1 - Le ruisseau
Aujourd’hui sera une journée agréable, assurément.
J’ai été réveillée par la douce chaleur du soleil et, depuis mon réveil, l’air encore frais s’est changé en une brise tiède, annonciatrice du printemps qui s’installe peu à peu.
La maison est silencieuse. Caem, mon frère, a déjà dû partir depuis un moment. Il préfère se lever avant moi et ranger un peu ces derniers temps. Il est vrai que la situation ne s’est que récemment améliorée…mais je ne doute pas qu’il reprendra vite ses anciennes habitudes !
J’ai du temps devant moi, alors je profite et déguste une tranche du pain que nous avons préparé hier. Les grains croustillent et le goût se répand dans mes papilles. Les choses commencent déjà à changer. Pour compléter mon déjeuner je mange une poire, dont le jus sucré est également délicieux.
Quand je nettoie l’assiette utilisée et la cale pour qu’elle puisse sécher rapidement, je remarque la fleur sur le rebord de la fenêtre ; ma mère l’aura donnée tôt à mon petit frère, lorsque les autres dormaient encore. Son odeur délicate ne s’est pas encore répandue dans notre chaumière. J’ai beau avoir beaucoup de connaissances en matière de plantes, j’ai du mal à identifier celle-ci et je ne parviens pas à reconnaître la forme de ses pétales.
Huit petits sons étouffés parviennent du village. Ma journée commence. Je vais dans ma chambre, pour enfiler une robe en lin et une paire de sandales, avant de prendre mon sac et de quitter ma demeure.
Il me faut marcher un bon moment en direction du ruisseau qui passe non loin de chez moi pour atteindre une clairière. Une chute se situe un peu plus loin de cet endroit où j’aime toujours à me prélasser, même s’il n’est plus tout à fait comme avant. La forêt borde également cet espace qui regorge de vie, et le chant des oiseaux se mêle à celui des autres créatures qui vivent ici.
Je sens crisser et se courber sous mes pieds des dizaines de minuscules bourgeons. Ils font leur apparition depuis quelques jours maintenant et ajoutent leur odeur fraîche, naissante, à celle de la nature vivifiée. Il fait bon, mais l’eau est glacée lorsque j’y plonge mes mains. Je ne trempe mes pieds, assise sur la petite berge sablonneuse, qu’après plusieurs minutes d’attente. Ce sont comme des milliers de petites aiguilles qui cherchent à transpercer ma peau, mais, en un sens, cela me prouve que je suis bien vivante et j’en ai besoin.
Je me penche pour saisir ma sacoche et en sors un tas de linge poisseux que j’entreprends de frotter vigoureusement dans le cours d’eau, jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus aucune trace de la substance épaisse. Je m’arrête de frotter une fois certaine que le tissu est redevenu aussi propre qu’au départ. Là, je sors de mon sac un bol, que je remplis d’eau, et un petit sachet fermé par un cordon. Après avoir vérifié qu’il contient la plante que je souhaite, j’en verse une grosse poignée dans le récipient puis met ce dernier de côté. Le froissement du sachet disparu, je perçois la plainte de nouveaux bourgeons et devine que quelqu’un vient me rejoindre.
La liste de ceux qui pourraient venir ici est courte et les pas sont légers. Je sais qui est l’inconnu, et la voix fluette qui s’élève me le confirme.
— C’est Siwan…comment vas-tu ?
Je ne m’étais donc pas trompée. Siwan est toutefois la plus jeune fille d’un membre important de mon village et elle ne devrait pas être là. Je sens sa petite main effleurer mon visage.
— Ton père sait-il que tu es ici ?
— Non. Il me punirait. Mais je voulais savoir comment tu vas, insiste-t-elle en dépit de sa voix tremblante. Personne ne veut parler de ce qui est arrivé depuis le soir où tu es partie. Ce n’est pas vrai ce qu’ils ont dit, n’est-ce pas Carys ? Ils ne t’ont pas réellement bannie…
Elle est bien trop jeune pour comprendre les derniers évènements. Je ne peux pas lui mentir et affirmer que je reprendrai bientôt ma place mais je ne peux pas non plus lui dire la vérité. Je la prends dans mes bras et caresse ses longs cheveux soyeux.
— Ils ne m’ont pas vraiment bannie, c’est moi qui ai choisi de m’isoler, le calme me fait du bien et cela évite à ton père, notamment, d’avoir à gérer de nouveaux problèmes.
— Mais tu n’as rien fait de mal ! Maman elle-même me l’a dit !
— Je sais, je murmure, tout en la berçant. Mais les membres du conseil ne pensent pas ainsi et on doit se plier à leur décision, ils font ce qu’ils peuvent afin de tous vous protéger. Rentre chez toi, Siwan. Tout va bien.
— Mais…proteste-t-elle.
— Mais rien, ne t’en fais pas. Je demanderais à Caem de te donner des nouvelles quand il retournera au village, d’accord ? Ne reviens pas, ton père s’inquiéterait.
A contrecœur, la fillette se relève et s’éloigne lentement. Au fond, j’aimerais qu’elle reste avec moi un moment et qu’elle s’amuse à poursuivre quelques oiseaux comme elle adore le faire, mais ce temps est révolu. Je n’ai pas bougé depuis son arrivée et un nouveau bruissement, très léger, m’indique qu’elle hésite encore.
— Siwan…
Je l’entends renifler et elle finit par revenir vers moi et me prendre à son tour dans ses petits bras.
— Tu verras, ils se rendront compte que c’est idiot de t’interdire de revenir avec nous, murmure-t-elle. Et ils verront aussi que ton ami n’est pas dangereux.
— Sûrement.
Je hoche la tête mais reste sur mes gardes. Je ne dois pas sombrer dans l’espoir, je ne peux plus me le permettre, cette époque est également terminée.
La voix de mon frère retentit.
— Ton père a déjà commencé à te chercher, Siwan ! Je lui ai dit que tu jouais avec les autres dans la forêt mais tu ferais mieux de ne pas traîner !
Avant de me quitter pour de bon, la petite chuchote à mon oreille une dernière question.
— Il va bien, lui ?
— Mieux.
Elle pousse un petit soupir de soulagement et court enfin en direction de son foyer. Caem se laisse tomber à la place de Siwan et fouille dans son propre sac. Il s’affaire à préparer un petit feu pour chauffer l’eau et les herbes et me pose ses questions habituelles. Ai-je bien dormi ? Bien mangé ? Ai-je retrouvé facilement la clairière ? Ai-je aimé la fleur dans la cuisine ?
C’est devenu un rituel. Je ne montre aucun signe de lassitude, car je sais que c’est pour lui un moyen de se réconforter. Le crépitement du bois ne tarde pas à se faire entendre, tout comme le glissement de la spatule qui mélange ma préparation. De temps en temps, il prend ma main et la serre, comme pour se prouver que je suis bien là. Je réponds dans ce cas à son étreinte pour le rassurer autant lui que moi. Nous avons tous deux gardé en mémoire l’odeur des cendres et le goût des larmes.
Il m’indique quand l’eau commence à bouillir et je rajoute plusieurs plantes dans le bol, vérifiant toujours leur identité au préalable, puis le linge que je viens de nettoyer. Il faut à présent attendre une heure avant que le tissu ne soit prêt à l’usage.
Caem sort son couteau et taille ce que je suppose être un bout de bois ; il se charge également de remuer et rajouter les plantes que je lui montre. Quant à moi, je fouille aux alentours pour dénicher quelques algues ou herbes afin de les faire sécher et de reconstituer mes stocks de plantes médicinales. Je vais tantôt dans le ruisseau fouiller les galets, tantôt près de la forêt et de ses mille musiques, sentir les écorces et les fleurs.
De temps en temps, je trouve un galet plus doux ou plus étrange que les autres et le lance à Caem pour qu’il me dise ce qu’il en pense — depuis toute petite, j’aime collectionner ces petites pierres pourtant banales. Le plus souvent je ne me trompe pas et le caillou est d’un joli blanc scintillant, comme je le préfère. A la lisière de la forêt, il arrive qu’un petit animal me frôle et je m’amuse à imaginer le parcours effréné qu’il suit à travers le bois.
Malheureusement, j’ai beau tenter de m’occuper, je reviens vite sur la minuscule plage, et mon esprit se retrouve assailli des questions que je m’efforce d’oublier. Je ne serais même pas parvenue à me détendre une matinée entière. Mes pensées dérivent dangereusement vers le sujet de ma peine et de mon inquiétude et Caem le sent.
Il entoure mes épaules d’un bras et s’efforce de me rassurer.
— Il va s’en sortir, ne t’en fais pas. Il a connu pire, il te l’a dit lui-même.
— C’est ça. Juste avant de tomber inconscient.
Tant pis pour la perspective d’une journée agréable. Elle sera mélancolique, comme toutes les autres. Et plus ça va, plus j’ai envie de me rouler en boule pour dormir et laisser les jours s’écouler plus rapidement. Cela fait déjà deux semaines que nous attendons le réveil de Cirth.
Caem n’est toutefois pas aussi fataliste que moi. Il n’a qu’une quinzaine d’années, cinq ans de moins que moi, mais il lui arrive souvent d’être aussi mature qu’un adulte. Il sait trouver les mots pour m’obliger à lutter contre le chagrin et il sait comment faire en sorte que je continue de vivre à peu près normalement, malgré ma récente exclusion.
Les minutes passent paresseusement. Je soupire et me couvre la tête avec le foulard de mon frère pour me protéger du soleil. Mauvaise idée, j’ai oublié que Cirth l’avait un jour porté. Les souvenirs reviennent les uns après les autres. Son arrivée, son acceptation, la découverte…
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