7. Ermeline

Deux jours après le coup d'éclat des prêtres, l'atmosphère en ville restait tendue, mais on percevait les prémisses d'une accalmie. Pas partout, bien sûr : les deux quartiers griphéliens, l'Âprecoeur et l'Avenue des Bardanes, bruissaient toujours de la fureur de l'injustice, mais le palais de justice avait drainé une partie des mécontents et les autres encombraient le parvis du service des plaintes. Ermeline n'ignorait pas qu'il y aurait des incidents, à l'instigation des uns et des autres, mais la garde veillait et, dans l'ombre, les services secrets.

Si les Juvéliens reprenaient petit à petit leurs activités, quelques questions demeuraient en suspens, notamment le pourquoi de la présence renouvelée des soldats devant les Temples. La lieutenante aurait aimé avoir une réponse claire à ce sujet, mais elle n'en avait pas. Le plus logique aurait été qu'il restait un doute sur la neutralisation de l'intégralité des cultistes. Le plus inquiétant, que Maelwyn ait décidé d'installer une surveillance militaire définitive parmi les prêtres. Le plus optimiste, que ce soit juste un oubli. Mais vu les sous-effectifs de l'armée, c'était peu probable. Il y avait une intention derrière, et elle n'avait rien d'engageant.

Ermeline se doutait que ces interrogations, n'importe qui les formulerait aisément, et qu'elles alimentaient ce léger courant de méfiance qu'elle percevait, chaque fois qu'elle sortait sur le terrain. Ces regards, ces murmures, les Juvéliens parlaient entre eux des événements, de leurs retombées, de l'attitude à adopter, des bons, des méchants, de qui avait tiré son épingle du jeu et de qui avait raté le coche. Sans qu'on puisse parler d'unanimité, les avis s'accordaient sur la victoire des Valgrians, et l'échec de Maelwyn. Si les élections avaient eu lieu dans la foulée, nul doute qu'Hector, le Flamboyant, aurait pu remporter un des postes au conseil, sans doute celui du général. Ce qui rendait immanquablement les prêtres suspects aux yeux de certains... Il restait huit mois avant le scrutin, le temps pour les équilibres de se rompre et de se reconstruire. On ne pouvait juger de rien.

« Besoin d'une escorte ? »

Ermeline leva les yeux. Plongée dans ses pensées, elle s'apprêtait à quitter l'enceinte du fort lorsque Rupert l'avait interpelée. Le sergent manchot lui adressa un sourire, à l'abri de la guérite d'entrée. Responsable de l'affectation des nouvelles recrues, il cherchait toujours à les placer au bon endroit, comme par exemple dans l'ombre d'un officier expérimenté.

« Ça ira, répondit-elle. Juste une vérification. »

Son collègue lui adressa un signe de tête entendu. La lieutenante se glissa sous l'arche du portail et gagna la rue, espérant que rien, sur son visage, n'avait trahi son malaise.

Protégée par une épaisse cape de toile huilée, elle ne passait pas inaperçue, mais le gris de la garde ne suscitait guère d'hostilité dans les quartiers au nord de la cité. Les membres de l'appareil politique de Juvélys comptaient sur ses bons services pour protéger les institutions et respectaient volontiers son autorité. Aussi près du siège du pouvoir, l'Assemblée constituait de surcroît un endroit plus approprié pour aller se plaindre des secrets du conseil. Ermeline ne s'attendait pas à être importunée. L'averse, de toute façon, avait chassé la plupart des promeneurs.

Circulant à pas pressés, elle finit par gagner la Rue des Cerisiers, ouvrit un portail et alla frapper à la porte d'une des petites maisons aux façades colorées qui s'alignaient derrière leurs jardinets. Son contact l'avait manifestement guettée et il l'admit aussitôt à l'intérieur. En silence, il la précéda dans la petite salle de séjour, meublée de quelques fauteuils disparates et d'une table vide. Le froid se glissa jusque sous sa pelisse, mais l'âtre était sec. Pendant un instant, ils ne dirent rien, se jaugeant en silence, puis l'elfe relâcha sa respiration.

« Merci.

— C'est normal », répondit-elle.

Un mensonge. Renseigner les services secrets par la bande, la chose était inédite. Ils avaient toujours communiqué librement, par des voies établies, dans des bureaux tranquilles, des couloirs désertés, des salles de réunion autour d'une tasse de thé. Mais depuis que Kerun avait été écarté de l'enquête sur les Obscurs, et avec lui, tous les agents de l'ombre, les manières avaient changé. Ermeline n'avait même pas osé en parler à Darren. L'aveu lui était venu aux lèvres, plus d'une fois. Cacher qu'elle rencontrait Kerun lui brisait l'âme, car elle n'avait jamais voulu trahir la garde... mais elle ignorait ce que le commandant en aurait dit. Sans doute du mal, car il soutenait l'autorité du général Maelwyn. Elle avait donc gardé cette indiscrétion pour elle, malgré son coût constant.

« Est-ce que vous avez pu comparer les portraits que je vous ai fournis avec les hommes tués dans le Parc ? » demanda l'agent.

Toujours au fait, jamais de frivolités. Même si Darren aurait froncé les sourcils à cette affirmation, les deux elfes se ressemblaient. Ermeline secoua la tête dans un soupir.

« Maelwyn a fait transférer les corps dans ses locaux avant que je ne puisse contrôler. Mais je les ai montrés à Dame Gardesylve. Elle en a identifié deux sur les trois. Elle m'a certifié qu'elle n'avait pas reconnu le dernier. Mais c'était de mémoire... »

Kerun acquiesça, le visage illisible. Ermeline avait l'habitude de scruter les traits d'un elfe en quête de signes, mais elle n'était jamais parvenue à les décrypter.

« Lequel était-ce ?

— Le plus âgé. »

À nouveau, son interlocuteur opina du chef.

« Il est toujours dans la nature, annonça-t-il finalement. Les Obscurs n'ont pas été complètement éliminés par les Valgrians. »

La jeune femme resta muette, le souffle coupé, tandis que son rythme cardiaque s'accélérait en cavalcade dans ses tempes. Elle avait su que c'était une possibilité. Dès le départ. Elle ne pouvait pas être surprise.

« J'ai de bonnes raisons de penser qu'il est en train de reconstituer une équipe en recrutant de mauvaises volontés.

— Pouvons-nous l'en empêcher ? demanda-t-elle.

— Sûrement. Mais nous ne savons pas s'il est seul ou s'ils sont plusieurs. Agir trop tôt risquerait de nous empêcher de les coincer tous... »

Ermeline devina qu'il réfléchissait à voix haute.

« Les militaires sont toujours dans les Temples », remarqua Ermeline.

Kerun hocha la tête mais ne dit rien.

« Je peux demander au commandant de se renseigner. Mais, à ma connaissance, Maelwyn ne lui lâche rien non plus. »

C'était un aveu étrange et le rouge s'épanouit dans ses pommettes. Le général et le commandant avaient toujours travaillé en bonne entente : ils étaient l'un et l'autre portés sur les résultats, peu soucieux de leur popularité, agissaient pour le bien commun avec la certitude de savoir ce qui était bon, mieux que ceux qui seraient directement affectés par leurs décisions. Quand Maelwyn était parti à la guerre, malgré la grogne, le général avait eu parfaite confiance en Darren pour maintenir l'ordre en son absence. Ce que l'elfe pensait de son supérieur humain... Difficile de le savoir. Mais il respectait son autorité et se pliait à ses décisions. Vu les ravages de la dictature, Ermeline était certaine que s'il avait douté, Darren se serait rebiffé.

« Je reviendrai vers vous avec de plus amples informations, et ce, dès que possible, reprit Kerun. De votre côté... Prévenez le commandant... ou suggérez-lui de garder l'oeil ouvert... si possible. Même si leur déconvenue dans le Parc leur a infligé des pertes, les Obscurs pourraient se manifester rapidement... Il leur reste potentiellement plusieurs otages et...

— Le fils d'une aubergiste a disparu », l'interrompit brusquement Ermeline, comme la pensée lui traversait l'esprit.

Kerun la dévisagea, sans comprendre.

« Il servait de coursier à Brendan Devlin. Il a disparu pendant la nuit. Sa mère est persuadée qu'il a été pris par les Obscurs, nous avons lancé un avis de recherche...

— C'est le fils de Melantheria ? Sam ? » lâcha Kerun.

Ermeline acquiesça, surprise, tandis que l'elfe jurait à mi-voix.

« Je l'ai vu avec Devlin. Je n'ai pas pensé qu'il... irait jusqu'à s'en servir, en dépit du danger. Mais j'aurais dû m'en douter... Il n'a jamais été des plus prudents... et ce qui s'est produit a empiré les choses...

— Vous n'avez pas de contact chez les Mivéans ? »

Il se permit une légère grimace, qu'Ermeline multiplia par dix pour en estimer la gravité.

« Plus, non. »

Ermeline lui adressa un sourire encourageant.

« Il est suspect dans notre enquête. Je peux garder un oeil sur lui. »

Il étouffa un soupir. La lieutenante savait qu'il était désolé de devoir se reposer sur elle, dans le dos de Darren, mais il n'était pas du genre à s'encombrer de scrupules au delà d'un léger regret. Il ne mesurait certainement pas ce que cela signifiait pour elle, cette trahison, mais elle ne pouvait pas lui en vouloir : elle avait accepté, elle assumerait.

« Merci. Tant qu'il ne sait pas que les Obscurs sont encore dans la nature, je doute qu'il bouge beaucoup, mais quand il l'apprendra... Mivei seule sait comment il réagira. Anticiper ses initiatives... pourrait être utile. »

Il ouvrit une main et en fixa une seconde la paume, perdu dans ses pensées.

« Si je récapitule, nous sommes sans nouvelles d'une novice et d'une prêtresse mivéannes, d'une novice béalite, de Soren et maintenant, de Sam.

— Nous n'enquêtons que sur le dernier...

— S'il a vraiment été pris par les Obscurs... ce serait une bonne chose de ne pas en avertir Maelwyn... »

Ermeline faillit rire face à la candeur de l'affirmation et Kerun parut embarrassé, un fragment de seconde, avant de recouvrer son impassibilité. Il était différent de Darren. Plus jeune, moins gardé, moins circonspect.

Elle ne répondit rien à sa suggestion, elle ne pouvait pas se le permettre, et il le savait.

« Des nouvelles de Félicien ? » demanda-t-il pour détourner la conversation.

Elle secoua la tête. Les Béalites s'inquiétaient régulièrement du devenir de leur novice survivant, mais elle ignorait quand le Fort estimerait qu'il pourrait regagner son Temple.

« Il est toujours chez eux.

— Un autre signe qu'ils sont au courant. »

Au moins, c'était dit.

Elle ne protesta pas. Les faux semblants ne les avanceraient à rien.

« Bon. »

Il se leva et elle l'imita en miroir.

« Merci de votre aide, Lieutenante. Elle m'est précieuse.

— Pas de soucis. » répéta Ermeline, un mensonge mais la chose à dire.

L'elfe lui adressa un signe de tête, un bref regard orageux, puis s'esquiva vers l'arrière de la maison déserte. L'officière compta jusqu'à vingt, puis se dirigea vers la porte d'entrée et regagna la rue. Au dehors, le flux distrait des promeneurs arpentait l'avenue fleurie au gré de ses bavardages. Ermeline reprit le chemin de la caserne d'un pas pressé. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top