— Je suis vraiment désolé, disait Fritz, la mine penaude. Nos agents sont formels. Ils ont été vus ensemble à l'assemblée le 5, puis à la Gloire Rebelle, deux fois. Le patron n'a rien voulu lâcher, mais nous avons plusieurs témoins.
Dans la pénombre aux reflets verts de son bureau, le commandant de la garde se frotta les sourcils d'une main lasse.
— Nous pouvons intervenir en première ligne, si vous le désirez, poursuivit l'agent. Le crime ne mérite la prison, mais, quelles que soient ses raisons, vous ne pouvez pas le garder.
— Je sais.
Aucun de ses secrétaires n'avait fait long feu, mais que l'un d'entre eux renseigne directement la presse, c'était la première fois. Que s'était-il passé ? Etait-ce un signe supplémentaire qu'on ne le pensait plus fiable, plus digne, incapable d'agir comme il le fallait ? Et comment n'avait-il rien deviné, rien perçu sur ce visage humain pourtant si expressif ?
— Je vais le convoquer, je veux le faire moi-même, dit l'elfe. Mais il a eu énormément de données confidentielles sous les yeux...
Toutes, avait-il envie de dire.
— Je sais. Je vais vous adjoindre quelqu'un. Nous ne pourrons pas le laisser partir avant d'avoir conclu un marché avec lui. Les fuites doivent s'arrêter.
Le commandant soupira.
— D'accord, nous pouv...
La porte s'ouvrit à la volée.
— Darren, viens tout de suite, lâcha simplement Hagen.
L'elfe resta interdit une seconde, scandalisé par ce comportement cavalier, mais l'urgence sur le visage blafard de son collègue le musela avant qu'il n'ait pu s'indigner.
— Il y a une émeute au Temple de Valgrian, poursuivit son officier.
L'agent des services secrets qui l'avait briefé sur la trahison de Mathias parut alarmé.
— Que s'est-il passé ? demanda Darren.
— Je n'en sais rien. C'est à l'intérieur, que ça se passe. Des cris, du fracas, de la fumée, les fidèles dehors deviennent nerveux, et certains gardes semblent sur le point d'intervenir... Les soldats tiennent les portes, refusent de laisser quiconque entrer...
Le commandant poussa un juron salé en elfique et se dirigea vers la sortie.
— Mon cheval ?
— Je l'ai fait préparer.
— Prends deux escouades supplémentaires. Nous ne pouvons pas nous permettre le moindre débordement.
Trop tard, en réalité : ce qu'il avait craint était en train de se produire, pendant qu'il se perdait dans des tracas futiles. Il se tourna vers Fritz.
— Nous reparlerons...
— Bien sûr.
L'espion semblait aussi pressé que lui de déguerpir.
Libéré, le commandant gagna vivement le couloir, traversa le petit hall, descendit les marches qui menaient à la cour, avisa l'écuyer qui tenait la bride de son cheval et monta en selle. Il lança aussitôt sa monture au galop, franchit l'enceinte de la caserne et fila vers le Temple.
En habitué de la cité, il emprunta des itinéraires détournés qui lui permirent de ne pas ralentir, passa par la porte nord du Parc sous le regard médusé des premiers promeneurs, galopa ventre à terre au travers des pelouses, sans se soucier de la tranchée qu'il ouvrait derrière lui.
Les clameurs résonnaient déjà alors qu'il ne voyait même pas le bâtiment.
Il contourna une dernière fontaine, un dernier bosquet d'arbres, et déboucha devant le temple. Malgré le couvre-feu, les fidèles de Valgrian étaient déjà présents en nombre et il en arrivait sans cesse depuis l'entrée sud du Parc. En s'approchant, Darren fut aussitôt pris à partie par la foule, qui encercla sa monture et se mit à l'insulter copieusement.
On le traita d'assassin, de monstre, d'épithètes raciaux déplacés, des mottes de terre volèrent, et soudain, les badauds jusqu'ici circonspects franchirent les dernières toises qui les séparaient du cavalier.
Le cheval était entraîné à des situations de crise mais bientôt coincé par une vingtaine de personnes, il botta, heurtant un des manifestants en pleine poitrine. La fureur de la foule redoubla. Darren sentit qu'on tirait sur sa botte et il se défendit d'un coup de pied.
— Reculez immédiatement ! ordonna-t-il, puis il pressa son cheval vers l'avant.
L'animal poussa un hennissement de dépit, les gens s'écartèrent mais la densité de la foule referma aussitôt le passage. Des cris plus aigus retentirent sur la droite et Darren leva les yeux pour apercevoir des flammes s'échappant d'une des plateformes du toit. L'elfe chercha un uniforme gris autour de lui, mesura la distance qui lui restait à franchir pour atteindre le cordon de gardes. En selle, cela semblait impossible. À pied, il pouvait échapper à n'importe qui. Son cheval renâcla à nouveau, dispersant une seconde les émeutiers, comme des moucherons malhabiles. D'autres les remplacèrent aussitôt.
Darren caressa l'encolure de son cheval, puis s'apprêta à l'abandonner. Peut-être serait-il plus en sécurité sans lui, au final. Peut-être ne le récupérerait-il jamais. L'un dans l'autre, l'imbécilité humaine ne lui laissait pas le choix.
— Commandant, par ici !
C'était la voix d'Ermeline.
Un rang serré de gardes armés, repoussant les fidèles de Valgrian, se fraya un chemin jusqu'à l'elfe, puis le protégea jusqu'aux abords du Temple. Darren démonta à l'abri d'un semblant de barricade et constata avec dépit que son cheval était blessé. Ermeline le prit par les épaules pour s'assurer qu'il était lui-même indemne, mais hormis par la terre qui maculait son uniforme, il n'avait pas été touché.
Trivialités.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
On percevait un fracas étouffé, des cris distants, mais les hurlements de la foule furieuse couvraient le tout dans un brouhaha épouvantable.
— On ne sait pas, avoua la lieutenante. Très tôt, il y a eu un brusque mouvement à l'intérieur du Temple. On pense que les prêtres se sont rebellés. Il y a eu des cris, des chocs, des signes de magie... et maintenant ça brûle. Une partie des militaires en faction sont entrés à l'intérieur, du coup les gens ont poussé... et la garde s'est interposée, comme prévu, mais... c'est tout juste... et ça ne va pas tenir tant que c'est la crise à l'intérieur...
— Nous allons y aller, nous. Négocier avec les gens. Nous sommes la garde. Qui est sur le coup ?
— Falco.
— Falco ?! Diable, Ermeline !
— Je n'ai personne d'autre ! Il est arrivé avant l'aube, pressé d'aider !
— Reste ici. Fais passer le message que nous allons entrer. Hagen devrait être arrivé. Répartissez-vous le travail. Écartez les hommes fragiles. Identifiez les meneurs. Je vais remettre de l'ordre dans ce foutoir.
Le sourire sur les traits de sa subordonnée lui révéla l'étendue de son soulagement, de son espoir. Ils le guettaient tous, depuis des sixaines, attendant qu'il se réveille et qu'il s'interpose. Pensée à court terme, travers de leur race, ce besoin que les choses se règlent maintenant ou demain au plus tard, quand les enjeux se jouaient sur des décennies... Se pouvaient-ils, cependant, qu'ils aient raison ? Qu'il ne mesure pas clairement l'impact d'un jour, d'une heure, d'un seul événement, un seul destin, sur la trajectoire de toute une cité ?
Ce n'était plus le moment de s'en inquiéter. Il fila vers le porche. Deux des fenêtres du Temple avaient été débarrassées de leurs volets. Il y avait du mouvement sur un des toits. Des cris résonnaient à l'intérieur, sans doute dans la caisse de résonance formée par l'anneau des jardins. Dans son dos, face à la foule, le cordon de gardes, invectivés, bousculés, livides, allait flancher d'une seconde à l'autre et les Juvéliens allaient déferler sur eux, furieux, inquiets, désorientés, prêts à en découdre avec tous les uniformes, gris ou bleus. À dévaster le temple, emportés par leurs émotions assassines. Du sang serait versé. Il devait l'empêcher.
Devant les portes, un groupe de soldats de l'armée régulière toisait une dizaine de gardes qui s'étaient repliés en bas des marches. Des mains serraient déjà le manche de leurs épées. Falco, parmi eux, paraissait complètement anéanti.
Darren se glissa entre ses hommes, qui s'écartèrent avec déférence.
— Commandant, souffla Falco, désespéré, en le reconnaissant.
Il se dégagea de son groupe et le rejoignit à l'écart. Un hurlement retentit derrière les soldats, un hurlement de femme, le jeune capitaine s'anima d'un long tremblement.
— Ils refusent de nous laisser entrer, gémit le jeune capitaine. Ils ne veulent rien entendre.
— Falco, regarde-moi.
— Commandant.
— Tiens toi. Tu en es capable. La panique ne va aider personne.
Il acquiesça, les yeux humides mais stoïque.
— Choisis dix hommes fiables, au sang-froid irréprochable. Vas-y. Je vous attends.
Le jeune capitaine fit volte-face vers son escouade et le commandant gravit les marches. Dans les hauteurs, l'hostilité des militaires s'était teintée d'incertitude. L'elfe jeta ses derniers scrupules aux orties. Il était temps pour la garde de prendre ses responsabilités.
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