne, depuis la création des martyrs, à accepter de payer pour un martyr. Je n'ai rien répondu, tout ce que je voulais c'était qu'il agisse.

La forme humaine est redevenue ombre et m'a enveloppée de sa noirceur. J'ai fermé les yeux.

Il me faudra longtemps pour accepter ma nouvelle condition. Je m'étais attendue à beaucoup de choses mais pas à cela.

Siwan mise à part, le village n'est pas encore au courant de ce que j'ai fait pour Cirth, mais il ne fait aucun doute que je ne pourrai plus m'y rendre, que ce soit une fois par mois comme par an. Ils ne le permettraient pas.

J'ai beaucoup pleuré. Chaque fois que Caem part, la solitude et la peur reviennent. Je vis près des miens sans pouvoir leur parler. Mon petit frère a été banni juste après moi, pour s'être rendu chez moi à plusieurs reprises et avoir été ainsi en contact avec le « maudit » ; il a cependant le droit de se rendre au village très tôt, avant que le soleil ne se lève. Tout comme ils ignorent ce que j'ai fait, ils ne savent pas que Cirth allait mourir par leur faute.

Mais si la solitude peut être comblée par Caem, il ne peut rien contre la peur. Celle qui est toujours présente, comme un arrière-goût amer, et qui change tout mon environnement, aidée du noir de l'origine. C'est elle qui me fait continuellement porter mon attention sur les moindres détails : le chant du vent, le goût du pain, l'odeur des plantes. Ces détails sont source de plaisir pour d'autres, mais je ne parviens pas à en profiter.

Je ne vois que l'évidence.

J'ai payé pour un océan d'encre et de vide.

*

Je me fige soudainement. Cirth semble s'extirper de son sommeil prolongé. Je me redresse et cherche la présence de Caem. Sa main se pose sur mon épaule.

Nous nous taisons tous deux, dans l'attente d'un signe de son réveil. Il remue à nouveau et mon frère claque faiblement des doigts. Sa voix s'élève enfin, tendue :

- Combien de temps ?

C'est mon frère qui lui répond. Soulagée, je me lève et vais chercher le linge propre pour en recouvrir sa plaie qui ne cicatrise que lentement. J'essaie de baisser mes yeux sur mes mains, j'espère que j'y parviens.

Je retourne vers mon malade qui interroge Caem sur les derniers évènements. Mon frère évite d'évoquer mon marché avec l'Origine, mais Cirth est loin d'être stupide. Je l'entends s'étrangler avant de réussir à s'exprimer.

- Mais qu'est-ce que tu as fait, Carys ?

Sa voix est horrifiée et je sais qu'il regarde mes yeux. Mais moi, je ne peux plus détourner mon regard.

Je dois maintenant me contenter de sentir son odeur familière, entendre sa voix apaisante et toucher sa peau.

Je ne verrai plus ses yeux noisette, mais il ne mourra pas et il ne souffrira plus comme avant.

C'est le prix à payer. Ma vue s'est envolée, emportant avec elle une partie de la douleur de Cirth.

Il me serre contre lui et, pour la première fois depuis que je le connais, il pleure.

Je ne verrai plus le soleil se coucher, l'eau miroiter et les couleurs se mélanger mais j'entendrai à nouveau son rire. Un jour.

Juste avant de prendre ma vue, l'origine m'a montré la nouvelle couleur de mes yeux, ils sont à présent blancs et scintillants, comme mes galets.

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