75. Le Dieu Retors
Des sentinelles partout. Des hommes en bleu, soldats de Maelwyn, des mages en toge violette, des prêtres de Rhyfel. Il s'en moque complètement. Il est chez lui, après tout, entre les murs de son Temple. En remontant le couloir, il laisse ses doigts courir sur le marbre. Il peut, en fermant les yeux, revenir à ses jours d'aveuglement.
Tant de vent, d'air brassé en vain.
Des heures de palabre, des prières sans fin, des promesses, des songes lumineux.
Il emprunte l'escalier, de marche en marche, tranquille, lucide, dissimulé par un pouvoir obscur dont il use désormais à loisir. Louée soit la déesse du secret, de l'invisible. Dans son giron, il est invulnérable. Pour vivre heureux, vivons cachés. Pour vivre tout court. Le bonheur n'existe pas.
Il ouvre la porte, entre, referme derrière lui et traverse la pièce. Les meubles sont sobres, il y a peu de livres dans les étagères, mais il les parcourt, un par un, doigt sur la tranche. Quand il entend du bruit dans la salle voisine, il ne s'interrompt pas. La lueur d'une lampe envahit soudain le bureau et il se tourne vers celle qui la transporte.
Céleste est échevelée dans une robe de nuit blanche, plus ridée que jamais, pâle et fragile. Elle ne paraît pas surprise, cependant, pas effrayée non plus.
— Albérich.
Il lui sourit.
— Céleste.
Elle a le regard noyé.
— Tu es venu me tuer.
— J'en ai peur.
Elle ne crie pas, ne fait aucun geste vers la porte, sans doute sait-il qu'il a le pouvoir de tout étouffer. Il lit la résignation dans son vieux corps qui a suffisamment vécu et qui n'a plus envie de rien, désormais. Il est conscient d'être coupable de ce désespoir, en partie, mais il le pense sain.
— Marcus ? demande-t-elle.
— Marcus va bien.
Elle secoue la tête, offusquée qu'il puisse proférer un tel mensonge.
— Comment as-tu pu lui faire une chose pareille ? Il était... ton chantre ! Il n'a jamais... jamais...
Sa voix flanche.
— Mes desseins ne s'encombrent pas du destin d'un homme, Céleste.
— Tu comptes le pervertir ? Tu n'y arriveras jamais.
— Nous verrons. Il est de toute façon souillé, désormais.
Elle ne répond pas et confirme ce dont il se doute : Florent l'a convaincue que Marcus a volontairement abandonné le Temple pour se réfugier dans le giron de son ancien maître. Pauvre Marcus, si mal aimé.
— Comment se passe la cohabitation avec les hommes de Maelwyn ? Sont-ils gentils, polis, sages ?
— Tu les as amenés ici. Toi.
— Non. Maelwyn les a amenés ici. Et une fois de plus, que faites-vous ? Rien. Vous laissez l'armée essuyer ses bottes crottées sur votre seuil et le bas de vos toges, malmener vos novices, rire de votre passivité. As-tu déjà songé que peut-être Valgrian vous avait abandonnés car vous ne vous montrez jamais dignes de lui ?
— Ne parle pas de Valgrian ! Tu n'en as plus le droit.
— Bien sûr que si. J'ai le droit de briser sa statue, de fracasser le crâne de son Flamboyant et dans quelques minutes, d'étrangler celle qui lui sert de remplaçante. Je suis territorial, vois-tu. Je n'aime pas qu'on me jette et qu'on me remplace. Valgrian, lui, s'en fout.
— Tu as tué Hector.
— Bien sûr que j'ai tué Hector.
— Que t'est-il arrivé ? Tu étais... la lumière...
— C'est une longue histoire. Elle ne t'apprendra rien d'utile. Viens ici.
La vieille femme fait un pas en arrière et il soupire. Il n'a pas tellement envie de jouer au chat et à la souris alors il incante brièvement. Les rets de son sortilège paralysent la prêtresse. Il sent son âme se débattre, mais elle est faible, fatiguée, lasse aussi, et dans le fond, elle sait qu'il est venu pour elle et qu'elle n'a aucune chance de s'en sortir. Il s'approche et la regarde. Il regrette presque de ne rien ressentir : ni amour, ni haine. Elle est juste un instrument, désormais, et il a le sentiment d'être miséricordieux en lui épargnant d'assister à la suite. Son Temple, sa cité, toute la ruine à venir. Elle n'en verra rien. Il pose la main sur son épaule, elle le regarde les yeux pleins de mille émotions incompréhensibles.
— Votre soumission à Maelwyn s'arrête avec ta mort, Céleste. Le feu... le feu permettra peut-être la renaissance de quelque chose.
— Albérich, tout ceci... n'est pas... nécessaire...
Il ferme les yeux, déplace sa main le long de son épaule jusqu'à sa gorge. Son pouce trouve le creux à la base de son cou. Contrairement aux prêtres formés à Juvélys, il ne l'a jamais considérée comme une mère de substitution, juste comme une aînée, une alliée, peut-être une amie.
— Notre seule... erreur... a été de croire Gareth, souffle Céleste. Si nous avions su que tu étais vivant...
— Vous m'avez livré à Maelwyn. Vous saviez qu'il me haïssait.
— Non. Non, Albérich. Dame Damaer nous a demandé, pour le salut de Juvélys, pour sa stabilité... de collaborer... de faire confiance à Maelwyn... Tu avais ce nouvel élan à cœur... Nous pensions... suivre ton enseignement.
Il la relâche une seconde, sourit, fait un geste de la main.
— Et pourtant, regarde ! Vous avez effacé toute trace de mon passage !
Le mobilier du bureau est complètement différent de celui qu'il avait laissé. On a enlevé les étagères, changé les tableaux, remplacé la table sur laquelle il travaillait.
— C'était trop difficile, murmure Céleste. Trop douloureux.
— Vous m'avez sacrifié puis oublié. Vous saviez qu'Hector voulait ma place depuis la fin de la dictacture.
— Quoi ? Hector n'a jamais voulu... Est-ce ce qu'ils t'ont raconté ? Qu'il avait comploté contre toi ? Hector était le seul à pouvoir tenir tête à Maelwyn, après ce qui s'était passé...
Il revient vers elle, le sourire ironique.
— Tiens, tiens, tiens... Comme c'est pratique.
— Albérich, tout ça est mensonge...
Sa main retrouve sa gorge.
— Non. Le mensonge, c'est ce que vous vous racontez. Que Valgrian a une place à Juvélys. Ici, seule la destruction règne. Je vais te tuer et personne, ici ou dans les cieux, n'interviendra. Plus de soixante ans au service d'un dieu qui ne lèvera pas le petit doigt, Céleste.
— Ce n'est pas ainsi que les dieux opèrent, Albérich... Ils opèrent à travers nous...
— Plus personne n'opérera à travers toi, je le crains. Mais puisse Valgrian t'accueillir dans son Flux.
Il sourit.
— Ceci n'a rien de personnel.
Les larmes coulent sur ses joues ridées, il lève sa seconde main et serre son cou frêle. Il n'y prend aucun plaisir, il n'est pas Ensio, mais il fait ce qu'il faut, simplement. Elle ne résiste pas longtemps et il songe, à nouveau, à la porte de sortie qu'il vient de lui offrir. Elle sait que l'ombre a pris le dessus, que la suite ne sera que cris, fracas et désespoir. Quand ses yeux se sont révulsés, que son souffle s'est tu, le sortilège prend fin et son corps se relâche. Il la rattrape avant qu'elle ne tombe. Elle paraît si légère, si fragile... Il est un instant désolé de ce qu'il a à faire, à présent, mais elle est morte, plus rien ne peut la toucher. Elle doit servir, cependant, comme lui-même sert, inlassablement.
Alors il l'emporte jusqu'au rez de chaussée, jusqu'à la salle d'eau, et l'y couche. Il déchire le bas de sa chemise de nuit, jusqu'au ventre, baisse ses sous-vêtements, écarte ses cuisses. Il ne va pas plus loin, il n'est pas taillé pour ces choses, il sait qu'Ensio se moquerait de sa réserve, mais Ensio est loin. Ensuite, il ouvre grand la porte, vérifie qu'on voit le corps depuis le couloir, s'autorise un sourire et quitte les lieux.
Avec l'aube, le Temple s'embrase.
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