79. Brendan
— C'est l'émeute au Temple de Valgrian ! On dit que les soldats ont tué des prêtres ! Qu'il y a le feu !
Interrompu en pleine cérémonie, Brendan resta paralysé devant son autel. Les murmures éclatèrent dans la salle, mais personne ne bougea. Privés de fidèles par le nouveau règlement d'application en ville, les Mivéans tentaient de maintenir un semblant de routine en poursuivant leurs activités habituelles, entre eux. C'était sans compter sur les cris qui résonnaient dans la rue.
Depuis le premier rang, Sonia croisa le regard du grand prêtre mais celui-ci demeura muet de stupeur, incapable de trouver quoi dire pour relancer la célébration. D'autres de ses prêtres le regardaient désormais, et son esprit restait vide.
— Je vais voir, lâcha-t-il piteusement.
Sonia secoua la tête et l'intercepta alors qu'il remontait la longueur de la pièce.
— Brendan ! souffla-t-elle à mi-voix.
Il leva des mains défensives.
— C'est grave, ce qui se passe, commença-t-il.
— Et ça ne doit pas nous concerner, l'interrompit la prêtresse. Reprends la célébration !
— Tu ne comprends pas.
Il se dégagea, sortit de la chapelle et remonta le couloir en courant. Il atteignit le parvis, dévala les marches et se retrouva nez à nez avec une grande femme vêtue d'une toge mauve, brodée de nombreux symboles argentés.
— Retournez dans votre temple, Maître Devlin.
Il s'immobilisa, stupéfait.
— Raïssa ?
Raïssa était une prêtresse de haut rang du Temple de Gallud, sous les ordres directs d'Urielle, leur Enchanteresse. Elle lui adressa un sourire distant. Autour d'elle, une dizaine d'autres serviteurs du Dieu de la Magie se déployèrent en arc de cercle, jeunes et moins jeunes, pour lui barrer le passage.
— Soyez raisonnable. Retournez à l'intérieur. Ce qui se passe au Temple de Valgrian ne vous concerne pas.
— Depuis quand...
Il ne trouva pas les mots. Gallud était un des deux dieux tutélaires de Juvélys, avec Valgrian, mais jamais – jamais – ses serviteurs n'avaient eu le droit de se substituer à la garde ou à l'armée. Consciente du choc que sa présence provoquait auprès du Mivéan, Raïssa eut la décence de paraître embarrassée.
— Le général Maelwyn nous a demandé d'aider au maintien de l'ordre, rien d'autre, rien de plus.
Tempêter ne servirait à rien. Il ferma les yeux une seconde, relâcha sa respiration.
— Laissez-moi passer. Les Valgrians sont des amis de longue date et...
— Ils sont aujourd'hui menacés par l'ombre, l'interrompit Raïssa. Laissez les autorités faire la lumière, la vraie, sur ce qui se trame. Rentrez chez vous.
Hier on le refoulait dans la rue, aujourd'hui, il n'avait même plus le droit de quitter son temple ! A quel moment les choses avaient-elles commencé à glisser et à quel moment cesserait-il de s'y plier sans broncher ? La fureur revient, balayant son semblant de sagesse.
— M'empêcherez-vous de sortir même si je veux me rendre au marché ?
— C'est l'affaire de quelques heures, désormais. Plus vous vous montrez compréhensif aujourd'hui, plus votre culte aura de chance de retrouver son rayonnement d'autrefois.
Il sentit son sang bouillir.
— Est-ce une menace ?
La femme grimaça.
— Bien sûr que non. Mais il nous a été demandé de vous empêcher de quitter votre Temple dans l'immédiat, et c'est ce que nous avons l'intention de faire.
— Dans l'immédiat, qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce qui se passe ?
— La crise en cours est en voie de résolution.
— Depuis quand les Galludans sont-ils au service de l'armée ? A quel moment votre dieu vous a-t-il suggéré de vous substituer aux servants de Rhyfel ? Est-ce qu'il y a eu un bouleversement cosmogonique dont je ne saurais rien ?
— Nous ne sommes pas au service de l'armée. Nous sommes au service de Juvélys.
— Ah ? C'est Dame Damaer qui vous a demandé de me consigner dans mes murs ?
Une main se posa sur son bras.
— Brendan, rentre, murmura Sonia.
— Brendan, rentre ! Comme un chien à la niche ? C'est ça que vous voulez me voir faire ?
— Brendan, tout le monde nous regarde.
Il jeta un œil autour de lui. C'était vrai : de nombreux passants s'étaient immobilisées dans la rue pour assister à la confrontation.
— Et c'est ça que je dois faire ? Me résigner ? Rentrer dans le temple ? gronda-t-il. En quoi cela va-t-il aider... qui que ce soit ? En quoi cela va-t-il sauver notre culte ?
Il sentit alors une main froide se saisir de son esprit, lui ordonnant de faire volte-face et de rentrer. Stupéfait, il chercha l'incantateur du regard. Qu'on ait osé lui lancer un sortilège de contrainte, à lui, c'était plus qu'il n'en pouvait supporter. Or, l'imbécile qui avait tenté le coup allait s'en mordre les doigts : s'il était bien quelqu'un qui pouvait résister à ce genre de maléfice, c'était un prêtre de son expérience. Il eut un sourire mauvais tandis que son esprit luttait, fit un pas en arrière puis avança brusquement, surprenant les Galludans, et saisit l'apprenti sorcier à la gorge.
— Brendan ! glapit Sonia.
— Lâchez-le ! hurla Raïssa.
Mais il le tenait, cette petite ordure, un jeune prêtre aux yeux déjà veinés de rouge, signe qu'il manipulait le Flux sans retenue. Puisqu'il avait osé essayer de l'asservir, Brendan allait l'étrangler à mains nues pour lui apprendre.
Deux sortilèges claquèrent et il se retrouva assis sur le sol, du sang dégoulinant de l'arcade sourcilière, légèrement sonné. Evidemment, dix Galludans contre un seul Mivéan, ça n'allait pas être aisé mais il n'avait pas dit son dernier mot et il prit appui sur les pavés pour se relever.
— Ça suffit ! s'exclama une voix sur leur gauche. Reculez ! Bon sang mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ?
L'intrus portait le bleu sombre de la Marine et Brendan le reconnut : c'était l'un des nombreux cousins de la famille Fortebrise, peut-être Hans, Friedrich ou Tobias. L'officier paraissait à la fois stupéfait et furieux.
— Qu'est-ce que vous faites ici, les Galludans ? Votre Temple est à l'autre bout de la ville !
— Nous agissons à la demande du général...
— Toute la zone portuaire est passée sous la responsabilité de la Marine, c'est l'amiral Fortebrise qui prend les décisions, à présent. Le général a mieux à faire dans les autres quartiers. Déguerpissez, maintenant.
Raïssa jeta un regard mauvais à Brendan, qui le lui rendit avec morgue.
— Dispersez-moi tout ça, dit l'officier à ses hommes, avant de se pencher vers Brendan pour l'aider à se relever.
Le Mivéan accepta la main tendue avec reconnaissance.
— Ça va ?
— Ça va, répondit le grand prêtre en essuyant le sang qui lui coulait sur le visage.
Sonia était livide, toujours en haut du parvis. Autour d'eux, la foule cédait aux injonctions des marins et reprenait ses activités, non sans échanger des murmures et lancer la rumeur.
— Allez-vous me dire, vous aussi, que je suis consigné au Temple ?
— Non. Mais je crains que l'état d'urgence ne soit rapidement déclaré et que les citoyens soient invités, tous, à rester chez eux jusqu'à nouvel ordre. Il y a eu trop de contrevenants au couvre-feu pendant la nuit, et la garde est débordée, raison pour laquelle nous avons mobilisé la marine à terre. Je vous conseille de prêcher la patience, la confiance, la tolérance, que sais-je encore, messire. La ville a besoin de calme, pas d'une révolution basée sur les rumeurs.
— Le Temple de Valgrian...
— Je ne peux pas vous empêcher de vous y rendre, mais vous serez alors en plein dans la zone contrôlée par l'armée. Il est plus que probable qu'elle vous mettra aux arrêts si elle vous trouve sur son chemin. Si vous désirez passer les jours qui viennent en cellule, je vous en prie, la voie est toute tracée... Vous rendriez service à ceux qui s'inquiètent de vos initiatives.
Il s'effaça pour lui céder le passage, Brendan secoua la tête avec une grimace.
— Mais est-ce que vous savez ce qui s'y est passé ?
— Pas exactement. La crise a été jugulée, cependant. Mais il y a des Valgrians en fuite. S'ils viennent frapper à votre porte, je vous conseille vivement de ne pas leur donner asile.
Brendan ne broncha pas. Il ne savait pas si Fortebrise sous-entendait quelque chose mais il était bien clair que si un Valgrian venait frapper à sa porte, il serait le premier à lui ouvrir et à le cacher des autorités.
— Bien sûr, se contenta-t-il de répondre.
Il brûlait d'y aller mais le marin avait raison : il aurait tôt fait d'être arrêté, et vu les mesures prises pour ramener l'ordre en ville, il risquait de rester un bon moment à l'ombre. Il salua donc l'officier et retourna vers l'intérieur. Ce faisant, il passa devant Sonia et lui accorda à peine un regard.
— Brendan...
Ils étaient à l'intérieur du temple, à présent.
— Je suis désolée, mais...
— C'est moi qui suis désolé. Désolé de ne pas pouvoir te pardonner un coup pareil. Qu'est-ce que tu voulais ? Que je m'humilie en public, en cédant aux injonctions d'une bande de Galludans qui s'improvisent miliciens ? Je suis le grand prêtre de ce Temple. Je suis le représentant de Mivei à Juvélys. Qu'est-ce que tu voulais, dis-le moi vraiment ! Tu voudrais enfoncer notre culte moribond que tu n'agirais pas autrement !
Elle resta écarlate, ne sachant que répondre, et c'est Anton qui prit sa défense.
— Brendan, ils t'auraient terrassé ! Tu aurais été arrêté ! Est-ce que ça aurait été mieux ?
Sonia avait repris du poil de la bête. Moïra était là, à présent, et Phil, et Artémise, et Jovan... Ils surgissaient tous de l'ombre pour le prendre en défaut, comme un essaim de pies sinistres.
— Vous avez peur ! s'exclama-t-il.
Sonia secoua la tête.
— Le capitaine Fortebrise a raison. La priorité, c'est de ramener le calme et...
—Pourquoi ? demanda Brendan, les prenant tous à témoins. Pourquoi ramener le calme est-il la priorité ?
— Parce que le chaos sert la face obscure de Tymyr, dit Anton d'une voix blanche.
Brendan eut soudain envie de le frapper, une envie dévorante qui lui fit serrer le poing jusqu'à ce qu'il se meurtrisse la paume des ongles. Mais il se contint.
— Vous ne savez rien de Tymyr, lâcha-t-il, et il les planta dans la nef, regagnant ses appartements.
La rage le faisait vibrer, il sentait qu'il avait été stupide, qu'il n'aurait jamais dû dire quelque chose d'aussi faux, à ses prêtres qui avaient été torturés, aux mentors de ces gosses assassinés. Mais son impuissance le rendait fou, et peut-être n'était-il, effectivement, plus capable de diriger ce Temple, de composer, soutenir, temporiser. A l'abri de sa chambre, il reprit son souffle et pria un instant. Puis il se redressa, et sortit.
Il gagna la cuisine puis la réserve, et au-delà, l'escalier qui menait au sous-sol. Il déplaça le tonneau vide qui bloquait la porte de l'ancienne cave à vin, retira le cadenas et déboucha dans l'espace réduit qui abritait leur invité.
Celui-ci l'accueillit d'une grimace peu amène, mais sa fureur le musela. Ses vêtements élégants étaient froissés et il dégageait une odeur pestilentielle. Il conservait cependant une assurance imprévue dans les circonstances. Brendan s'en fichait complètement.
— Je vous laisse partir si vous me rendez service, annonça-t-il de but en blanc.
Diane serait sûrement furieuse, mais Diane n'était pas là. Peut-être coincée, elle aussi, dans son Temple, par une bande de mercenaires à la solde des puissants. Intimidée, meurtrie, comme autrefois, quand on l'avait tenue responsable de la mort d'Albérich.
L'Esprin le toisa, les yeux rétrécis.
— Vous êtes un menteur, Devlin. Je ne ferai rien pour vous.
— Je vous le promets.
— Une promesse de menteur, elle ne vaut rien.
Brendan soupira. Son invité le jaugeait, il en était conscient. Mesurait-il le risque qu'il lui arrange le portrait ? Qu'il lui plonge son minois prétentieux dans le seau d'aisance, jusqu'à ce qu'il en touche le fond ?
— Dans la cour. Les mains libres. C'est ma condition, annonça l'Esprin.
La tension retomba, comme ses envies de meurtre. Peu importait que ce godelureau raconte partout ce qu'il avait vu. Seule comptait l'urgence présente. Et Diane avait placé des sceaux solides, qu'un gamin, même kintaan, ne pourrait déconstruire.
— Très bien.
Il l'escorta dans la cave et les cuisines, comme il l'avait fait le jour où il l'avait séquestré. Ensuite, ils atteignirent la cour, heureusement sans avoir croisé personne, et Brendan délesta Argall de ses liens. Le Kintaan se massa les poignets, lentement, la mine pincée, puis lui jeta un regard furieux.
— Que dois-je faire ?
— Contacter mon ami Flambeau.
— À cette distance ?
— Vous en êtes capable.
Argall le dévisagea, une légère moue sur les traits, puis opina du chef.
— Effectivement.
Le laisser entrer dans son esprit constituait un risque monstrueux, Brendan en était vaguement conscient. Mais il était aussi son seul moyen de savoir ce qui se passait chez les Valgrians, de s'assurer qu'Othon allait bien, que cette passivité qu'on lui imposait constituait une option acceptable dans les circonstances.
Une émeute, du feu, la crise avait été jugulée. Il devait savoir, quels que soient les risques. Son esprit était solide, si Argall tentait de le forcer, il le repousserait.
— Vous connaissez la procédure, lâcha le jeune homme, acide.
Brendan acquiesça. Il perçut la présence de l'Esprin juste derrière lui, rien d'autre. Ferma les yeux, visualisa Othon, jusqu'à en distinguer le bleu des yeux, les ridules au coin de sa bouche, chaque cheveu sur son crâne, chaque poil de sa moustache. Il lui tapa sur l'épaule, et...
Dis-moi que tu t'es enfui.
Non. Je suis resté. Je ne pouvais pas laisser les autres. Mais je vais bien.
Que s'est-il passé ?
Céleste est morte. Les prêtres se sont mutinés.
Morte ?
Je ne sais rien, Brendan. Juste ce qu'ils m'ont dit.
Ils sont nombreux en fuite ?
Cinq. Ne t'occupe pas d'eux.
Que puis-je faire ?
Prie. Prie pour que la chance tourne.
Je n'en peux plus.
Force-toi.
Et ce fut le silence.
Brendan resta debout dans la cour, un peu désorienté. Derrière son épaule, il n'y avait personne. Il savait que quelqu'un s'était tenu là, un homme capable du prodige qui venait d'avoir lieu, mais l'individu s'était volatilisé. Son visage, son nom, aucune idée. Un Kintaan, fatalement, qui avait tissé un pont puis s'était retiré, emportant son identité avec lui. Échange de bons procédés, il ne pouvait pas lui en vouloir. Il l'avait retenu contre son gré et il l'avait perdu. Diane serait furieuse.
Mais ce n'était rien comparé à son propre désarroi. La colère et la frustration l'envahirent. Il avait envie de sortir de cette cour, de ce temple, d'aller haranguer une foule et de l'envoyer contre les sbires de Maelwyn.
Il y aurait du sang versé, du sang innocent, du sang inutile.
C'était le jeu de l'Obscure, Anton avait évidemment raison. Mais qui jouait ce putain de jeu, sinon cet imbécile de général ? Et jusque quand pouvait-on le laisser y jouer, sans entrer, à son tour, dans cette spirale ?
Othon était vivant, Céleste était morte, sous la soi-disant protection des soldats. Que s'était-il produit ? Les Obscurs étaient-ils entrés malgré les sentinelles ? L'armée avait-elle bousculé une femme trop âgée ? Avait-on laissé les mains libres aux mercenaires ?
Au sommet du mur qui encerclait la cour, un duo de pies jacassa, moqueuses. Brendan se pencha, ramassa une pierre et la leur lança.
Les oiseaux de sa déesse.
La honte le balaya.
Prier avait dit Othon. À quoi bon ? Le silence répondrait, toujours ce même silence, et rien de neuf, rien de bien.
Force-toi.
Une dernière fois.
Debout dans l'espace terreux, il murmura les mots qu'il connaissait par cœur, avec hargne, véhémence, colère, conscient d'être revanchard, presqu'insultant, un gosse exigeant et déçu, indigne de la déesse qu'il entendait servir et dont il cherchait le réconfort.
Il ne méritait rien.
Et pourtant, Elle vint. Son Flux s'épanouit dans son sein, sa douceur, sa confiance, il sentit que malgré lui, il était étreint et accueilli.
Sa fureur reflua.
Soudain inquiet, il se débattit dans cette chaleur, n'était-elle pas en train d'étouffer son sentiment d'injustice, de le ramener à une inertie assassine, qui les mènerait tous au néant ?
Aie foi dans le futur, lui murmura une voix, à l'intérieur de son crâne. Ce soir, sois prêt.
Il cessa de lutter. Othon avait raison.
Mivei ne l'avait pas abandonné, la chance allait tourner, l'avenir serait baigné de lumière.
Il pouvait résister à la haine.
Attendre, prier, saisir les opportunités.
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