69. Rachel

Deux jours, déjà, qu'on les gardait enfermés. Rachel en avait ras le bol. Elle n'avait rien contre sa chambre, c'était une pièce parfaitement respectable, mais on manquait d'espace. Les chambres, en plus, ça servait à dormir, rien d'autre. En général, Rachel s'en extirpait à l'aube et y rentrait à la nuit. Elle n'y avait jamais rien entreposé, sinon quelques vêtements et une toge noire pour les cérémonies. Elle n'y alignait ni bibelots, ni livres, pas de breloques, pas de tapis ou de tableau.

Gamine, elle ne possédait rien, et elle avait gardé cette habitude. Le Temple pourvoyait à tout, juste quand on en avait besoin, alors à quoi bon entasser des trucs et des machins dans les étagères. Seule la poussière en profitait vraiment. Aujourd'hui, elle n'aurait pas craché sur un bouquin. Un bouquin, bon sang, quel cauchemar. Même ses notes sur les bêtes ombreuses végétaient à la bibliothèque, pour peu qu'un de ces envahisseurs n'ait pas mis ses sales pattes dessus.

Deux jours, c'était rien, en réalité.

C'était quand même trop.

Malgré le coeur à l'ouvrage des mercenaires de Maelwyn et de ses soldats, le Temple de Valgrian n'avait pas été conçu comme une prison. Valgrian présidait à la lumière, et il l'invitait entre ses murs via d'innombrables fenêtres, dans les murs, les plafonds, des voûtes inaccessibles. Des fenêtres qui s'ouvraient, de surcroît, pour un certain nombre d'entre elles. Et si celles qui donnaient sur le parc avaient des volets, qu'on avait fermés, cadenassés, que Maelwyn aurait sûrement murés s'il l'avait pu, celles qui donnaient sur les jardins intérieurs n'en avaient pas.

Le premier jour, Rachel s'était contentée d'ouvrir la fenêtre, discrètement, histoire de respirer le bon air printanier. Le deuxième jour, elle était sortie.

Les vastes jardins intérieurs se déclinaient en potagers, vergers, et coins plus ornementaux, sans compter la partie dévolue aux écuries et à la lice d'entraînement des Flambeaux. Des arbres multiples en jalonnaient les allées concentriques, la statue de Valgrian surplombait les parterres fleuris, une fontaine frémissait dans le petit étang, près du saule. La chambre de Rachel donnait sur une zone relativement touffue, de buissons d'hortensias et de rhododendrons ventrus, juste derrière la roseraie. Fatiguée d'attendre quelque chose d'imprécis, elle avait enjambé le rebord de sa fenêtre et s'était glissée entre les branchages puis, enfin, avait respiré librement. Les abeilles et les mésanges l'avaient saluée de leur brouhaha excité.

Tordre le cou à tous les intrus qui s'étaient installés dans le Temple brûlait les paumes de Rachel, elle en avait rêvé, avait repassé le songe dans sa tête, les mouvements, le plaisir, mais elle avait la sensation qu'ils étaient un peu trop nombreux pour elle. Si elle avait pu rallier les Flambeaux, Othon, Ève, Kyle, par exemple, ils auraient pu foutre un beau bordel. Pas sérieux. Ridicule, même. Il y aurait du sang dans les couloirs. Mauvaise idée, elle le savait bien, mais elle se gorgeait de cette catharsis imaginaire, indispensable pour conserver un semblant de santé mentale.

Hector aurait géré cette intrusion scandaleuse avec brio, il aurait botté les fesses des mercenaires, des soldats, de Maelwyn lui-même. Céleste s'en occupait sans doute avec doigté. Pauvre Céleste. À son âge, devoir se farcir ce genre de crise, c'était vraiment de la cruauté. Mivei se vengeait, peut-être, du traitement infligé à ses fidèles, en punissant tous les autres qui s'en étaient mieux sortis.

Enfin, mieux sortis. Ils étaient aux arrêts, avaient perdu une dizaine des leurs, dans des conditions atroces, et sans être fixés sur le destin de tous. Ça n'avait rien de réjouissant.

Assise dans la pénombre odorante, Rachel songea à Florent. La présence en masse de la garde, puis le débarquement des militaires, l'avaient pris au dépourvu mais il avait voulu faire face, comme l'aurait fait un Flamboyant déjà investi. Depuis l'annonce de la mort d'Hector, malgré le choc de la Nuit de Saule et Mysgari, où les Obscurs avaient manqué le tuer, il avait serré les dents, pris ses responsabilités, s'était opposé à Marcus et son délire. Tracé une cible sur sa poitrine, sans doute.

Elle aurait aimé le voir, vérifier qu'il allait bien. Elle n'avait guère d'atomes crochus avec lui – c'était un crâneur, et il le deviendrait de plus en plus à mesure qu'il intégrerait son rôle – mais elle savait qu'elle devait le soutenir, être son bras droit dans les moments plus incertains, quand les discours devenaient inutiles, qu'il fallait prendre les choses en main, au propre, les tenir, les serrer, les briser parfois. Une nouvelle forme de Céleste, un changement d'ère. Leur aînée méritait de se reposer, mais tant qu'ils ne se montreraient pas à la hauteur, elle ne le pourrait pas.

Florent, donc. Maelwyn n'aurait jamais osé lui faire du mal, si ?

Le doute se fit pressant, comme si une guêpe avait dansé la gigue autour de son crâne. Sortir, c'était mieux que de rester dans sa chambrette, mais assise sous son buisson, là, elle se sentait quand même un peu inutile. Elle décida de pousser l'exploration.

Les jardins semblaient déserts, aucune sentinelle à l'horizon. Certains coins restaient difficilement visibles, les statues, les bancs, les arbres, les cabanes de matériel, offraient de nombreuses cachettes. Les soldats surveillaient sans doute surtout les issues, et le jardin était complètement enclos dans le Temple. Peut-être lorgnait-on les lieux depuis le premier étage, mais s'il y avait des gardes sur les toits, ils devaient se distraire en observant la foule.

Parce qu'il y avait foule, Rachel le savait. Même si toutes les fenêtres sur le Parc étaient condamnées, on entendait la rumeur, les chants, les cris, contre lesquels les volets ne pouvaient rien. Il aurait fallu un sacré sortilège, pour couper complètement le Temple du monde, et personne n'en disposait. Les Juvéliens soutenaient les Valgrians et les Valgrians se réchauffaient à leurs vocalises. Une jolie symbiose, douloureuse.

Quittant ses rhododendrons, Rachel se faufila vers le lilas et du lilas au premier figuier. Le tronc noueux n'était pas assez large pour dissimuler complètement sa carrure remarquable, mais elle profita de l'ombre pour gagner une des arches de la roseraie. Les fleurs, énormes, déployaient leurs pétales criards dans un nuage de parfum capiteux. Rachel préférait de loin les fleurs des champs en tapis de corolles disparates, blanches, jaunes, bleues et, bien sûr, le rouge des coquelicots.

Malheureusement, la plupart des prêtres avaient tiré les rideaux de leur chambre, et regarder à l'intérieur s'avéra plus compliqué que prévu, d'autant qu'elle devait rester à distance, à derrière les colonnes qui bordaient le chemin intérieur. Elle hésita puis incanta pour puiser dans le Flux et s'offrir l'avantage d'un sortilège qui magnifiait la vision. Il ne lui permettait pas de transpercer les voiles de lin, mais au moins distinguait-elle les silhouettes cachées dans l'ombre.

La chambre de Marcus était vide, bien sûr, comme l'était celle de Florent. Dans la semi-obscurité, Rachel scruta la pièce : les livres empilés sur la table de chevet, le lit fait, les vêtements repliés sur le dos d'une chaise, la porte grande ouverte sur le couloir. Personne.

Le doute qui la taraudait se mua en pointe d'angoisse, puis se dissipa.

Florent avait dû revendiquer sa nouvelle place. Sans doute dormait-il dans les appartements du Flamboyant, désormais, d'où il pouvait diriger le Temple.

Pas d'inquiétude.

Ces vêtements abandonnés, tout de même.

Rachel poursuivit sa ronde, de colonne en colonne, de chambre en chambre, jetant des coups d'oeil discrets à l'intérieur, jusqu'aux dortoirs des novices. Le premier était occupé par les plus âgés, qui traînaient sur leurs lits comme autant d'adolescents flemmards ; le second, qui accueillait les plus jeunes, était désert. Vu le désordre qui y régnait, Rachel devina qu'on devait les avoir emmenés quelque part : salle d'eau ou de classe, réfectoire, gymnase. Même les abrutis qui servaient Maelwyn étaient capables de comprendre qu'on ne peut enfermer un groupe de vingt gamins de dix-douze ans pendant des jours entiers sans risquer la catastrophe.

Elle les trouva effectivement attablés dans le réfectoire. Ils paraissaient en bonne santé mais la présence d'une demi-douzaine de soldats aux mines revêches leur imposait le silence. Les plus facétieux conversaient cependant comme des conspirateurs dès que leurs gardiens s'éloignaient. Rachel constata que Niyala et Constance avaient été réquisitionnées pour le service. Une bonne chose, pour les enfants, de voir des têtes connues, amicales, en dépit de la situation.

La Valgrianne poursuivit son chemin, se glissa derrière la palissade des poiriers, déboucha dans les groseilliers et étouffa in extremis un cri de stupeur. Face à elle, tout aussi décontenancée, les genoux en terre, se trouvait Garance, la prêtresse de Luowyll qui gérait les jardins.

Pendant une seconde, les deux jeunes femmes se dévisagèrent, les yeux écarquillés, puis Rachel s'accroupit près de la rouquine.

— Qu'est-ce que tu fais là ? souffla-t-elle.

— Je pourrais te retourner la question !

Garance jeta un bref coup d'oeil derrière son épaule, mais personne ne la surveillait depuis les plans de tomates et de haricots.

— J'ai expliqué que le potager ne pouvait pas se passer de moi en cette saison, reprit-elle. Et comme je ne suis pas valgrianne...

Elle haussa les épaules.

— Qui craindrait une prêtresse de Luowyll, dont la spécialité sont les radis et les prunes ?

L'acidité dans le ton de Garance surprit Rachel. Puis elle prit conscience de ses yeux rougis, du pli à la commissure de ses lèvres.

— J'suis sûre qu'Albérich a pas tué Marcus, lâcha Rachel.

L'expression de la jardinière se figea.

— Tais-toi, Rachel, franchement. Tais-toi. Ça n'aide pas.

La Valgrianne acquiesça vivement, gênée. Garance passa les mains sur son visage, maculant ses joues de terre, et prit deux longues inspirations. Rachel retint un geste, sans savoir vraiment lequel, consciente qu'elle commettrait un impair de plus.

— Tu prends des risques, à te balader comme ça, dans la broussaille, reprit la rouquine, le ton vacillant. Je suppose que tu n'en as pas l'autorisation.

— J'suis sortie par la fenêtre. Faisait trop... petit, tu vois.

Garance esquissa un sourire. Ses yeux brillaient toujours. Rachel ne savait pas exactement ce qu'il y avait entre Marcus et elle, mais ils étaient proches, indissociables dans la marche du Temple. Elle regretta de s'y prendre comme une imbécile, mais sans doute la Luowyllite n'était-elle guère surprise. La finesse émotionnelle ne figurait pas parmi ses compétences, au contraire de la lutte contre les shergims et les bakitis. Peu utile, à la seconde.

— Du coup, je me suis dit que j'allais voir comment ça se passe pour les autres.

Garance opina du chef.

— Ils ont emmené Hugo et Florent, déclara-t-elle de but en blanc.

Rachel cligna les yeux.

— Quoi ?

— Ils les ont emmenés. Hier matin. Hugo a suivi sans faire de remous mais Florent a fait un esclandre, refusé de partir.

Elle avala sa salive.

— Ils lui ont tapé dessus ? s'inquiéta Rachel, la gorge serrée.

— Non. Ils ont menacé de durcir les conditions de détention de tout le monde, et il a capitulé.

Les larmes qu'elle avait retenues débordèrent brusquement.

— Ils l'ont enchaîné comme un criminel, souffla-t-elle.

Rachel relâcha sa respiration.

— Il avait l'air furieux ?

— Je n'ai pas vu son visage, j'étais dans la réserve.

— Il est plus solide qu'il n'en a l'air, murmura la Valgrianne.

Il avait intérêt, en tout cas. Tout ce bazar était un bon test de sa capacité à devenir Flamboyant. Hector aurait été défiant. Même Albérich, ce maudit revenant, n'aurait pas cédé un pouce devant les sbires de Maelwyn.

— Ils ont aussi emmené Céleste ?

— Je n'en sais rien.

Hugo et Florent, mais pas Céleste. Ces militaires semblaient bien mal informés.

— Et Armand ?

— Pas vu non plus. Mais j'ai vu Othon, hier, en passant.

— Moi aussi. Il a fait une sorte d'inspection, je pense. Il n'a rien dit, juste...

Elle fronça les sourcils pour imiter l'expression du Flambeau, arrachant un sourire à sa compagne d'infortune.

— J'suppose qu'Hugo et Florent négocient, reprit Rachel. Ils reviendront quand ils auront réglé le problème. Expliqué qu'on n'y est pour rien dans... ce foutoir. Qu'on n'a pas vu Albérich et que si on le voyait, on l'accueillerait pas à bras ouverts, bien au contraire.

Garance pinça les lèvres, son visage revêtit un masque de tension que Rachel ne lui avait jamais vu. La petite jardinière et ses tubercules. La disparition de Marcus l'avait métamorphosée. La tension se mua en colère, puis en quelque chose de beaucoup plus mauvais.

— Tu es vraiment naïve, Rachel. Si Maelwyn veut vraiment garder la chose secrète... Le fait que nous soyons au courant constitue une menace pour lui. Une réelle menace. Qu'il ne pourra juguler qu'en nous tuant tous.

Rachel encaissa l'insulte et grimaça. Voilà que l'amie des carottes virait paranoïaque. Quelque chose ne tournait pas rond, sous le soleil timide.

— Tout le monde est pas au courant, d'abord, commença-t-elle.

— Mais Maelwyn n'en sait rien, Rachel ! explosa la jardinière, faisant fi du risque d'être découverte.

Curieusement, Rachel ne s'en sentit que plus calme. Peut-être l'expérience de calmer un cheval rétif sur les sentiers de la Forêt Morte.

— Florent va le convaincre qu'on veut pas que ça s'ébruite plus que lui, poursuivit-elle. Avoir un Flamboyant qui devient Obscur, ça la fout mal. Personne veut que ça se sache. Ni lui, ni nous.

— Mais ça reste une menace, qu'on puisse le révéler. Maelwyn ne va pas le tolérer.

— Comment il pourrait justifier de nous tuer tous, au juste ? Ce serait encore pire !

Garance secoua la tête.

— Sauf si les Obscurs sont responsables.

— Avec des soldats partout qui nous protègent ? Garance, j'crois que tu paniques, là. Il nous... enferme... mais s'il nous arrive quelque chose, ce sera d'office sa faute à lui. Clairement. Vu qu'il est partout.

La Luowyllite leva les yeux au ciel.

— Tu ne comprends décidément rien. Il va nous faire passer pour des Obscurs. Et se retrouver contraint à nous massacrer pour la sécurité de Juvélys.

Rachel en tomba assise dans les groseilles.

— Hein ? Mais qui va croire un truc pareil ?

— N'importe qui, si on lui raconte la bonne histoire... Ce ne serait pas la première fois que les Valgrians perdent leur chemin.

— Quoi ? Mais Heinrik était fêlé ! Tout le monde le savait ! C'était y'a mille ans, en plus ! Et la cabale a été démantibulée grâce aux autres, ceux qui étaient contre ses plans fous !

Garance haussa les épaules.

— Je pense qu'il cherche à savoir qui est au courant, reprit la jardinière. C'est pour ça qu'il a emmené Florent. Pour juger de ce qu'il sait, et qu'il leur donne des noms. Il jugera ensuite. Et s'il doit sévir... Il sévira.

Rachel faillit protester, arguer que Florent garderait le secret, protégerait les autres prêtres, mais à partir du moment où Maelwyn employait une magicienne de mort, les dieux seuls savaient à quelles extrémités il serait prêt à recourir pour faire parler leur futur nouveau Flamboyant. La menace seule ferait parler Florent, Rachel ne se leurrait pas. Solide, oui, mais pas trop.

— Alors on s'ra prêts à le recevoir, non ? murmura Rachel.

Elle savait soudain ce qu'elle aurait dû entreposer dans sa chambre. Ils l'avaient fouillée le premier jour mais n'imagineraient jamais qu'elle ait pu se rendre à l'armurerie à leur insu.

Garance frémit, Rachel lui serra l'épaule. Elle craignit la remontrance, qui ne vint pas, puis se faufila dans l'ombre du mûrier aux épines acérées.

— Mais c'la dit... J'suis sûre que Marcus va bien.

Elle s'esquiva avant la nouvelle salve qui ne manquerait pas de la frapper.

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