8. Kerun

Se procurer l'agenda de Kaunia avait été un jeu d'enfants : elle en avait affiché une copie dans son atelier, à côté de la porte, et Kerun avait eu tout le loisir d'en prendre note, dans ses moindres détails. Il aurait bien sûr préféré rencontrer Iris et Martin ailleurs que dans leur refuge, mais dans les circonstances présentes, le temps était compté et les possibilités restreintes. Il voulait aussi pouvoir leur parler à tous les deux en même temps, et non transmettre ses consignes à l'un des deux, avec le risque que certaines nuances se perdent. Iris n'était pas Martin et inversement. Même s'ils semblaient avoir développé une certaine connivence, il était probable que leur expérience des Obscurs serait très différente. Il devinait qu'elle l'avait déjà été, même s'il n'avait pas eu l'opportunité de discuter en détail de la situation avec eux.

Lorsqu'il entra dans la petite salle à manger, par la porte de derrière, il ne fut pas surpris de les y trouver, assis, fébriles, et son intrusion fut accueillie par un mélange de soulagement et d'inquiétude qu'ils ne cherchèrent pas à dissimuler. Iris rayonnait aussi d'espoir, offert comme une brassée de fleurs sauvages, tandis que Martin paraissait tendu. Kerun comprenait ces émotions mais craignait de ne pas pouvoir se montrer à la hauteur de ce qu'ils attendaient de lui. Or, il le fallait. Ils étaient jeunes et inexpérimentés, il les jetait dans la gueule du monstre. Il devait protéger leurs arrières, à tout prix.

« Alors ? » demanda Martin de but en blanc, sans une salutation.

Kerun pinça les lèvres et s'assit.

« La garde n'a identifié que deux de vos contacts parmi les cadavres. Pas le dénommé Conrad. »

Martin ravala un juron, se leva et alla se poster à la fenêtre. Iris acquiesça, les mains nerveuses, le visage pâle.

« Je suis désolé de vous avoir fait miroiter une résolution prématurée à cette crise. Il est toujours possible de vous dégager. Je peux vous envoyer hors de la ville, en sécurité, le temps que...

— Nous n'avons pas l'intention de reculer », l'interrompit Iris, la voix maîtrisée.

Martin, désormais adossé à l'appui de fenêtre, hocha la tête pour marquer son accord. Kerun les dévisagea l'un et l'autre. Le prostitué conserva son flegme, tandis qu'Iris souriait bravement. Une façade, d'un côté comme de l'autre. Il hésita à répéter son offre mais il avait besoin d'eux. Ils étaient sa meilleure chance — son unique chance — de progresser dans ce magma, avant un nouveau massacre.

« J'avais la conviction... intime... que c'était trop simple... Quelque part, je me sens soulagée », poursuivit la jeune femme.

Elle s'empourpra.

« J'aurais voulu avoir tort, se reprit-elle.

— Je comprends ce que vous voulez dire. Finalement, nous avons de la chance qu'ils se dévoilent si rapidement, alors que vous êtes encore dans la partie. »

Martin secoua la tête, sans décroiser les bras. Le sourire d'Iris gagna en force.

« Que s'est-il passé, au juste, dans ce Parc ? » intervint l'ancien esclave.

Kerun se carra dans son siège. Ils avaient le droit d'en savoir davantage.

« Les Valgrians ont organisé une cérémonie. Les Obscurs... Des Obscurs, plutôt, ont voulu en profiter pour les attaquer. Les Valgrians ont pris le dessus et les ont tués. Huit d'entre eux.

— Huit ? s'étonna Iris.

— Huit, oui. Jusqu'ici, nous savions qu'ils étaient au moins six, mais qu'ils aient été plus nombreux n'a jamais été impossible.

— Aucun n'a survécu ? demanda Martin.

— Aucun.

— C'est bête.

— Très. »

L'elfe ravala un soupir.

« Personne n'a pensé très droit au cours de cet affrontement. »

Lui le premier, mais pour des raisons bien éloignées de l'enquête. Le silence et les mensonges de ses contacts, les accusations de Maelwyn, il avait été déstabilisé plus que de raison. Nora l'avait chargé de tâches futiles, pour le coincer au quartier général, une tentative généreuse de lui changer les idées, sans doute. Cela n'avait pas fonctionné.

« Mais nous ne savons toujours pas grand-chose d'eux, reprit-il. Qu'ils aient décidé de se diviser en plusieurs groupes, que certains aient envoyé les autres en mission en demeurant à l'abri... Ça a toujours été une possibilité. À présent, vu le massacre qui s'est déroulé dans le Parc... Conrad doit être encore plus déterminé à recruter, et peut-être avec moins de prudence. C'est une chance pour nous.

— Ils sont peut-être déjà cent, proposa Martin.

— Nous l'aurions su », rétorqua Kerun avec une certaine sécheresse.

La surprise se peignit sur les traits du prostitué et l'elfe s'en voulut d'avoir été brusque. Retrouver les accusations de Maelwyn dans la bouche du Griphélien était imprévu et pénible. Les services secrets étaient blessés mais pas aveugles. Qu'on puisse le supposer, si vite...

« Pardon, s'excusa-t-il. Ces derniers jours ont été compliqués. »

L'expression du Griphélien ne se modifia guère, reflet d'une froideur nouvelle. Iris, de son côté, passa les mains sur son visage.

« Il a toujours été question d'une infiltration, reprit Kerun. Je ne veux pas vous mettre inutilement en danger, mais il est critique que nous soyons sûrs d'être face à la cellule entière avant de frapper, sinon nous risquons de commettre la même erreur que les prêtres. Identifier leurs leaders, d'où viennent les ordres, s'ils ont des soutiens juvéliens. Les Obscurs sont comme une araignée qui tisse sa toile... si nous coupons des fils n'importe où, elle peut toujours la reconstruire... Il y a probablement dans ce groupe un ou deux prêtres très puissants. Des hommes ou des femmes susceptibles de soutenir une campagne de terreur sur la durée. Tant que nous ne les neutralisons pas... Ah... Je suis désolé. Je ne devrais pas vous faire de longs discours. Une fois encore... Nous sommes au seuil d'une autre étape, et c'est une étape périlleuse. Nous connaissons tous, à notre manière, leur pouvoir de nuisance. Je ne peux rien promettre, juste vous demander votre aide. Si vous décidez de renoncer... Je ne vous en voudrai pas. Je ne peux pas exiger de vous ce que j'exige de mes hommes. Vous n'avez rien signé », répéta Kerun, magnanime et inquiet qu'ils acceptent.

Il aurait pu les dégager et compter sur Maelwyn pour gérer la crise. Si seulement il avait bien voulu partager avec eux ce qu'il savait, laisser les corps à l'examen de la garde, s'ils avaient pu mettre leurs ressources en commun... Il n'en serait rien. Le général avait la certitude qu'il contrôlait la situation mais l'elfe avait besoin de preuves... Trop de choses avaient dégénéré ces dernières années. Kerun songea de nouveau à Etienne de Villintime. Il devait absolument aller lui parler.

Martin haussa les épaules, le visage fermé. Iris relâcha sa respiration.

« C'était le plan initial, dit finalement la jeune noble d'une voix mesurée. Qu'il ait été suspendu un moment ne change rien. Nous avons toujours eu l'intention de retourner voir Conrad. »

Son compagnon acquiesça sans se départir de la glace qui avait colonisé ses traits.

« Je crois que les risques sont encore mesurés à ce stade, continua Iris. Conrad n'a pas prononcé le nom des Obscurs. Il est resté très évasif... Il nous sondera sans doute ce soir.

— Il pourrait décider de nous faire disparaître si nous ne sommes pas réceptifs, dit Martin.

— Mais nous serons réceptifs, n'est-ce pas ?

— Et je vous suivrai. J'interviendrai en cas de besoin », proposa l'elfe.

Iris parut satisfaite mais l'expression de Martin ne changea en rien. Pendant une seconde, Kerun attendit qu'il ajoute quelque chose, mais il demeura silencieux, figé, froissé.

« Seul ? » finit-il par lâcher.

L'elfe réalisa que Martin mesurait son désarroi beaucoup plus finement qu'il ne l'avait cru.

« Je ne peux pas vous donner de détails. Ce serait dangereux pour tout le monde. »

Les paupières du Griphélien s'étrécirent. Il semblait sur le point d'ajouter quelque chose lorsqu'un bruit retentit à l'extérieur, vers l'entrée. Ils entendirent distinctement le cliquetis d'une clé qu'on glisse dans la serrure, ainsi que le murmure d'une chanson.

« Kaunia, souffla Martin. Par ici... »

Il s'engagea dans l'escalier en courant, Kerun sur les talons. La porte s'ouvrit et la voix de la menuisière résonna dans le petit couloir. Ils grimpèrent plus silencieusement jusqu'à la mansarde, où Martin s'effaça pour laisser l'elfe passer. La pièce était sombre, le lit trônait, défait, sous la fenêtre inclinée. Ils reprirent leur souffle de concert. À travers le plancher, on devinait les bribes d'une conversation mais la pluie qui martelait la vitre en étouffait les détails.

« Ça ne te gêne pas, au fait, qu'on vive ici ? demanda Martin à mi-voix.

— Non, pourquoi ?

— C'est une demi-néjo. »

Kerun haussa les épaules.

« Et aussi une demi-elfe. Qui vit ici depuis plus de trente ans. Elle est tout à fait fréquentable. Mais ça me fait penser que... »

Il fit coulisser son sac de son épaule, l'ouvrit et en retira les vêtements – propres et pliés – que Martin lui avait prêtés quelques jours plus tôt.

« Je t'ai ramené ça et... j'aurais aimé t'en emprunter d'autres. »

Martin le dévisagea avec la mine interdite, puis amusée.

« Toujours ce néjo ?

— Oui. »

Un sourire finaud sur les lèvres, le jeune humain s'approcha de l'elfe jusqu'à ce que Kerun, par réflexe, fasse un pas en arrière. La porte l'empêcha de se dérober davantage mais Martin s'était immobilisé à quelques pouces. Il prit une profonde inspiration puis son visage se fendit d'une moue incertaine.

« Tu ne sens rien de particulier, pourtant. Même pas le champignon. »

L'elfe s'esquiva et reprit ses distances

« Le champignon ?

— C'est ce qu'on dit. Que les elfes sentent le champignon. »

L'agent leva les yeux au ciel.

« Malheureusement, les néjos sont des prédateurs spécialisés. Ils flairent l'elfe à des centaines de toises de distance. »

Martin s'était détourné et penché à côté de son lit, où gisaient ses nippes de la veille, pêle-mêle. Il en exhuma une chemise qu'il contempla à la lumière grise.

« Et mon odeur suffit à contrecarrer leurs sens ?

— Elle brouille les pistes. Assez pour qu'il ne puisse pas juger précisément de l'endroit où je me suis trouvé.

— C'est un Obscur, ce néjo ?

— Non. »

Le jeune Griphélien avait replié un pantalon par-dessus la chemise, et lui décocha un regard aux sourcils froncés.

« Je ne peux pas t'en dire plus. »

Martin haussa les épaules et lui tendit les vêtements.

« Merci. »

Il se pencha sur son sac pour les y ranger.

« Tu noteras qu'ils ne sentent ni les spores, ni le sperme », ajouta soudain Martin, le ton presque badin.

Kerun esquissa un sourire.

« Je note », se contenta-t-il de répondre.

Verbaliser sa satisfaction n'aurait sûrement rien apporté de mieux, il fallait se contenter de ce message indirect.

La voix des deux femmes continuait de leur parvenir par éclats indistincts.

« Martin, si tu veux te ret-

— Non. »

Kerun aurait aimé voir son visage mais Martin lui tournait le dos, posté à la fenêtre. L'elfe relâcha sa respiration.

« Je vais devoir repartir. »

L'ancien esclave hocha la tête, toujours sans se retourner, et l'elfe respecta la distance qu'il exigeait. Il était heureux que leur conversation ait porté ses fruits, que le Griphélien accepte — même du bout des lèvres — la proposition qu'il lui avait faite, mais Kerun devinait que jamais Martin n'avait eu l'intention de lui révéler son passé sordide, et qu'il valait mieux faire comme si la chose était dite, assimilée et aussitôt remisée dans le coffre qu'elle n'aurait jamais dû quitter.

Il n'avait jamais imaginé ramener la chose sur le tapis, en vérité.

« Soyez prudents, ce soir.

— Bien sûr », répondit évasivement Martin.

Il lui fit face, toute émotion bannie de son expression, comme si la conversation l'avait à peine intéressé.

« Tu vas sortir par la fenêtre ?

— Non. Je vais redescendre. Je peux passer par en bas sans me faire repérer. »

Quelque chose que je pourrai t'apprendre, plus tard, si tu le désires, songea-t-il en posant la main sur la poignée de la porte.

Mais le jeune homme regardait à nouveau vers l'extérieur et Kerun déguerpit.

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