81. Martin

Les ténèbres pesaient sur le repaire des Obscurs, poisseuses et suffocantes, un peu comme l'air vicié qui embaumait les rues de Griphel. Pour Martin, se complaire dans pareille atmosphère était tout simplement incompréhensible. Aussi, regagner l'extérieur, même via les égouts répugnants de Juvélys, était-il un réel soulagement.

En les arpentant à la suite d'Ensio, Martin frissonnait de dégoût, la main sur le nez, tout en espérant voir surgir Kerun au détour d'un conduit obstrué. Il était persuadé que malgré les pouvoirs latents du Casinite, le petit elfe prendrait le dessus en deux temps trois mouvements, le réduirait à une masse inerte, et sauverait – une fois de plus – le Griphélien malmené. Martin préparait déjà la phrase bien sentie qu'il lui lâcherait lors de ce retour en fanfare. Quelque chose comme : mais t'étais où, au juste ?

Il n'y croyait plus vraiment en réalité. Il ne connaissait pas l'agent, il s'était inventé un héros, des chimères. Mille choses pouvaient le retenir à l'extérieur, plus précieuses que deux Griphéliens pervertis, une magicienne de mort démoniaque et un esclave marqué par treize ans de souillure, victimes, pions qu'on déplace, qu'on sacrifie.

La veille en débarrassant la planque de ses cadavres, il l'avait à peine cherché, et en ne le reconnaissant pas parmi les visages figés, il ne s'était même pas senti soulagé. En revanche, un des corps appartenait au prêtre valgrian qui l'avait soigné à bord du Marsouin, le navire de la marine juvélienne qui l'avait ramené en Tyrgria, après la catastrophe de Mullin.

Le découvrir là, égorgé, l'avait paralysé de stupeur. Il n'avait pu s'empêcher d'y voir un signe, le symbole d'une escapade vers la lumière qui touchait à son terme, d'une tentative avortée, à oublier. Il s'était noyé, autrefois, Aigéan Valtameri l'avait arraché aux profondeurs, cet Valgrian bienveillant – Perran, son nom lui était revenu au coeur de la nausée – avait guéri sa poitrine meurtrie et Kerun lui avait imposé l'exil. Il ne restait plus personne pour veiller sur lui.

À part Ensio.

Depuis que les Obscurs lui avaient annoncé leurs intentions, Martin était taraudé par une question critique : comment avaient-ils su qu'il se prostituait encore ? Bien sûr, le Casinite l'avait reconnu, mais Martin avait prétendu s'être délivré de ses chaînes. L'idée qu'ils aient pu remonter à la Demeure des Soupirs mettait à mal toute la couverture qu'il avait construite avec Iris, cette histoire d'esclave - maîtresse, et si les Obscurs savaient qu'ils avaient menti, pourquoi ne les questionnaient-ils pas sur la cause de ces balivernes ? Pensaient-ils qu'Iris l'avait forcé à travailler et qu'il lui avait menti sur la nature de ses activités ? Ou avaient-ils compris qu'ils ne se connaissaient pas ? Rien de bon ne pouvait en sortir.

Il devait savoir, sans quoi l'angoisse le rongerait durablement. Et fausser compagnie à Ensio seul semblait bien plus réalisable que de s'évader de leur petite planque bardée de sortilèges.

— Comment vous avez su ? demanda-t-il alors.

— Su quoi ?

— Pour le client.

Ensio haussa les épaules.

— C'était marqué sur le registre du Fort. Que t'étais une pute et où tu bossais. J'ai fait qu'aller voir si y'avait quelque chose à y glaner. Et miracle, c'était le cas ! Ta patronne garde une jolie liste qui plairait à pas mal de gens, en fait, comme les scribouillards du torchon que lisent les gens d'ici.

Martin songea à Frieda, à ses anciennes collègues, et sa poitrine se serra. Ensio les avait peut-être toutes tuées, ou torturées de manière abominable, mais s'il posait la question, le Casinite s'interrogerait sur cette curiosité.

— Vous avez eu le registre du Fort ?

— Ouais. Ça nous a aidés à repérer des candidats à la nuit.

— Iris et moi sommes les seuls Griphéliens parmi vos recrues, pourtant...

— Pas impossible qu'on ait eu à en sacrifier quelques-uns, déjà, murmura Ensio en gloussant.

Il faisait référence au grabuge dans le Parc, sans doute.

— Voilà qui est réconfortant, grinça Martin.

Ensio rit avec plus de liberté.

— T'inquiète pas. Si tu bosses bien, si t'es à la hauteur, on n'aura pas de raison de t'éliminer.

Prononcé avec le flegme le plus total. Bien sûr. Martin n'avait pas imaginé autre chose.

— Puis l'écrémage était nécessaire, pour le plan. Il fallait que les Valgrians pensent avoir gagné et qu'ils pavoisent sous le nez du général.

— C'est quoi le but, alors ? osa Martin.

Ensio haussa les épaules.

— Le but, c'est le chaos. La guerre civile. Le craquèlement de tout ce vernis respectable et mensonger.

— Pour l'Empereur ?

— Si l'Empereur décide d'en profiter, ce sera sa décision. Pour nous, ce n'est pas le plus important. Tymyr abhorre la lumière, c'est suffisant.

Il les mena dans un nouveau couloir. Martin nota que celui-ci était moins sale que les précédents, comme mieux entretenu.

— Tu vois, face à une menace, les gens ont tendance à s'unir. Faire front contre un ennemi commun. Juvélys contre l'ombre, ce genre de choses. Mais Conrad savait que face aux Obscurs, il se passerait exactement l'inverse, que le général Maelwyn agirait n'importe comment, et s'aliénerait ses soutiens potentiels.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il a des choses à cacher, concernant les Obscurs, des choses qu'il ne veut pas voir étalées sous les yeux de ses concitoyens.

— Quoi ça ?

— Ne sois pas si curieux, Martin. La curiosité n'est pas tymyrienne. Les ténèbres cachent les choses. Si tu veux devenir un bon Obscur, tu te dois de garder ta place et de rester dans le noir.

— Mais l'information, c'est le pouvoir, tenta le courtisan. Et le pouvoir est à Casin.

Ensio lui jeta un regard, un sourire, par-dessus son épaule.

— Je ne recrute pas, lâcha-t-il dans un rire. Mais tu as raison. Si Tymyr aspire au chaos, à la destruction de toute lumière, Casin, lui, aspire au pouvoir. Et si le général Maelwyn réussit, si la guerre civile ne se déclenche pas, s'il mate les religieux, les démocrates, alors Casin aura gagné. Juvélys deviendra une cité sous la botte d'un tyran, prouvant par là que c'est la seule manière viable de gouverner les êtres humains.

— Rhyvan est aussi une dictature, et pourtant, elle se soumet à Rhyfel.

— Rhyfel est le petit frère de Casin, et son bras droit, à bien des égards. Les Rhyvans se voilent la face. Ils appartiennent à Casin. Ils appartiendront tôt ou tard à Casin, quand l'Empereur aura balayé leurs dernières forces.

Martin n'était pas complètement sûr de suivre le fil de la pensée fanatique d'Ensio, mais il mesurait sa conviction à la manière dont sa voix s'envolait dans des tonalités exaltées. Pour lui qui ne croyait pas à grand-chose, sinon à la misère inhérente de la vie humaine, c'était déstabilisant.

— Donc, que cela débouche sur le chaos ou sur la dictature, cela me convient, résuma le Casinite d'un ton égal. D'autant que dans le chaos, la loi du plus fort l'emporte forcément. Casin est gagnant à tous les coups. Il suffit d'une pichenette... d'une autre... d'une troisième...

Son timbre s'était fait guilleret.

— Et tu vas être responsable d'une pichenette exquise.

Il s'immobilisa sous une échelle métallique, qui menait en surface. Une bouche d'égout, à une dizaine de mètres, diffusait la lumière du dehors, des bruits de pas, des murmures de conversation. Une artère animée. La surface. La liberté. Martin en fut un instant ébloui.

— Retire ta cape.

Sous l'étoffe protectrice, Martin portait des vêtements choisis avec soin pour mettre son corps en valeur. Un pantalon ajusté qui lui moulait les fesses, une chemise ouverte sur sa poitrine glabre, une tenue trop habillée pour le bordel, mais un rien trop audacieuse pour l'extérieur. De quoi ferrer le client, en somme. Lui rappeler comment ils s'étaient connus et à quoi il pouvait accéder.

Ensio sortit quelque chose de sa poche, une chaînette argentée qui luisait dans la pénombre. Martin réprima un frisson.

— Viens ici.

Il ne bougea pas.

— Est-ce nécessaire ?

— C'est juste un collier.

Justement. Depuis qu'il s'était enfui de Griphel, Martin détestait l'idée d'avoir quoi que ce soit autour de la gorge, une répugnance profonde, un fond d'angoisse. Mais Ensio le vrillait de ses yeux noirs, il ne pouvait pas refuser. D'autant qu'il ne s'agissait sûrement pas d'un bijou ordinaire.

Il en eut la confirmation au moment où les maillons glacés se posèrent sur sa peau nue. Ses tempes l'élancèrent brusquement, un voile noir s'imposa à ses yeux, se dissipa, il avala sa salive. Ensio le soutint d'une main sous le coude.

— Compte jusqu'à trois, ça va passer.

Martin leva les doigts mais n'osa pas toucher le collier.

— Qu'est-ce que c'est ? murmura-t-il, d'une voix blanche.

— Un sortilège qui te force au secret. Pas que je doute de tes intentions mais... il faut se méfier de soi-même. De cette manière, rien de compromettant ne pourra franchir tes lèvres, même si tu es maladroit.

Le Griphélien lutta contre un nouveau vertige, mais Ensio le stabilisa.

— Maintenant, en scène, petit pervers !

Sa main s'attarda une seconde de trop sur ses fesses et Martin fila vers les hauteurs.

L'échelle ne débouchait pas directement dans la rue, mais dans un appentis dont ils sortirent l'air de rien. Au dehors, le soleil rayonnait, formidable, et Martin en resta un moment paralysé. Il franchit ensuite la rue pour gagner le Palais de Justice, tandis qu'Ensio restait en retrait, appuyé à la façade d'une bâtisse anonyme. Martin gravit les marches qui menaient aux grandes portes, au milieu d'une petite foule animée, dont il perçut la nervosité. Il avisa un homme en pourpoint rouille, qui filtrait les entrées. La pression dans son crâne s'intensifia, sa gorge se serra, muselant toute velléité de n'importe quoi.

— Excusez-moi, j'ai rendez-vous avec Maître de l'Atalante.

— Premier couloir à droite. Le bureau des secrétaires est tout de suite à gauche, annonça le portier, non sans hausser les sourcils devant son accoutrement.

Martin lui adressa un sourire gêné et se retrouva dans un vaste hall fourmillant de personnes, juristes et clients, plaignants et avocats, de nombreux gardes, aussi, en livrée violette, et il se sentit vaguement oppressé. Il régnait une tension palpable dans l'air, plusieurs éclats de voix explosèrent ici et là le temps qu'il traverse le hall vers le couloir de droite. Un garde le toisa mais ne s'interposa pas tandis qu'il franchissait la porte ouverte et arrivait dans la salle des secrétaires. Un jeune homme s'enquit de son identité puis le conduisit dans la pièce voisine, où une demi-douzaine de requérants attendaient, assis sur des bancs disposés le long des murs. Martin se sentait immensément mal à l'aise, la transpiration lui baignait les aisselles et le dos, mais c'était le cas de bien d'autres personnes autour de lui. Il était apparemment de bon ton d'être stressé avant son entretien avec un avocat. Seule sa tenue dénotait et lui empourprait les joues.

— Martin, venez ! lui dit, depuis la porte, de l'Atalante.

Il se leva, doubla les autres clients et se retrouva face à l'avocat, dont il serra la main, une grande première.

Henry était encore jeune mais perdait déjà ses cheveux. Un peu plus petit que l'ancien esclave, il semblait doté d'une inépuisable énergie. C'était la première fois que Martin se présentait devant lui habillé. La première fois aussi qu'Henry le vouvoyait. Il lut l'embarras dans le regard du juriste, reflet du sien, et ils se suivirent dans le couloir.

— J'ai été soulagé d'avoir de vos nouvelles, avoua l'avocat avant de le laisser entrer dans son bureau.

Martin ne put s'empêcher de songer à leurs derniers ébats. Mais il n'avait pas été esclave, à Juvélys, jamais contraint. C'était une décision qu'il avait prise, dont il avait retiré de quoi vivre, et Henry n'avait aucune raison de se sentir coupable d'en avoir profité. C'était un métier comme un autre, ou presque.

Ils se retrouvèrent en tête à tête, mais l'avocat plaça rapidement le bureau entre eux et l'invita à s'asseoir.

— Je suis bien sûr disposé à vous représenter, dit-il sans préambule. Vous n'êtes pas le premier Griphélien à faire appel à mes services et j'ai maintenant une petite expertise en la matière. Mais...

Martin ne broncha pas, prêt à entendre la contrepartie exigée.

— Vu les événements des dernières heures, je n'ai vraiment pas le temps de me charger de vous dans l'immédiat. Vous n'avez pas d'ennuis particuliers, n'est-ce pas ? Vous voulez juste obtenir un droit de séjour ?

— Quels événements ? demanda Martin, par réflexe.

Quelque chose crépita dans son crâne mais sans douleur. La question était apparemment légitime.

— Tout ce qui se passe au Temple de Valgrian. Les libertés érodées, pour tous, pas seulement les Griphéliens. Croyez-moi, je ne considère pas que votre cas, celui de vos compatriotes, soit trivial, mais... si nous laissons faire, si nous n'arrêtons pas le général avant qu'il soit trop tard...

Il traça un cercle imaginaire autour d'eux.

— Ce Palais pourrait disparaître dans les mois qui viennent, et nous ne pourrons plus lutter contre rien. Nous sommes à deux doigts...

Il sourit, secoua la tête.

— Nous sommes dans une sacrée merde, si vous me pardonnez l'expression. J'ai... trente-six réunions et plus encore.

Il soupira.

— Écoutez... Je veux vraiment vous aider, Martin.

Le regard qu'il lui lança alors était sans doute un peu trop appuyé et ils se détournèrent l'un et l'autre, par réflexe.

— Je reprendrai contact avec vous d'ici la fin de veille. D'ici là, je vous enjoins de faire profil bas. Vous n'étiez pas sur le Cageot, mais les dieux seuls savent ce qu'il va se décider dans les jours qui viennent. Le général est sous pression, de tous côtés, mais on ne peut pas écarter la possibilité qu'il se rigidifie encore davantage. Donc soyez vigilant.

Il se leva, Martin l'imita, et l'avocat lui ouvrit la porte. Ils se serrèrent la main sur le seuil, Henry garda celle du courtisan dans la sienne.

— Je suis vraiment heureux de voir que vous êtes en bonne santé. J'ai cru que...

Sa voix baissa d'un cran, son pouce s'attarda dans sa paume.

 — Tu étais parti pour de bon.

Martin chercha quelque chose à répondre, à la fois touché et horrifié. Il aurait voulu dire à l'avocat que quoi qu'il advienne, il ne reviendrait jamais à sa profession d'autrefois. Mais le sortilège qui oppressait son souffle rendait tout aveu de ce genre impossible : le plan voulait qu'il joue sur son désir pour l'attirer dans des lieux sombres.

— J'attends de vos nouvelles avec impatience, s'entendit-il répondre sur un ton équivoque. D'ici là, bon travail.

Henry sourit, le relâcha et Martin sentit qu'il l'observait tandis qu'il traversait la salle d'attente. Il remonta le hall oppressant et se glissa dans la rue. Ensio le rejoignit dans l'instant. Il serait mécontent des nouvelles, car le meurtre prévu était repoussé, mais dans le même temps, sans doute serait-il ravi d'avoir des nouvelles du désordre qu'il orchestrait, avec ses co-conspirateurs, depuis les souterrains obscurs.

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