91. Martin

Martin n'avait pas dormi.

Ce n'était pas en soi un drame car, dans sa branche, les nuits blanches s'enchaînaient parfois à un rythme effréné, mais les circonstances l'avaient abruti. Il errait dans une brume sordide, sans aucune idée de comment s'en dépêtrer, avec la conviction qu'il était proche du gouffre et que, cette fois, il y basculerait.

Par sa faute, Iris avait été neutralisée, enfermée, et son destin semblait scellé. Elle manipulait le Flux de Béal, à un niveau intrinsèque, que Martin ne comprenait pas et dont il n'avait jamais eu la moindre idée. Il avait étalé son ignorance avec la plus grande sincérité. L'interrogatoire auquel il avait été soumis, par les trois anciens, avait été brutal mais de courte durée, car leur priorité était tout autre. Ils l'avaient cru.

Martin savait qu'Ensio comptait le confronter à Iris, dans un but terrible, de souffrances et torture. Or il ne lèverait jamais la main sur elle, même menacé de mort, de pire.

Le gouffre, la chute.

Il était responsable. D'avoir fait confiance à Kerun. D'avoir laissé Iris s'attacher, alors qu'il ne valait rien. D'avoir tué Auguste sans réfléchir aux retombées. Il avait attiré la ruine sur leur tête, sa spécialité, depuis ce jour maudit, treize ans plus tôt.

Mais Iris était vivante, il pouvait peut-être encore la sauver, quoi qu'il advienne de lui.

Il se raccrochait à cet espoir mais l'air devenait rare.


Dans la nuit, l'escouade était rentrée, victorieuse.

Martin ne connaissait pas les détails de leur intervention. Il avait compris qu'Antoine, le serviteur, avait été capturé par les autorités, au cimetière, lors de la sortie précédente. Un appât placé par les Obscurs, la tête farcie de mensonges, qu'il avait régurgités. L'adversaire s'y était fié, s'était rendu jusqu'au faux repaire, où le piège s'était refermé.

Dans la violence de la lutte, les Obscurs avaient subi des pertes, mais ils avaient intégralement rempli leurs objectifs, selon Ensio. Martin avait vu quatre cadavres et quatre prisonniers. Seuls Enoch et Ewella étaient rentrés avec les anciens cultistes. Apparemment, Bruno et Bérénice n'avaient pas survécu. Personne, évidemment, ne s'en souciait, pertes collatérales, attendues, et on n'avait même pas ramené les corps. Seuls ceux des adversaires avaient eu la chance d'être rapatriés.

Malchance, en réalité, car des projets noirs concernaient les dépouilles.

Martin s'était demandé si Conrad comptait forcer Iris à user de son pouvoir, mais Ensio l'avait détrompé : parmi leurs prisonniers se trouvait une magicienne de mort d'une puissance bien supérieure, et qui n'avait plus toute sa tête. La contraindre à les aider ne demanderait qu'une légère pression, qu'ils s'apprêtaient à appliquer.


Martin avait passé la fin de nuit à charrier des corps – des hommes, tous, dans des états plus ou moins sanguinolents – et à les installer dans la salle appropriée, sous la houlette d'une Kaya plus insupportable que jamais. Pendant ce temps, Ensio, Conrad et Megrall se chargeaient des prisonniers. Les recrues survivantes avaient été envoyées se coucher.

Alors qu'il en terminait enfin, et envisageait de passer par la salle d'eau avant de s'écrouler, le prostitué fut intercepté par Ensio. Le Casinite l'entraîna jusqu'à la salle de torture, ferma la porte sur leurs pas, puis l'invita à s'asseoir sur la table. Pendant un instant, Martin craignit qu'il n'ait des intentions néfastes à son égard, mais Ensio l'abandonna pour aller se poster devant Soren.

Ce dernier avait repris du poil de la bête, guéri par le pouvoir latent d'Iris. Il était toujours défiguré, amputé d'une partie de son nez et d'une oreille, n'avait pas récupéré sa langue, et son torse portait les lacérations d'une torture soutenue, mais son visage avait les courbes de l'humanité, et le beige de sa peau prédominait désormais sur le rouge de ses chairs à vif. Son expression avait changé, elle aussi. Défiante, furieuse. L'esprit emprisonné dans cette carcasse mutilée n'avait pas capitulé.

Ensio s'était agenouillé. Il prit le visage de son prisonnier dans une main, lui caressa la joue, puis pressa les blessures résiduelles du pouce.

— Mon amour, je vais devoir m'occuper de toi. Que t'a fait cette fille, c'est si triste... Tout mon chef d'oeuvre réduit à rien. Il va falloir tout recommencer, quel dommage.

Martin réprima un haut le coeur et se détourna. Les instruments de torture n'étaient qu'à quelques mètres. Il pouvait se lever, saisir le tisonnier, l'abattre sur ce crâne... mais Ensio se redressa en époussetant ses genoux.

— Plus tard, malheureusement. L'utile avant l'agréable. Je reviendrai, je te le promets.

Loin de refléter la terreur, le supplicié lui retourna un regard meurtrier. Ensio rit de cette provocation muette, revint à l'ancien esclave.

— Écoute bien, Martin. Cette nuit, nous portons l'estocade. Ensuite, nous partirons vers Griphel. Conrad va nous transporter, rapidement, radicalement, loin de Juvélys. C'est un sortilège puissant, mais difficile. Tout le monde ne fera pas partie du voyage. Il faut mériter sa place. Je t'ai protégé jusqu'ici, parce que... j'ai un faible pour toi, dirons-nous. En souvenir d'autrefois, de ce que tu m'as donné, contre ton gré, mais avec tant d'abandon...

Une lueur maligne naquit dans ses prunelles. Il guettait l'émotion sur les traits du prostitué et celui-ci y céda, servile, un réflexe de survie acquis de longue date. Satisfait, Ensio poursuivit.

— Je sais ce dont tu es capable. Ce qui brûle de s'exprimer, qui doit encore se libérer, cette juste violence, une revanche sur le destin. Mais tu dois convaincre Conrad. Parmi les recrues, vous n'êtes plus que trois. Et vu le programme de la nuit à venir, nous avons besoin de gorges palpitantes à trancher.

Martin leva une main vive à son cou, Ensio sourit.

— Comme cette opportunité qui s'est ouverte, l'affaire Henry est annulée. Nous n'avons pas le temps d'attendre qu'il te trouve un créneau, et son meurtre n'est plus nécessaire. Mais Conrad aime contrarier ses subordonnés. S'il pense que ta seule valeur, c'est d'écarter les cuisses quand je l'exige, il t'offrira en sacrifice à la magie de mort. Juste pour me rappeler que c'est lui qui décide. Je n'aurai rien à dire et je ne t'aiderai pas. Je t'aime bien mais je connais ma place, tu ne m'es pas si précieux.

Le flegme de la déclaration laissa Martin frissonnant, même si en réalité, c'était un soulagement. Les raisons pour lesquelles il plaisait à un monstre étaient trop douloureuses à analyser.

— Enoch et Ewella ont eu l'opportunité de prouver leur valeur, ce soir. Toi, tu as égorgé un homme, il y a déjà plusieurs jours, et j'en suis le seul témoin. Tu dois désormais prendre ton destin en main. Prouver à Conrad, à Megrall, que parmi vous trois, c'est toi qu'ils doivent garder.

Martin opina du chef, assommé par les perspectives. Griphel, à nouveau, la destination insupportable, réservée à l'élite maléfique.

— Comment...

Sa voix croassa en quittant sa gorge.

— Comment dois-je m'y prendre ?

Son esprit demeurait vide. Il ne voulait pas les satisfaire, mais mourir égorgé sous le couteau du sacrifice ne semblait pas une option préférable. À moins que ce ne soit en réalité la porte de sortie la plus simple, la garantie d'un point final à ce cauchemar.

Le bout du chemin. Ne l'avait-il pas esquivé de justesse, déjà cent fois, à Griphel et ensuite ?

Se résigner ne sauverait pas Iris.

— En me prêtant main forte dans ce qui va suivre. Nous avons une petite séance de torture au programme.

Pas Iris, songea Martin. Pas Iris, pas Iris, pas Iris.

— Nous avons besoin de la collaboration d'une de nos prisonnières.

Le Griphélien demeura stoïque, mais la glace courait désormais dans ses veines, paralysant peu à peu son organisme.

— Leur cheffe. C'est une dure à cuire, mais mes méthodes font merveille.

Il ne parlait pas d'Iris. Malgré lui, malgré la perspective des horreurs à venir, Martin s'en sentit immensément soulagé.

— Je te donnerai des directives, il suffira de les suivre... avec entrain !

Martin acquiesça, le coeur au bord des lèvres. Ensio le scruta, sourcils froncés.

— Tu as une gueule de cadavre. Tu vas être à la hauteur, Martin, n'est-ce pas ?

— Je manque de sommeil.

— Tu auras le temps de dormir quand nous en aurons terminé. Ramasse tout ça et suis-moi.

Il désigna les instruments de torture alignés. Martin avala sa salive, se pencha sur l'établi.

— Qu'allez-vous faire de la Dame de Vainevie ? osa-t-il, chargeant son ton d'un léger venin.

— Ah ! s'exclama Ensio, dans son dos. Je me demandais quand tu allais poser la question ! C'est vraiment dommage. Elle avait du potentiel, cette fille. Mais avec la crasse qui lui coule dans les veines, elle ne peut pas devenir une servante de Tymyr. Elle est déjà la servante d'autre chose.

Cette magie incompréhensible expliquait sûrement pourquoi et comment cette gamine noble, née dans l'opulence et élevée dans la perversion, avait gardé la lumière en elle. Pourquoi elle avait traversé la mer, aussi, fui Griphel où son secret l'aurait tuée. En vain. Les ténèbres l'avaient rattrapée et happée. La rage étreignit l'ancien esclave, son regard se voila. Ses gestes lui semblaient ralentis, comme s'il évoluait dans l'eau.

— Et Auguste ? reprit-il, d'un ton maîtrisé.

— Elle l'a tué parce qu'il voulait s'imposer à elle. Banal. Enfin, difficile à comprendre pour toi qui t'es toujours laissé faire.

Martin avala l'insulte. Il s'était douté qu'Iris l'avait couvert. Jamais il n'aurait attendu un tel sacrifice de sa part, de personne. Il n'était pas surpris mais il était furieux. À quel moment avait-il laissé les choses déraper ? Que voyait-elle en lui, qui n'existait pas, et qui méritait pareille absurdité ? 

— Nous l'emmènerons à Griphel. Un sang aussi vicié doit couler pour Casin.

Martin réprima un frisson. Derrière l'horreur de cette déclaration, se trouvait aussi un précieux délai, à exploiter absolument.

— Mais d'abord, tu auras l'opportunité de t'amuser avec elle.

Ensio se glissa près de lui, l'aida à choisir son matériel et l'enfourna dans un sac.

— Ça te permettra de te venger de ce que son frère t'a fait. Tu pourrais même envisager de lui rendre la pareille, si ça te tente... Et tu auras tous ces trésors à ta disposition. Nous allons bien nous amuser !

A cet instant, Martin ressentit la brusque impulsion de saisir un couteau, n'importe lequel, et de lui enfoncer dans la poitrine. Ses doigts se refermèrent sur un manche, le serrèrent... Mais Ensio croisa son regard et Martin sentit toute sa résolution se recroqueviller devant tant de vilénie. Il glissa la lame dans la besace ouverte et suivit le bourreau dans le couloir.

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