90. Brendan

L'elfe se redressa brusquement, dans un cri étouffé. Alerté, Brendan abandonna son livre et posa une main ferme sur son bras, l'ancrant dans l'instant.

— Tout va bien. Vous êtes en sécurité au Temple de Mivei.

L'agent des renseignements qui se faisait appeler Charlie frissonna, lui jeta un regard trouble, reprenant seulement pied. Brendan arrangea l'oreiller derrière lui puis l'aida à s'y reposer.

— Prenez ça, vous en avez besoin.

Il lui tendit un bol qui contenait un bouillon tiède, la célèbre soupe de Mivei, connue à travers la ville entière pour réchauffer la carcasse la plus transie. L'elfe l'accepta et le prêtre l'observa sans rien dire tandis qu'il buvait à longs traits. Son invité contrôlait à peine un tremblement.

— Je vous ai préparé des vêtements. Les vôtres étaient dans un état épouvantable... et je gage que de toute façon, vous ne teniez pas à les conserver.

Les uniformes jaunes des prisonniers du fort étaient célèbres. Les joues de Charlie brunirent d'embarras.

— Je vous remercie de m'avoir recueilli, dit l'elfe. J'étais...

Il secoua la tête, à court de mots. Son regard parcourut un instant la pièce, le fauteuil, le lit, l'âtre, la lumière qui perçait au travers des rideaux tirés. Un tableau représentant la déesse, une pie sur la main gauche, ornait le manteau de la cheminée. La porte ouverte donnait sur le bureau voisin, toujours encombré.

— En fuite et blessé, compléta Brendan. Vous vous doutez que je vais vous demander des explications. Mais ne vous inquiétez pas, cependant. Personne n'est au courant de votre présence en nos murs, et nous avons le temps.

Mivei l'avait prévenu que la nuit apporterait une ouverture. Elle n'avait pas menti. Il avait veillé, erré dans les couloirs, de plus en plus fébrile, entendu la corne de brume, puis les cloches, hésité, failli franchir le seuil pour rejoindre le port, mais quelque chose, une intuition, lui avait soufflé de rester en arrière. S'y fier, pour un Mivéan, et malgré son tempérament, tombait sous le sens.

Aussi, il était dans le couloir quand l'elfe s'était effondré contre la porte. Il n'avait pas eu peur de ce fracas soudain : la déesse s'était manifestée et il avait agi en conséquence.

— Je n'avais pas l'intention de vous mettre en difficulté, reprit Charlie. Simplement... Je ne savais pas où aller.

Il y eut un fléchissement sur le dernier mot et Brendan prit la mesure de l'épuisement et de la détresse de son invité. L'elfe resta un moment silencieux, les épaules basses, puis prit une profonde inspiration. Il parut surpris et leva les doigts vers ses côtes, qu'il frôla du bout des doigts.

— Vous m'avez soigné, murmura-t-il.

— C'était indispensable, répondit Brendan. Je sais que la magie n'est jamais la panacée idéale mais... vu votre état... Tergiverser n'était pas possible.

L'elfe encaissa, lèvres pincées, comme si le sous-entendu était trivial. Brendan décida de laisser couler. Son invité était encore très faible et il ne voulait pas le brusquer. Pas d'emblée, du moins.

— Merci.

— C'est naturel. Et je n'ai pas pu complètement vous purger... quelque chose persiste.

— Le kuttröthe. C'est un poison néjo. Je ne crois pas que vous puissiez l'effacer aisément. Il me faut des soins spécialisés.

Il soupira. Les cernes sombres sous ses yeux gris marquaient curieusement son visage étroit, comme si la structure de son crâne affleurait juste sous sa peau. Il parut songeur, une seconde, puis hocha la tête pour lui-même. Il chercha le regard de Brendan, qui le dévisagea, incertain de ce qui allait suivre.

— Je me nomme Kerun, annonça-t-il. Je suis officier dans les services secrets.

Il tendit une main fine au Mivéan, qui la serra dans la sienne.

— Enchanté.

Ce n'était pas rien, Brendan en était conscient, une déclaration de confiance, de la part de cet agent qu'il connaissait depuis l'époque de Koneg, mais qui s'était toujours présenté sous des atours d'adolescent.

— Quel jour sommes-nous ?

— Le dix-sept au matin.

— J'ai perdu cinq jours ! s'exclama l'elfe, manifestement stupéfait.

Le choc le laissa paralysé de longues minutes. Brendan n'intervint pas, le laissant reprendre quand il serait prêt.

— Maelwyn m'a fait arrêter.

Nouvelle inspiration, tension dans les épaules.

— J'étais si près du but !

La colère flamba, subite, et Brendan rattrapa le bras de l'elfe avant que le bol de soupe ne s'envole. Il sentit Kerun vibrer de fureur sous sa poigne, puis s'animer d'un spasme, et son corps se relâcha. Le Mivéan réalisa que des larmes de rage coulaient sur ses joues. La chose lui parut absolument scandaleuse, sans qu'il ne puisse se l'expliquer, et il détourna le regard.

— J'avais deux hommes infiltrés chez les Obscurs. Nous étions... à deux doigts... et à présent, je ne sais même pas s'ils sont vivants.

Il secoua la tête, l'expression vide.

— J'ai été stupide. J'ai couru chez les Valgrians, sans prendre mes précautions... et Maelwyn me guettait.

Il releva les yeux sur le Mivéan. Il avait retrouvé son emprise sur lui-même.

— À présent, il ne me reste rien. Mes hommes ont disparu, les dieux savent où, et je suis en cavale. Je ne sais pas pourquoi je me suis évadé.

Brendan posa une main sur son épaule.

— Ils vous ont maltraité.

— J'étais un prisonnier difficile. Maelwyn ne m'a jamais beaucoup aimé.

— Cela n'excuse rien.

Kerun acquiesça mais Brendan devina, à son expression, à son attitude, que le sujet était trop douloureux pour être abordé dans l'immédiat. Lui-même avait été stupéfait de l'état dans lequel se trouvait l'elfe. Les blessures dont il souffrait ne provenaient pas d'une évasion mouvementée : il avait été passé à tabac, jusqu'à l'agonie. Un miracle qu'il ait été capable d'arriver jusqu'à lui.

— Vous pouvez rester le temps nécessaire.

Mais l'agent semblait perdu dans ses pensées, accablé par l'étendue du désastre, l'angoisse dessinée sur les traits.

— Ils vont me chercher, souffla-t-il.

Brendan lui pressa à nouveau l'épaule, pour retrouver son attention.

— Je pense qu'ils ont d'autres chats à fouetter en ce moment, à vrai dire. Le Cageot a débarqué cette nuit et déversé trois cents Griphéliens dans le port. C'est, pour dire les choses simplement, le bordel.

— Le Cageot ?

— Le navire-prison, oui.

— Il y a eu une mutinerie à bord ?

— Je n'en sais rien. J'ai envoyé quelqu'un aux nouvelles, mais nos mouvements et initiatives sont surveillés... Je suis plus ou moins consigné à demeure, à mon grand regret.

Kerun frissonna à nouveau. Il avait le teint terreux. Brendan n'était pas spécialiste en santé elfique, et leur peau avait des reflets – ils viraient au brun ou au vert plus qu'au rouge ou au violacé – mais le prêtre avait la sensation que ce n'était pas complètement normal.

— Vous semblez toujours épuisé. Votre sommeil était... particulier.

— Je suis incapable de me ressourcer. C'est l'effet du poison qu'ils m'ont inoculé. Les néjos...

Sa voix flancha à nouveau et il frissonna, le regard soudain vitreux. Sa main gauche effleura son poignet droit, la ligne blanche d'une cicatrice. Brendan songea à la signification de ce geste, puis écarta ce qui lui passait par l'esprit. C'était impossible.

— Les néjos l'ont mis au point pour casser la résistance de leurs esclaves, reprit Kerun. Il m'empêche d'entrer en transe. Je perds connaissance mais c'est une inconscience qui ne me repose pas et... je suis de plus en plus fatigué.

Ses sourcils se froncèrent, son expression se fit chagrine.

— L'usage de ce poison est interdit en Tyrgria, ajouta-t-il.

— Beaucoup de nos lois sont bousculées, en ce moment, murmura Brendan. Les Temples sont fermés, nous sommes soumis à un couvre-feu strict... Certains quartiers sont sous la responsabilité de l'armée ou de la marine. La garde est débordée.

— Les Obscurs ? osa l'elfe.

— Toujours en maraude quelque part.

— Ils ont... bougé contre les Valgrians ?

— Ah.

Ils se jaugèrent un instant.

— C'est moi qui leur ai parlé, avoua Kerun. De l'identité de la menace.

Brendan s'en était douté.

— Othon de Fumeterre m'en a averti. Les Valgrians ont essayé de prendre contact avec lui via Marcus, mais... Marcus n'est jamais rentré et Urbain... Le Flambeau...

— Je connais Urbain.

— Urbain a été tué.

L'expression de l'elfe demeura stoïque, concentrée, bien qu'il paraisse à deux doigts de s'évanouir.

— Le Temple de Valgrian a été bouclé. Maelwyn les accuse... de ne je ne sais quoi. Collusion, je suppose. J'ai l'impression qu'il sait, lui aussi, que...

Il fallait oser prononcer ce nom.

— Qu'Albérich est derrière tout ça.

— Il le sait. C'est la cause de tout ce foutoir. Il le sait et il aurait aimé lui régler son compte avant que l'information ne circule, raison pour laquelle il nous a tous écartés. Il a juré qu'il était mort, est devenu conseiller sur les cendres de son cadavre. Et Megrall, vraisemblablement, veut se venger de lui, et de nous tous pour avoir gobé ses mensonges. Maelwyn le détestait, il ne l'a jamais caché, du temps où Megrall avait la sécurité juvélienne en charge et que le général était soumis à ses directives. Nous avons été stupides, nous aurions dû creuser.

— Vous pensez qu'il a cru l'avoir tué ?

— Tué, je ne sais pas. Mais oui, je pense que Maelwyn a cru en être débarrassé, a minima, d'une manière ou d'une autre. Pour le plus grand bien de la cité, bien sûr.

Il passa ses mains fines devant son visage.

— Mais attendez... Les Valgrians ont été bouclés ? Que voulez-vous dire ?

— Ça s'est passé le 13, le lendemain de la Veillée qu'ils ont organisée pour leurs morts. Vous savez, pour Hector, bien sûr...

L'elfe acquiesça.

— À l'aube, le Temple a été encerclé par la garde puis envahi par l'armée. Je ne sais pas grand-chose, j'ai été refoulé. Maelwyn a parlé d'un danger qui menaçait les Valgrians, mais il les a mis aux arrêts. Depuis... la ville gronde et des incidents se sont produits, ici et là. Peu d'information perle, l'Echo publie du vent. Puis Céleste a été assassinée dans la nuit du 15, il y a eu des émeutes... et, hier, la garde a repris le contrôle du Temple des mains de l'armée, ce qui a calmé les esprits. Mais je suis mal informé. Mon Temple lui-même est fermé et... je suis devenu franchement indésirable. Certains des Valgrians se sont enfuis, mais j'ignore lesquels et je ne sais pas où ils sont. Othon doit savoir, mais il est coincé à l'intérieur.

Kerun secoua la tête, horrifié. Brendan continua son résumé.

— La justice a été saisie et il y a un rassemblement permanent à l'extérieur du Temple. Les choses ne pourront pas rester en l'état très longtemps. Une déclaration du conseil a promis une réouverture du Temple le 18. Soit demain. Mais, honnêtement, je ne sais pas qui y croit. Personne n'a l'air de savoir ce dont Maelwyn est capable, et les dissensions entre la garde, l'armée et la marine s'étalent en public. Avec le retour des Griphéliens, de surcroît... Tout pourrait... encore dégénérer.

— Tout ça fait le jeu des Obscurs.

— Oui. Mais c'est une chose de le savoir, une autre de lutter.

L'elfe se prit la tête entre les mains et se massa lentement les tempes, l'expression soucieuse. Brendan se demanda ce qu'il avait fait pour être arrêté. Sans doute rien doute que de se mêler d'une affaire qui n'aurait pas dû le concerner. C'était un gage de qualité, en réalité, que d'avoir attiré les foudres de ce fou furieux. Et Kerun était venu chez lui, mourant — parce qu'il l'était, il ne fallait pas se voiler la face — parce qu'il avait confiance en leur possible association.

— Nous pouvons aller voir au Temple, reprit son invité. En passant par les égouts. Ce ne sera pas difficile. Je l'ai déjà fait plus d'une fois, je peux vous guider. Nous devons voir les Valgrians.

Brendan sourit. Un embryon de direction à emprunter, il ne demandait pas davantage. Mais il se rembrunit, adopta une mine sérieuse. L'elfe n'était pas en état, Brendan le voyait bien. Son teint grisait, ses yeux restaient fiévreux.

— Avant tout, dites-moi comment nous pouvons soigner ce qui vous afflige. Ensuite, nous aviserons.

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