92. Kerun
Debout à la fenêtre de la chambre, Kerun humait l'air frais du dehors, le visage offert au soleil. Ce n'était pas assez, bien sûr, pas suffisant pour l'apaiser, effacer l'angoisse, la fureur, et le mal infligé à son corps, à son âme, mais la lumière de Valgrian, après toutes ces ténèbres, constituait déjà un baume bienvenu.
Dans la nuit agitée, ses pas l'avaient mené dans une direction trouble, il n'avait pas vraiment réfléchi. Son instinct avait pris le dessus et l'avait guidé en sécurité, la seule sécurité possible, celle offerte par un prêtre blessé, déterminé, un adversaire de Maelwyn et des Obscurs.
Ensemble, ils pouvaient encore réussir quelque chose, il en était persuadé.
La porte s'ouvrit dans son dos.
— Désolé pour le délai.
Brendan Devlin, vêtu d'un surcot noir sur sa toge blanche, paraissait animé d'une énergie formidable. Malgré son épuisement, Kerun avait l'impression de parvenir à y puiser quelque chose, l'élan indispensable pour ne pas s'écrouler. Le prêtre lui tendit une petite fiole remplie d'un liquide ambré.
— En très indirecte ligne de chez Dame Poikarea, ajouta le Mivéan. Mais je pense que la confidentialité est garantie à toutes les étapes.
Kerun prit le flacon. L'herboriste elfe qui tenait boutique dans la rue des Courants était une vieille connaissance, et son érudition en matière de remèdes naturels dépassait celle de tous les Béalites de l'île réunis.
Il ne tergiversa pas, déboucha le récipient et avala son contenu d'une traite. Le liquide glacé lui coula dans la gorge puis se diffusa en une onde vive, suivie une explosion fulgurante. Il cligna des yeux, surpris d'être assis sur le lit. Devlin lui soutenait le bras, une grimace amusée sur le visage.
— L'effet me semble radical. Vous allez bien ?
Kerun opina du chef.
— Je ne...
Le prêtre l'aida à s'allonger. L'antidote avait nettoyé son organisme du poison, mais l'appel de la Transe n'en était que plus fort. Il avait plusieurs jours de veille à rattraper. Il ne voulait pas sombrer, cependant, pas avant d'avoir parlé avec son sauveur.
— Je dois... J'ai besoin...
— Je sais, dit le Mivéan, apaisant.
Ce calme, chez cet homme, était effrayant.
— Je vous promets de vous emmener au Temple ensuite, reprit Kerun. Laissez-moi juste... juste quelques heures. Je pourrai rassembler mes idées, nous pourrons décider d'une stratégie.
— Ne vous inquiétez pas, répondit Devlin, apaisant. Je vous attendrai.
Son expression se fit curieusement plus sérieuse.
— Mivei m'a averti de votre venue. J'ai foi en son message. Nous allons...
Il s'interrompit, les yeux écarquillés, pressa l'épaule de l'elfe.
— Ne vous endormez pas !
Il se leva et fila aussitôt dans la pièce voisine, laissant Kerun décontenancé. La Transe revint l'engourdir. Il avait besoin, immensément besoin, de s'abandonner à sa torpeur. Chaque fibre de son corps le lui hurlait. Il lutta, cependant. Devlin reparut, un parchemin à la main, qu'il lui fourra sous les yeux.
Un portrait.
— Iris, murmura Kerun, surpris.
— Vous la connaissez ?
— C'est un de mes agents infiltrés.
Kerun releva les yeux.
— Où l'avez-vous vue ? s'exclama-t-il, soudain fébrile.
Mais l'expression du Mivéan s'était teintée d'horreur.
— C'est une magicienne de mort, lâcha-t-il, évidemment choqué.
— Je sais. Mais elle ne pratique plus. Elle a quitté Griphel pour échapper à ce destin. Et elle dégage... quelque chose...
Il esquissa un geste incertain. Devlin ne paraissait pas convaincu.
— Je l'ai vue dans une vision du futur, reprit le prêtre, sombre. Elle psalmodiait... On égorgeait un elfain pour nourrir son sortilège...
Sam, sans nul doute. Kerun pinça les lèvres.
— Les Obscurs la forcent sûrement à utiliser ses pouvoirs. Si Maelwyn ne m'avait pas...
La rage l'embrasa encore, inutile, et il la réprima.
— Nous pouvons l'empêcher, se reprit-il. Si vous l'avez vue, vous avez pu changer...
— Je sais. Nous devons...
Il repartit aussitôt, sa phrase avortée. Kerun demeura avec le portrait d'Iris entre les mains. Elle avait donc rejoint les Obscurs. Martin et elle avaient dû penser qu'il pourrait les retrouver malgré l'absence des artefacts qu'il avait promis de leur confier. Confiance mal placée. Ils étaient dans leurs rangs depuis près d'une sixaine, désormais. Malgré ses promesses, ses dénégations, Iris avait certainement dû être contrainte à pratiquer sa magie démoniaque. Quant à Martin...
Kerun serra les lèvres pour étouffer un gémissement.
Il les avait trompés, trahis, ils s'étaient livrés au pire à cause de lui, et il ne s'était pas montré à la hauteur. Il aurait dû s'évader dès le premier jour.
Non, il aurait dû se déguiser pour rendre visite aux Valgrians, et ne jamais être arrêté.
Cette loyauté, mal placée, trop extrême, il le savait, on l'avait mis en garde, plus d'une fois, il n'arrivait pas à s'en détacher.
Juvélys avant tout.
Et maintenant tout ce gâchis, ces actes manqués à rattraper, si c'était seulement encore possible.
Il ne pouvait pas dormir. Pas aujourd'hui.
Devlin avait refait son apparition.
— Je n'ai pas d'autre indice, annonça-t-il, en lui présentant un second dessin.
Des carrés bleu et jaune, le dessin d'un soleil.
— C'était le carrelage sous Sam. L'elfain. Au moment de son exécution.
— Je sais où c'est, lâcha Kerun.
Il leva un regard stupéfait vers Devlin, qui arbora soudain un sourire immense, ravi.
— Ce sont les carreaux des salles du deuxième niveau sous l'Assemblée, continua Kerun.
— L'Assemblée ?
L'incrédulité du Mivéan était presque comique.
— Oui. J'en suis certain. Je les connais, j'ai assisté à la réfection de ce niveau, dans les années 40. Il n'est plus utilisé depuis au moins quinze ans.
Il s'interrompit, verbalisant l'incroyable.
— Devlin, nous savons où ils sont.
Repoussant ses couvertures, Kerun tenta de se lever mais Brendan l'arrêta en le bloquant d'un bras solide.
— Non. Vous devez dormir.
L'elfe secoua la tête, mais le Mivéan poursuivit.
— Kerun, écoutez-moi. Nous ne pouvons pas y aller comme ça. Trop d'hommes sont morts parce qu'ils ont cru qu'ils pouvaient les affronter seuls. Urbain, les chevaliers himéites, les mercenaires de Maelwyn... Nous devons nous préparer. Vous avez besoin de repos. Je dois prier ma déesse pour renforcer ma prise sur son Flux. Et nous avons besoin d'alliés.
Que Brendan Devlin, d'entre tous, prêche la tempérance, termina de renvoyer Kerun dans son lit.
— Si vous connaissez des chemins détournés... Othon nous sera utile. Et Diane, la Flamme Nocturne, nous aidera, elle aussi. Pour le reste... Je ne sais pas à qui d'autre nous pouvons nous fier.
— Une fois sur place, mes hommes infiltrés, s'ils sont vivants et libres, nous soutiendront, compléta Kerun. Peut-être Marcus, aussi.
Brendan acquiesça. Kerun hésita.
— Je peux faire parvenir un message à la garde, une fois que nous serons en mouvement. Un renfort en cas d'échec.
Le Mivéan n'accepterait jamais qu'ils s'en remettent à autrui, Kerun le comprenait. Lui-même se sentait fébrile, presque malade. L'idée de devoir succomber à la Transe avant d'agir était insupportable. Il attrapa la manche du prêtre.
— Devlin, vous devez me promettre... me promettre... que vous ne partirez pas sans moi, cette fois.
Les joues du prêtre s'empourprèrent, mais l'elfe poursuivit.
— J'ai commis l'erreur de ne pas vous impliquer suffisamment dans mes plans. Je pensais... qu'après ce que vous aviez subi... vous aviez avant tout besoin de repos, de paix, et qu'agir en secret était ma meilleure chance de réussite. J'ai failli mourir dans les caves du fort et mes agents sont à présent dans une situation précaire, s'ils sont seulement encore vivants. Je vous en conjure... Nous devons travailler ensemble. Nous avons une chance, aujourd'hui. Nous ne pouvons pas la compromettre par orgueil, rancune ou méfiance... Je ne suis pas le général Maelwyn. Je ne veux pas vous museler ou vous écarter. Je veux vous aider. Laissez-moi vous aider.
Le Mivéan lui sourit.
— Je suis coupable, bien plus que vous, Kerun, d'avoir douté de vos motivations. Et je vous ai menti, par arrogance et stupidité. Acceptez mes excuses. Et la promesse que j'irai au devant des Obscurs à vos côtés. Vous pouvez dormir sans crainte.
Ils s'observèrent un instant puis l'elfe sourit et Brendan songea au fait que les Valgrians avaient cela de formidable qu'ils voyaient toujours le meilleur en chacun. Les potentialités. Les lendemains. Il s'en sentit curieusement réchauffé de l'intérieur. L'elfe se recoucha docilement.
— De quoi aurez-vous besoin ? A part de vêtements, j'entends.
— Si vous pouvez me procurer une cotte de cuir à ma taille, une épée à courte lame et une dague légère, ce serait formidable. Des bottes, aussi.
— Elles sont à vous. Rien d'autre ?
Kerun eut un léger sourire.
— Un autre bol de cette soupe ne serait pas de refus...
Le Mivéan se leva dans un rire et gagna la porte. Kerun glissa en Transe bien avant qu'il ne soit de retour.
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