77. Othon

Dès qu'il avait entendu les cris, Othon avait compris qu'une chose grave s'était produite. On avait couru dans le couloir, puis il avait entendu du fracas. Fatigué par ces heures d'oisiveté et de vexations, il avait finalement donné un coup d'épaule dans la porte, deux fois, et elle avait sauté sur ses gonds en dépit de son verrou. Il n'y avait plus qu'un soldat en faction qui, surpris par son irruption musclée, n'avait offert d'une résistance minime. Othon l'avait laissé sonné contre le mur et délesté de son épée, puis il avait couru vers la source du bruit.

Un Flambeau était voué aux prêtres de Valgrian, c'était l'essence primordiale de sa mission, le fondement de ses voeux sacrés. Si les sbires de Maelwyn, soldats ou mercenaires, s'en prenaient aux Fervents de la Lumière, il n'y avait pas mille solutions, il fallait se battre. Courber l'échine avait ses limites.

— Retournez immédiatement dans votre cellule !

C'est une chambre, songea Othon en se tournant vers la source de cette injonction, un homme en toge violette.

— Non, répondit-il.

Le mage grimaça.

— Vous l'aurez voulu !

Il se mit à incanter, mais n'arriva pas au bout de son sortilège : un tabouret s'écrasa sur son crâne, tenu par un Enguerrand très mécontent. Dans son sillage se trouvaient Jacob et Ève.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Ça vient du premier étage, dit Ève.

— Allons-y.

Les quatre chevaliers bifurquèrent dans le premier passage qui menait aux jardins, traversèrent les écuries, la forge éteinte, puis débouchèrent dans la lice.

— La nef sera certainement gardée, remarqua Jacob.

— Tant pis.

Othon n'avait plus envie de tergiverser, de craindre. Il était à moitié conscient d'avoir agi sous l'impulsion du moment, sans savoir de quoi il retournait, mais ça n'avait guère d'importance. Il se glissa sous la barrière, descendit le chemin de sable, atteignit la statue de Valgrian – murmura une prière, courte, un appel au soutien divin – puis remonta dans l'allée, ses trois compagnons sur les talons. Ils débouchèrent dans la nef, marbrée de ses soleils de lumière, dépourvue de la moindre sphère en suspension.

Tout un symbole.

Jacob avait vu juste, mais face aux quatre Flambeaux, les trois soldats en faction préférèrent détaler vers le couloir latéral. Dans son empressement, l'un d'entre eux trébucha et poussa un cri d'angoisse en voyant Enguerrand fondre sur lui. Pendant une seconde, Othon craignit que le jeune homme ne le tue — le chevalier paraissait furieux — mais il contint sa violence et se contenta de le désarmer. Il l'attacha ensuite avec sa propre ceinture et ils le traînèrent dans le jardin. Ils repartirent vers l'escalier, conscients que les deux autres avaient certainement donné l'alerte et qu'ils seraient bien reçus.

Mais en arrivant à hauteur de l'intendance, ils furent accueillis par une odeur de brûlé.

— On défend les prêtres, rien d'autre, dit Othon.

Il n'attendait pas de réponse et progressa vers les dortoirs. Une fine fumée grise tapissait le plafond et il vit passer, en bout de couloir, un groupe de cinq soldats qui couraient, lames au clair, et semblaient filer vers la grande salle de classe.

— Quelle folie, murmura Ève, sur sa droite.

Ils prirent les soldats en chasse et débouchèrent dans la vaste pièce, qui accueillait d'habitude les novices et leurs professeurs. Des soldats en uniforme bleu encerclaient trois prêtres dont l'un d'entre eux – l'une, en réalité, Rachel – agitait une masse d'armes hérissée pour les tenir à distance.

— Chargez, lâcha platement Othon.

Dans une manoeuvre mille fois exécutée, les Flambeaux prirent les soldats à revers. Ceux-ci, surpris, firent volte-face et les lames s'entrechoquèrent. Il était trop tard pour songer à ne blesser personne, mais Othon pria pour que tous évitent de tuer. C'était une limite difficile à mesurer, quand on maniait une épée.

Deux des trois prêtres profitèrent de la diversion pour détaler, Rachel demeura en arrière, puis rompit les rangs pour protéger leur retraite. Libéré de son adversaire, Othon les prit en chasse. À grandes foulées, il rattrapa Rachel et posa une main sur son épaule pour l'empêcher de fuir.

— Rachel, que se passe-t-il ?

Le visage de la prêtresse était dévoré de colère et d'angoisse.

— Ils ont tué Céleste. Ils l'ont violée, Othon, j'ai vu son corps ! Ce sont les novices qui l'ont trouvée en allant à la salle d'eau et...

Elle se tut et frissonna, le Flambeau crut qu'elle allait faire un malaise. Il voulut lui demander si elle était certaine de ce qu'elle avait vu, mais renonça. Rachel n'était pas en état de prendre du recul, la fureur la contrôlait tout entière.

— Nous ne parviendrons pas à les bouter hors du Temple, dit alors la voix d'Ève, juste derrière eux.

Ni Jacob, ni Enguerrand ne l'accompagnaient. Du mouvement sur leur gauche, une nouvelle escouade de militaires surgit au croisement du couloir. Il n'y eut pas d'hésitation, ni d'un côté ni de l'autre, et ils se heurtèrent avec férocité.

Tout en ferraillant, Othon commença à mesurer l'inanité de ce qu'ils étaient en train de faire, à résister à l'armée régulière dans les couloirs de leur sanctuaire. Mais Rachel disait-elle la vérité ? Avaient-ils tué Céleste ?

— Baissez vos armes ! ordonna une nouvelle voix, dont ils ne tinrent pas plus compte qu'avant.

Rachel aveugla leurs adversaires d'un rayon étincelant, ils en profitèrent pour reculer. Jacob et Enguerrand avaient refait leur apparition. Ils coururent un moment, débouchèrent dans le jardin, où Garance apparut, un râteau à la main.

— Ils ont coincé Eugène et un groupe de novices, murmura-t-elle en désignant les abords de la roseraie.

Ils aperçurent des silhouettes encerclées, les mains levées. Une attitude raisonnable... mais risquée. Othon retint son souffle.

— Rendez-vous ! vociféra soudain une voix distante.

Presque par réflexe, ils retournèrent à l'intérieur, jusqu'à la nef. Contre toute attente, ils assistèrent alors à un affrontement entre les soldats de Maelwyn et un groupe de gardes de la cité qui tentaient manifestement de protéger des prêtres — Gaïa et un trio de novices.

— A l'assaut ! vociféra Rachel.

Othon la retint.

— Ils s'en sortent sans nous.

Une dizaine de soldats se tournèrent vers eux. Ils étaient six, et aucun ne portait d'armure. Deux mages se mirent à psalmodier.

— Filons !

Ils coururent dans le couloir. Une chambre était en feu. Othon entendit un enfant pleurer derrière la porte d'un dortoir. Autour de lui, c'était le fracas. Un soldat gisait sur le sol, face contre terre. Ève mit un genou en terre, posa ses doigts sur sa gorge et grimaça. Othon ferma les yeux. C'était trop tard. Quoi qu'il se soit produit, il y avait désormais du sang dans le couloir, comme autrefois.

Garance les convoya jusqu'à la petite salle de réunion, puis ils poussèrent tables et chaises contre les portes. Moins d'une minute plus tard, c'était le choc à l'extérieur.

— Ouvrez cette porte ! Par ordre du général Maelwyn ! Ouvrez si vous ne voulez pas vous exposer à des retombées dramatiques !

Jacob et Rachel terminèrent d'empiler une armoire par dessus leur barricade.

— Ils vont détruire ça d'une paire de sortilèges, remarqua Ève.

Derrière eux, Jacob avait ouvert une fenêtre et Enguerrand défonça les volets cloués. À l'arrière du Temple, le Parc semblait désert : la foule s'était massée devant les portes.

— Dernier avertissement ! beugla quelqu'un derrière la porte.

Jacob descendit le premier sur le gazon, puis Ève aida Garance à le rejoindre, enfin Rachel et Enguerrand.

— Allons-y, dit Ève à Othon.

Il poussa un profond soupir, jeta un coup d'oeil derrière son épaule.

— Je reste.

— Quoi ? Othon... Tu vas payer pour ça, s'ils te prennent...

— Je dois rester. Il y a les écuyers, il y a Armand, il y a tous les autres Flambeaux, les prêtres, les novices. Je suis le second de l'ordre. Je ne peux pas filer.

— Othon, c'est beaucoup trop...

— Chut. Vas-y. Mettez-vous en sécurité mais ne faites rien d'inconsidéré. Je vais les retenir.

— Nous viendrons te chercher. Vous chercher tous !

— Ève. Ecoute. Allez à la représentation terreuse. C'est notre meilleure chance. Les Juvéliens seront forcés d'écouter les Terreux, et le Duc Donatien sait que nous sommes indispensables. Alix nous soutiendra. Créer davantage de désordre...

Un violent choc ébranla les portes et elles prirent une couleur sombre tandis qu'une fumée noire s'en dégageait soudain.

— Va t'en. Chez les Terreux. C'est important.

Elle acquiesça, lui pressa le bras, fit volte-face et sauta sur la pelouse. Othon s'approcha de la fenêtre, les regarda détaler dans le Parc, croisa un instant le regard d'Enguerrand, furieux, celui de Rachel, stupéfaite, puis recula et referma le châssis. La porte gémit à nouveau, les flammes se mirent à la grignoter de l'intérieur. Othon s'écarta de la trajectoire probable du nouveau projectile. Quel dommage pour la salle : le mobilier était soigné, les tapisseries et peintures d'excellente qualité, le parquet finement marqueté. Ce n'était évidemment pas ce qui en empêcherait le sac par la vermine du général.

Soudain, des esquilles de bois explosèrent vers l'intérieur de la pièce comme la porte volait en éclats. Les soldats déferlèrent, repoussant tables et chaises pour se frayer un passage à l'intérieur. Othon jeta son épée et leva les mains, en signe de reddition. Quand ils furent quinze à l'intérieur, l'officier surgit. Jeune, engoncé dans son uniforme, il fulminait, sa fine moustache dressée sur sa lèvre supérieure. Ses yeux très bleus, pleins de haine, se plantèrent dans ceux du chevalier, et il franchit les quelques mètres qui les séparaient.

— Attachez-le, ordonna-t-il.

Trois hommes se dégagèrent des rangs et se dirigèrent vers le chevalier. Othon songea résister, une seconde. Il n'était pas en position de le faire et il leur tendit ses poignets. Ils les lui replièrent dans le dos et les lui lièrent avec de la corde.

— Les autres se sont enfuis, par la fenêtre, mon lieutenant, dit un soldat.

L'officier jura, une tempête épouvantable de mots scandaleux. 

— Destertres, prenez votre escouade. Rattrapez-les.

— Oui, mon commandant.

L'homme se planta devant le Flambeau tandis qu'une partie des soldats sortait au pas de course.

— Où sont-ils allés ?

Un doigt planté dans la poitrine, Othon dévisagea son adversaire sans ciller.

— Je n'en sais rien, répondit-il.

— Mensonge, gronda l'officier.

— Libre à vous de le penser.

Un bon coup de genou et ce petit merdeux chanterait une autre chanson. Parfois, se contenir était chose presque impossible.

— Si vous le prenez comme ça...

L'homme s'était retourné et Othon, stupéfait, le vit dégainer son épée. Pendant une seconde, il se demanda s'il n'aurait pas mieux fait de prendre la tangente, lui aussi. L'officier était à présent hors de lui, et il refit face au chevalier, la lame nue. Autour de lui, Othon perçut la nervosité des soldats qui l'entouraient. Apparemment, eux non plus n'étaient pas tout à fait sûrs de ce dont cet énergumène était capable. Othon le fixa droit dans les yeux.

— Si vous ne parlez pas...

La lame se leva.

— N'y pensez même pas, gronda une voix derrière lui.

L'officier jeta un regard derrière son épaule. Darren Flèche-Sombre, encadré par une demi-douzaine de gardes, se tenait dans l'embrasure de la porte, l'arc bandé. Son expression était, elle, sans équivoque et le soldat baissa aussitôt son épée.

— Falco, fais escorter Sire Othon jusqu'à ses appartements, continua l'elfe. Je veux un rapport du nombre de blessés rapidement. Allen ?

— Mon commandant ?

— Va chercher le service de gestion des feux, il faut sécuriser le bâtiment et éteindre les derniers foyers.

Un jeune homme était entré dans la salle et il vint à la rencontre d'Othon, flanqué de quatre gardes en livrée souris. Le grand chevalier relâcha sa respiration. Il était passé près, trop près de quelque chose de stupide.

— Quant à vous, lieutenant, vous allez rassembler vos hommes et me débarrasser le plancher.

— Nous sommes en charge de la surveillance du temple.

— Mais pas de sa mise à sac. La garde prend le relais. Je suis sûr que vous avez mieux à faire ailleurs.

— Le général Maelwyn...

— Je suis l'officier supérieur ici, lieutenant. La garde prend le relais. Vous avez fait assez de dégâts comme ça.

Othon vit l'officier porter la main à la garde de son épée. Toutes les personnes présentes dans la pièce retinrent leur souffle. Darren Flèche-Sombre n'avait pas bougé.

— Vous en entendrez parler, je vous le promets, gronda l'intrus en quittant la pièce.

L'elfe ne paraissait pas plus impressionné que ça. Les soldats sortirent à la suite de leur officier, rapidement, comme s'ils étaient embarrassés d'être là.

— Fenris, escorte-les jusqu'au dehors.

Un autre garde emboîta le pas des soldats. Othon, de son côté, suivit le dénommé Falco et son escorte. En franchissant la porte, il croisa un instant le regard de Flèche-Sombre mais ne put y lire quoi que ce soit.

— Sullivan, je veux la liste des prêtres et des paladins manquants, entendit-il le commandant ajouter. Et faites venir Gardesylve pour le corps.

C'est seulement à ce moment-là qu'Othon se souvint de ce qu'avait dit Rachel, que la plus ancienne des Valgrians juvéliens était partie rejoindre leur dieu, et il s'autorisa une larme, pour Céleste, pour Armand auquel il faudrait annoncer la nouvelle, et pour tous leurs alliés.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top