95. Sam
Après quelques jours de répit atroce, la captivité de Sam touchait à sa fin.
Pas de la manière qu'il avait espérée, malheureusement, pas par un retour vers la lumière, une libération ou une évasion triomphale, mais par la mort. En servant les Obscurs, il s'était fait invisible. Ils l'avaient traité comme un meuble ou un esclave, selon leurs besoins. Ils avaient parlé devant lui, comme s'il avait été sourd ou trop bête pour les comprendre. En réalité, Sam avait refusé de l'assimiler même s'il l'avait toujours su, cette franchise découlait du fait qu'ils n'avaient jamais eu l'intention de le laisser en vie.
Son erreur, il le comprenait désormais, avait été de les servir du bout des lèvres, en tremblant dans ses chaînes, à la place de feindre une réelle curiosité, une adhésion factice à leurs desseins. En jouant les innocents, les pleutres, il s'était privé de la possibilité de les tromper pour rejoindre leurs rangs. Ils recrutaient, il l'avait bien vu, de nouvelles têtes, naïves et parfois juvéliennes, surgissaient dans les profondeurs. Il aurait pu, il aurait dû, tenter de les convaincre de son changement de bord.
Compte tenu des circonstances, de la violence de ses ravisseurs, la chose aurait sans doute semblé suspecte, mais Sam savait que le phénomène existait. Un captif qui finit par épouser les thèses de son bourreau. Qui s'y livre et s'y attache, malgré le mal qui lui est fait. Les gamins en parlaient, à l'école du quartier. Au sujet des elfes. Pour se moquer de lui, de son sang hybride. Le commandant Flèche-Sombre était un exemple souvent cité, à mi-voix, parce que malgré leur mépris, même les enfants bravaches craignaient qu'il ne les entende.
Sam ne tirait aucune satisfaction d'être assimilé à pareille figure. Il le savait, les elfes méprisaient les hybrides encore plus que les humains. Au moins, les Juvéliens leur ouvraient toutes les portes. Il n'aurait même pas été admis dans les grandes cités de la Sylarith. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle ils demeuraient à Juvélys. Sans doute sa mère rentrerait-elle chez elle dès qu'il serait mort, débarrassée de cet encombrant bâtard qui lui interdisait la Forêt Mère.
Peut-être, en réalité, était-elle déjà partie.
Il ne vivrait pas pour savoir ce qu'un elfain peut faire de lui-même. À Juvélys ou ailleurs. Dans les campagnes de la Vallée Fertile, où les êtres humains avaient abattu des millions d'arbres et des milliers d'elfes. À Frimal la nordique. Coeur de Disha et ses cavaliers. Les bêtes ombreuses de Fumeterre. L'océan enfiévré de Cefnis. Les délices de Belhime.
Trop tard. Il avait emprunté le mauvais chemin, comme l'avait prédit Melantharia, quand il avait glissé son pas dans l'ombre fébrile de Brendan Devlin, et tout précipité.
Au retour des Obscurs et de leurs prisonniers, son destin avait été scellé en quelques secondes. Un regard échangé entre Albérich Megrall et Calme Péril, un haussement d'épaules. Kaya l'avait attrapé par le bras, il s'était défendu par réflexe, et avait écopé d'une gifle qui l'avait laissé sonné. Elle l'avait ensuite traîné dans les couloirs, avant de déverrouiller une porte et de le projeter à l'intérieur.
La cellule des femmes.
Son apparition avait provoqué cris et agitation. Les adolescentes s'étaient réfugiées contre un mur mais la prêtresse de Mivei était venue à sa rencontre. Ils s'étaient vus plus d'une fois : lorsqu'il leur avait porté à manger, lorsqu'ils avaient été exposés ensemble, à la disposition de la sorcière, et épargnés.
Elle s'était présentée.
Je m'appelle Mathilde, et voici Alice et Gersande.
Stoïcisme face à l'horreur.
Je suis Sam.
Elle l'avait guidé jusqu'au mur nu, aidé à s'asseoir. Il avait gémi dans la coupe de ses paumes, son bras autour de ses épaules, et une seconde, il était redevenu un petit enfant fragile, inquiet. Il avait pensé à sa mère. Il avait pleuré. Il s'était repris.
La pièce se trouvait en réalité juste à côté de sa propre cellule, il le savait. Pourquoi il avait été bouclé avec elles plutôt que ramené dans son cachot habituel, difficile de le comprendre.
Il avait songé leur raconter tout ce qu'il savait, tout ce qu'il craignait, mais il avait réalisé qu'il n'apaiserait que lui-même, en se déchargeant de ce fardeau. Impuissantes depuis des sixaines, ses compagnes n'avaient pas besoin qu'on leur dise que l'heure fatidique était proche.
Gersande et Alice s'étaient retranchées dans un coin, où elles bavardaient à mi-voix, maigres et pâles, dans un état de saleté terrible. Mathilde priait Mivei, des bribes leur souhaitant à tous un destin clément.
Une gorge proprement tranchée, sans doute. C'était le mieux qu'ils puissent espérer.
Assis contre le mur, dans la paille défraichie, il s'était laissé bercer par la litanie religieuse, une mélopée presque hypnotique, qui s'immisçait en lui pour dénouer son angoisse. Par moments, des pensées plus précises avaient traversé son esprit, des questions, des espoirs.
Il avait envie de demander à Mathilde si Brendan Devlin viendrait.
Il s'interrogeait aussi sur ce qu'il avait surpris sur le quai. L'ancien esclave griphélien qui se lavait dans la rivière souterraine et qui lui avait adressé ce signe étrange, d'un doigt sur la bouche, pour l'inciter au silence. Silence de quoi ? Il n'avait rien vu, on ne lui avait posé aucune question. On aurait pu, bien sûr, si on avait pensé qu'il avait assisté à quelque chose d'important. Il n'avait pas compris mais l'épisode le travaillait. Que signifiait-il ? Cet homme attaché aux pas du monstrueux Casinite était-il davantage qu'une recrue ordinaire ?
Des jeux de pouvoir existaient entre les cultistes, Sam avait eu l'opportunité d'en mesurer l'ampleur. Le Casinite et Albérich Megrall se haïssaient. Leur chef les recadrait avec l'aplomb d'un homme qui ne doute pas de son influence. Sa préférence allait clairement à l'ancien Valgrian, qu'il traitait comme un associé, tandis qu'il commandait à Ensio comme à un chien à discipliner. Celui-ci ne s'en souciait guère, aimait jouer de ce statut et ne manquait pas une occasion de provoquer Megrall. En privé, il cherchait à provoquer la peur chez les prisonniers et se délectait de leur désespoir. L'ancien conseiller, en revanche, semblait totalement coupé de ses émotions, pragmatique, ne voyant chez chacun qu'une stricte utilité. Moins cruel, plus glacé. La jeune Kaya cherchait sa place entre eux, jouait les dures et les violentes, ne parvenait pas à contenir sa frustration de n'être que le troisième couteau et à cacher sa crainte d'être reléguée encore plus bas dans la hiérarchie, avec l'arrivée des nouveaux.
Parmi eux, seule Iris de Vainevie, la sorcière, avait semblé compter. Ensio appréciait Martin, dont il avait fait son assistant. Tous les autres étaient considérés comme des outils, des pions à sacrifier au gré des besoins. Sam avait entendu les Obscurs le mentionner plus d'une fois. Leur vie ne valait rien et si seulement il avait osé les en avertir, leur ouvrir les yeux, peut-être aurait-il trouvé des alliés, peut-être ne se trouverait-il pas dans cette pièce, dans l'attente d'une décision qu'il devinait mortelle...
Trop tard.
Beaucoup trop tard.
Il avait tergiversé, la terreur l'avait paralysé, et il devinait qu'Albérich Megrall, en le libérant de sa cellule, l'avait su, dès la première minute, qu'il ne constituait aucun danger. Le gamin de l'aubergiste de l'Ombre de l'Arbre. Combien de fois le conseiller était-il venu manger chez eux ? Pas souvent. Il s'en serait souvenu, sûrement. Ou alors pas vraiment. Avant son accession au conseil, le Valgrian n'était pas un homme particulièrement connu, c'était un prêtre des bas quartiers, les mains dans la fange, qui cherchait à améliorer le quotidien des plus démunis.
Oui, c'était ça.
Il l'avait rencontré lors des opérations hivernales de solidarité, quand des volontaires passaient dans les cuisines des auberges pour récupérer les denrées encore comestibles mais qu'on ne pouvait plus servir aux clients.
Hivers 80 et 81...
En Casmio 82, au moment du coup d'état, il avait disparu.
Réminiscences.
Ne dit-on pas qu'au seuil du trépas, les souvenirs vous envahissent pour vous emporter dans un vent de nostalgie ? Qu'à l'abri du passé, on perd contact avec l'affreux présent et les souffrances à venir ? Lâcher prise dans la douceur d'un autrefois plus clément.
Mais les images de ruine du coup d'état s'imposèrent avec brutalité, lui refusant la miséricorde à laquelle il aspirait.
Fracas.
La porte de la cellule s'ouvrit sur Kaya, Ensio et l'une des recrues, l'arrachant à sa transe. Aucun des captifs n'eut le temps – l'idée – de bouger : les Obscurs traversèrent la petite pièce, saisirent Mathilde et ressortirent aussitôt. Pendant une seconde, les deux adolescentes demeurèrent figées, les yeux écarquillés, silencieuses.
Puis elles se mirent à hurler.
Sam se boucha les oreilles par réflexe, les larmes jaillirent dans ses yeux, sans qu'il puisse rien faire, rien réprimer.
C'est bientôt fini, songea-t-il, refoulant la tempête à l'extérieur.
Bientôt fini, bientôt fini, bientôt fini.
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