Épilogue

Temple d'Hime

Noir, noir, et soudain rouge, comme remonter à la surface d'un océan, les poumons en feu, il étouffe et prend son inspiration avec douleur. Une fois de plus. 

Quelque chose de frais se pose sur son front.

— Tout va bien, tout va bien !

Martin n'en est pas si sûr. Il a mal absolument partout, du bout des orteils à la pointe des cheveux, il a la sensation que chaque fibre de son corps proteste, grippée, sur le point de s'effriter, refuse de se mobiliser. Quelque chose lui remonte dans la gorge, il sent une vague pression à l'endroit où quelqu'un lui touche l'épaule pour l'aider à se redresser, pivoter et vomir dans le néant.

— Soren dit que ça va être douloureux pendant quelques heures... mais j'ai quelque chose pour atténuer tout ça... Attends, je vais te mettre...

Il se sent lourd comme jamais, comme une pierre qui sombre au fond de la mer. Pourquoi fait-il si noir ? Il croasse mais rien ne sort. Rien d'utile. On l'a installé sur des choses douces et moelleuses et il s'y enfonce avec félicité.

— Ouvre un peu...

Ouvrir quoi, Iris, tu es gentille mais, là, comme ça, je ne vois même pas de quoi tu veux parler.

Une tiédeur envahit sa bouche, puis sa gorge, puis sa poitrine et son ventre. Il se sent curieusement heureux.

— La vue devrait te revenir d'ici quelques jours, peut-être dès demain. Soren dit quatre jours pour marcher... Kerun sera peut-être de retour avant ça. Je ne sais pas.

Il y a un tremblement dans cette voix, des larmes qui veulent couler mais qui sont repoussées, et Martin prend soudain la mesure de l'incroyable : ils sont vivants, tous les deux. La douleur a reflué, comme une vibration lointaine, omniprésente mais tolérable. Il se souvient des derniers instants... et il se souvient qu'il est mort.

La main d'Iris est fraîche dans la sienne, il perçoit désormais le grain de la peau, les tendons, le sang qui coule à l'intérieur, et il la serre doucement.

— J'ai eu... terriblement peur, avoue la jeune femme.

Cette fois, l'émotion a percé. Martin tente de sourire avec ce visage qu'il sent à peine. La respiration de son amie est laborieuse, chargée de son émotion, elle peine à reprendre la parole.

— Mais c'est terminé. Les Obscurs sont morts. Nous sommes en sécurité.

Tant mieux, songe Martin.

Et puis il se rendort.


Caserne de la Garde

Kerun leva les yeux au moment Flèche Sombre entra. L'agent spécial avait glissé en Transe dès son incarcération et n'en avait pas émergé depuis. Venu le voir au fin de nuit, Darren n'avait pas eu le cœur de l'arracher à un repos dont il avait manifestement grand besoin. Mais c'était la mi-journée, désormais, et le commandant se dirigea directement vers la porte de la cellule pour la déverrouiller.

— Tu es libre. Amnistie générale.

Kerun parut légèrement incrédule.

— Pour tout le monde ?

— Tout le monde.

Le jeune elfe poussa un léger soupir et pendant une seconde, il parut incapable de se lever. Puis il se frotta le visage des paumes et se redressa.

— Tu dois te présenter à Dame Felden dès ton retour dans vos locaux. Cela doit être, bien sûr, ta première destination.

Kerun acquiesça en passant devant le commandant.

— Merci pour ton aide, Darren.

— Ne me remercie pas. C'est moi qui dois te présenter des excuses pour m'être fourvoyé. Je me suis laissé aveugler... par une loyauté mal placée, trop longtemps. Sois assuré que je ne laisserai plus des considérations étroites me dicter ma conduite.

Kerun le dévisagea sans répondre, manifestement surpris d'un tel aveu. Darren en avait d'autres sur le cœur mais il les garda pour lui. Il était furieux de ce qui s'était passé, absolument furieux, de son propre comportement, de la violence de ce qui était arrivé à son cadet, de l'attitude de Maelwyn. Mais il devait aller de l'avant.

— C'était du bon travail, Kerun.

— Merci, dit l'autre, simplement.

Ils se dévisagèrent à nouveau, puis Darren s'écarta et le précéda dans le couloir. Quelques minutes plus tard, Kerun avait retrouvé le soleil et Flèche-Sombre le regarda s'éloigner parmi les passants ordinaires, libre, héroïque et éternellement anonyme.


Temple de Valgrian

De soleil, il n'y en avait pas dans l'esprit de Marcus. Il n'avait pas eu la force d'assister aux célébrations, les premières depuis le départ des troupes qui occupaient le sanctuaire, les chants avaient résonné jusqu'à sa chambre. Les lieux lui paraissaient désertés, morts, Céleste avait été assassinée, Rachel et Garance s'étaient enfuies, il ne savait pas vers qui se tourner. On l'avait accueilli comme un grand blessé mais c'était le corps d'Albérich qui avait drainé toute l'attention, tous les cris.

Lui, on l'avait remisé à l'abri, les gens chuchotaient autour de lui, et il avait souhaité, mille fois, être mort.

La souffrance qu'il ressentait n'était liée à rien, aucune blessure physique, juste ce déchirement profond, comme si on lui avait arraché le cœur et que la plaie, béante, était battue par les grands vents.

On peut peut-être pleurer jusqu'à se noyer.

Il ne savait pas, il ne savait rien, et ceux et celles qui frappaient à sa porte n'avaient ni nom, ni visage, ni pouvoir, il ne les voyait pas vraiment.

Pourtant, au cœur de cette grisaille absolue, malgré les réminiscences, la lumière d'il y a trois ans, les ténèbres d'il y a deux jours, l'acte fatal, ces flots de sang, il sentait quelque chose pulser en lui, indéfectible, la chaleur de bras aimants, une énergie qui n'était qu'amour, confiance et acceptation.

Tu as fait ce que j'attendais de toi.

Etait-ce la voix d'Albérich ou celle de Valgrian ?

Il avait été à la hauteur, au final. Brisé mais primordial. Il avait été espoir.

Il ne lui restait plus qu'à attendre que la lumière le touche, lui aussi.


QG des services secrets

Kerun pénétra dans le couloir et s'arrêta aussitôt, stupéfait.

— Il est là !

Une vingtaine d'agents se mit aussitôt à applaudir, on le félicita, lui serra la main, le gratifia de tape dans le dos ou sur l'épaule, tandis qu'il essayait de progresser, vaille que vaille, vers le bureau de Nora. La porte de celui-ci s'ouvrit, il s'y engouffra et sa cheffe referma derrière lui, étouffant le brouhaha.

— Assieds-toi.

Il s'exécuta sans rien dire. Elle était responsable de cet attroupement : elle seule avait pu disséminer des informations sur les événements de la nuit.

— Kerun, commença-t-elle finalement en s'asseyant de l'autre côté du bureau. Ah, je ne sais même pas quoi te dire. Que je suis soulagée de t'avoir récupéré, d'abord. Et des félicitations sont de rigueur. Le commandant Flèche-Sombre dit que sans toi, les Obscurs courraient toujours.

L'elfe ne répondit rien, vaguement mal à l'aise.

— Il dit aussi que tu as sauvé la vie du général Maelwyn.

— C'était un travail collectif, murmura-t-il finalement.

Felden acquiesça.

— Il semble pourtant que tu doives en assumer la plus grande partie. Les Obscurs sont morts, plusieurs otages ont été libérés... Flèche-Sombre prétend que la cellule est désormais totalement démantelée. Le général Maelwyn lui-même le confirme.

Elle soupira et son visage se ferma.

— Et tout ça en dépit des ordres, Kerun.

Il hocha la tête, lèvres pincées.

— En même temps, ce serait mentir que de prétendre qu'il s'agit là d'une surprise. Ces dernières années, tu as gagné en assurance, en responsabilités... et ce n'est pas immérité. Mais Maelwyn estime que je suis trop laxiste avec tes initiatives... Je voudrais lui répondre qu'en l'occurrence, je suis heureuse de ne pas avoir pu te contrôler mais il a raison : je n'ai aucune prise sur toi.

— Nora, c'est toi qui m'as demandé de m'investir. Toi qui m'as rappelé à mes devoirs... envers Juvélys.

— Je sais, mais je t'ai demandé ensuite, plusieurs fois, de te retirer.

— Ce n'était plus possible. On ne peut pas lâcher une affaire aussi grave alors qu'elle est engagée.

Elle acquiesça dans un soupir.

— Il va y avoir des sanctions, Kerun. Je ne sais pas encore lesquelles, Flèche-Sombre a pris à témoin Dame Damaer et l'amiral Fortebrise mais le général... rumine et il va immanquablement sévir.

Kerun hocha la tête, oscillant entre incrédulité et résignation. Maelwyn restait Maelwyn, quoi qu'il ait traversé.

— Je ferai ce que je peux pour défendre tes intérêts, mais il est certain que tu devras prendre des engagements...

— Je ne te demande rien, Nora. Je sais que j'ai agi sans ton aval.

— Mais c'est mon job, Kerun, de défendre mes agents. Et tu le mérites. Au delà de la manière, personne ne nie ce que nous te devons.

Elle eut un pauvre sourire.

— Mais je ne te retiens pas. Tout le monde veut tout savoir... Il y a un nombre absurde de rumeurs qui circulent déjà.

— J'ai le droit d'en parler ? s'étonna l'elfe.

— Evite de mentionner qui tu sais... et peut-être ton passage au fort ? Mais pour ce qui est de votre intervention... Oui, raconte. Ce n'est pas interdit tant que ça reste entre nos murs.

Il se leva.

— Nora, avant de partir... J'ai une faveur... deux, en fait... à te demander.

Elle croisa les bras.

— Je dois la réussite de cette opération à deux Griphéliens que j'ai recrutés pour infiltrer les Obscurs. Ils se sont montrés bien plus... déterminés... et loyaux... que tout ce que j'aurais pu espérer. L'un et l'autre sont des personnes honorables, et je leur ai promis... de changer leur vie.

Elle sourit.

— Ce n'est pas la première fois que tu fais ce genre de promesses. Et ce n'est pas la première fois que nous les honorons.

— J'aimerais intégrer l'un des deux à nos services, s'il l'accepte.

Ce n'était pas gagné, vu les derniers événements.

— Tu as toujours été seul juge de tes recrues, Kerun, et tu t'es rarement trompé.

Il songea à Martin, à Iris, à l'abri dans le temple d'Hime. Il avait envie d'y aller, contempler le miracle de la magie divine, se répandre en excuses et en remerciements. Après ce qui s'était produit, sans doute Martin lui claquerait-il la porte au nez, et il aurait raison. Ça aussi, il devait l'affronter. Ce n'était pas le plus important.

— Merci.

Nora le congédia et il regagna le couloir. Comme elle l'avait prévu, il fut aussitôt assailli par les agents restés en embuscade dans le couloir. Mais Ned se plaça à sa gauche, Cara à sa droite, et il fut relativement protégé. Un groupe de cinq ou six personnes lui emboîta le pas.

— Tu nous as fait peur, Kerun, franchement, souffla Willhem, derrière lui.

— La prochaine fois, pense peut-être à nous laisser... un petit mot rassurant ? ajouta Tamara d'une voix acide.

— Du coup, j'ai forcé la porte de tes appartements, ajouta Willhem.

— Quoi ?

— Serrure médiocre, entre nous. Mais ça me fait penser que je voudrais que tu me réexpliques la méthode de la bougie pour les cadenas de type frimal.

— Anna et Marco attendent un feedback sur leur affaire aux thermes.

— Enya a demandé que tu revoies les dossiers des nouvelles recrues du groupe de Rhyvan pour qu'on puisse leur donner notre décision finale.

— Judicaël a envoyé un oiseau.

— Et Stanislas dit que si tu ne lui apportes pas le dossier Xerus avant le 18, il ira se plaindre à Nora.

— Il faut aussi que tu donnes ton avis sur la réfection de la salle aux pièges. Beaucoup d'entre nous pensons que Terrence délire complètement sur le niveau du parcours.

— Et puis avec tous ces Griphéliens de retour, le groupe de surveillance se réunit d'ici une heure, c'est très limite dans l'Âprecoeur. 

— Juste le temps de te changer.

— Et on fête ce soir, évidemment ! Tu pourras tout nous raconter !

Bienvenue au bercail, songea l'elfe, vous m'avez manqué.


Sur le port

Soleil sur le port de Juvélys. Le vent charriait des odeurs de sel, il faisait bon, le ciel bleu azur était sans limites au dessus d'une mer tranquille. La mauvaise humeur qui avait agité la foule semblait s'être dissipée avec la réouverture du Temple de Valgrian et les déclarations d'apaisement du conseil. Peut-être un leurre, peut-être pas.

— On bronze ?

Brendan leva les yeux, croisa le regard d'Othon et se redressa. Les deux hommes s'étreignirent puis le Mivéan se rassit et le chevalier l'imita. La serveuse du Gai Dauphin apporta son verre à Othon sans même lui demander ce qu'il voulait : il commandait toujours la même chose.

— Tu as pu te sauver ?

— Oui. Mais je devrai rentrer rapidement. Armand a besoin d'un coup de main... Il fait dégueulasse, je te jure, ces soudards sont des porcs. Mais là... je crois que tout le monde est sorti. Toutes ces journées à l'intérieur... Les écuyers et les novices sont allés courir au parc... chacun s'est inventé une tâche en ville... Il fallait sortir les chevaux... Bref, oui, j'ai fait comme tout le monde.

— Tu leur as... raconté ?

— Pas encore dans les détails. Mais... le retour de l'ancien Flamboyant s'est ébruité, oui. Donc j'y viendrai.

Brandon soupira d'aise, étira ses jambes sous la table et prit son verre.

— Pas trop frustré ? demanda le chevalier.

— De quoi ?

— D'avoir été privé du coup fatal.

— Non. Non, je pensais que... mais non. L'ombre est vaincue et je suis resté... libre.

Othon sourit.

— A la lumière, alors ! dit-il en levant son verre.

— Et à la fortune ! répondit le Mivéan.

Ils burent.

— Marcus ?

— Ne va pas bien. Mais le temps va faire son œuvre. Son aura est pure. Il faudra l'aider. Mais nos fuyards vont rentrer dans la soirée et Garance prendra soin de Marcus. Elle l'a toujours fait.

Ils se turent un instant et laissèrent courir leur regard sur la mer. Des navires y dansaient, tranquilles. A quelques pas, les échoppes du marché quotidien déployaient leurs merveilles. Quelques gardes circulaient, des enfants couraient, un musicien égrenait ses notes un peu plus loin. Les mouettes criaient dans le ciel, aveugles à la qualité particulière de cette magnifique journée.

C'était le printemps.

— Othon, juste une chose, la prochaine fois qu'on attaque un prêtre maléfique, est-ce que tu feras un effort pour réfléchir, cette fois ? J'ai l'impression qu'à Darhann, il y a genre... dix ans... tu as fait exactement la même absurdité... à charger un mage protégé plus de trois battements de cœur après qu'il ait entamé...

— Oh c'est bon ! C'est bon ! Tu ne vas pas me faire la morale, maintenant ! C'était dans le feu de l'action, tu crois que je m'amuse à compter...

— Tu devrais, parce que tu as eu de la chance que je sois là !

— Mais c'est à ça que tu sers !


La conversation se poursuit, les voisins de table écoutent, sourient, continuent leurs propres bavardages.

Cette fois, la lumière a vraiment triomphé.

Au moins pour un temps.


Fin


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