68. Eidwenn
— 32 tics, record battu, c'est donc une urgence.
La prêtresse appuya sur son mesure-temps pour le bloquer, puis se retourna vers le nouveau venu. Willhem, dans son costume de cuir près du corps, toujours si sec, esquissa une grimace. Il rangea les instruments de cambrioleur qui lui avaient permis de s'introduire dans les appartements d'Eidwenn, grande prêtresse de Diwyll, en passant par la trappe située dans le toit, pourtant bien protégée.
— J'espère que j'ai rien cassé, s'excusa-t-il.
— Si c'est cassé, c'est que ce n'est pas assez solide. Tu n'as rien à te reprocher.
Quittant son fauteuil confortable, près du poêle, elle franchit la distance qui les séparait, étreignit l'agent avec chaleur, puis lui désigna un siège. Il se coula dans le cocon de velours, nerveux, le visage animé d'une grimace qui trahissait une fébrilité étrange. La cicatrice qui lui traversait la joue lui donnait un charme sauvage, qu'Eidwenn avait presque honte d'apprécier. En tant que mère, elle aurait dû se scandaliser que son fils soit défiguré. Mais elle avait abdiqué tout droit le concernant depuis bien trop longtemps, et elle ne pouvait plus guère le materner. Il avait choisi de revenir dans sa vie, malgré un abandon qu'elle ne se pardonnerait jamais, et qu'elle n'avait pourtant pas pu éviter. Enfanter, quand on avait embrassé une carrière religieuse, n'était jamais une bonne idée.
— Comment ça se passe ici ? demanda-t-il.
Son regard vif courut sur les étagères surchargées, les fragments disposés sur la table de travail, les livres et parchemins dispersés.
— Will, chéri, dis-moi ce qui t'amène. Sans quoi rien de ce que je dirai ne touchera ton esprit.
Il lui décocha un sourire embarrassé, qu'elle lui rendit avec chaleur. Même si elle l'avait peu vu, ces vingt dernières années, elle le connaissait par coeur. Gamin agité, curieux, naïf, elle n'aurait jamais dû le céder à son imbécile de père, qui avait tout gâché. Pas le choix, voilà. On n'élève pas d'enfants dans un Temple, à moins qu'ils ne soient novices. Certainement pas des bambins braillards qui touchent à tout et n'écoutent rien.
— Un de nos agents a disparu. Je voulais voir s'il était pas passé par ici.
La prêtresse haussa les sourcils.
— Je vois rarement tes collègues, s'ils ne l'ont pas décidé.
— Je sais mais... il avait besoin d'artefacts. Je me suis dit qu'il aurait pu venir se servir directement à la source.
Le Temple de Diwyll, Dieu de l'Ingéniosité Humaine, se targuait d'être à la pointe du progrès. Ses prêtres développaient en permanence de nouvelles créations, au service de chacun. Les espions, comme les cordonniers, les architectes ou les musiciens, avaient besoin de matériel.
— Rien n'a disparu, à ce que je sache.
Elle faillit ajouter qu'il fallait être particulièrement doué pour parvenir à s'introduire dans leurs ateliers et stocks, mais si Willhem le suggérait, c'est que le collègue en question en était capable. Comme il l'était lui-même, en vérité.
— Les ventes sont consignées dans le registre, si tu veux regarder ce qui est sorti. Cherchait-il quelque chose en particulier ?
Willhem secoua la tête, lèvres pincées, soucieux comme elle l'avait rarement vu. En général, il traversait l'existence sur les ailes d'un cynisme volontiers mordant, toujours détaché.
— S'agit-il de ton mystérieux bienfaiteur ? osa-t-elle.
Eidwenn n'avait jamais cherché à savoir qui, au juste, avait arraché Willhem à sa vie de crimes minables, et lui avait ouvert les portes d'un horizon plus ensoleillé, mais elle savait, de bribes, que son fils était extrêmement attaché à cet inconnu. Il parut embarrassé, comme si l'avouer trahissait quelque chose. Peut-être une faille qu'il n'avait jamais anticipée.
— Oui.
— À quoi ressemble-t-il ?
Une question à laquelle il ne répondrait sans doute jamais.
— C'est un adolescent humain. Cheveux mi-longs, châtains, roux ou noirs, les yeux gris. Mince, un peu plus petit que moi.
Elle haussa les sourcils, devina que l'individu ne pouvait guère être aussi jeune s'il avait recruté Willhem dix ans plus tôt. Un adepte du déguisement, donc, de l'illusion, sans doute pas de la métamorphose, douloureuse et instable. Sauf s'il s'agissait d'un néjo, mais malgré de grandes capacités à altérer leurs traits, ceux-ci ne ressemblaient jamais à autre chose qu'à des néjos.
— Je me renseignerai, promit-elle.
— Merci.
Il ne se faisait guère d'illusion, le pauvre.
— Les biscuits sont à leur place habituelle, proposa-t-elle.
Un embryon de sourire reparut, vite ravalé, mais il se servit.
— Pas de nouvelles des Obscurs ? De menaces, d'événements inquiétants ? demanda-t-il ensuite.
Eidwenn se rassit dans le fond de son fauteuil, croisa les bras.
— Les Obscurs que les Valgrians ont éliminés dans le Parc ?
Willhem releva les yeux, ils s'entreregardèrent une seconde. Eidwenn y trouva la confirmation qu'elle redoutait. Sans surprise, cependant.
— Non, nous n'avons rien vu. Comme tu le sais, le Temple de Diwyll est très protégé. Sans doute à peine moins que celui de Gallud. Y pénétrer demande... des compétences très particulières.
— Et un peu d'aide de l'intérieur, compléta-t-il.
— Échange de bons procédés.
L'expertise de Willhem en pièges, verrous et serrures complétait bien la sienne, après tout. Un talent familial partagé.
— Je ne veux pas paraître... inconsciente... mais je doute que les Obscurs nous choisissent, s'ils en venaient à attaquer un nouveau temple, reprit Eidwenn.
— Vous êtes les garants de la civilisation, pourtant, murmura Willhem. De la culture. De la famille, aussi, et de la transmission des savoirs. Le fondement des organisations humaines. De tous les Dieux, Diwyll est le plus... ordonné, sans doute. Or les Obscurs vénèrent le chaos permis par les ténèbres.
Eidwenn fronça les sourcils. Elle ne se souvenait pas de l'avoir jamais entendu s'exprimer de la sorte, devina que quelqu'un d'autre, de plus érudit, l'avait mis en garde. Il capta son regard surpris, gloussa à mi-voix, démasqué.
— Je pense qu'à présent que le général Maelwyn a mis le temple de Valgrian sous scellés, ils sont la cible reine. Les toucher défierait à la fois la lumière et le Conseil.
— Mais les Obscurs ont tué Hector, l'interrompit Willhem.
Eidwenn l'avait lu dans l'Écho, bien sûr. Un incendie en pleine campagne, des pistes multiples, un coupable tout trouvé. Des autorités, en revanche, pas un mot, juste des soldats qui s'attardaient dans l'entrée. Elle s'était demandée s'ils comptaient camper là jusqu'à la fin des temps mais, dans le fond, ils ne gênaient en rien leurs activités.
— D'où la présence en masse de soldats dans leur Temple, je suppose, compléta Eidwenn.
— C'est... l'excuse, on dira.
— Maelwyn pense qu'il y a des traîtres parmi eux.
— Nous n'en avons pas été informés, murmura Willhem. Comme tu le sais... le général et nos services sont en froid.
Elle soupira.
— Et vous n'avez personne à l'intérieur ?
— Je l'ignore, les Valgrians ne sont pas dans mes attributions. Nos contacts sont secrets, depuis Koneg. On peut plus prendre le risque que la chute d'un agent haut placé provoque l'écroulement de toute la structure.
— Il sait que nous nous voyons, ton chef ?
— Je ne lui ai jamais dit mais... il sait certainement ce qui nous lie. Il ne m'aurait jamais recruté sans tout savoir de moi. Davantage que j'en sais moi-même.
Il haussa les épaules.
— Donc oui, il sait sûrement.
On frappa soudain à la porte. Eidwenn ouvrit la bouche, mais Willhem s'était déjà volatilisé, caché derrière une étagère, la table ou un fauteuil, elle n'aurait pu le dire.
— Entrez !
Sur le seuil, l'air chiffonné, se trouvait Julian, le Quatrième Garant du Temple, un parchemin à la main.
— Désolé de te déranger, Eidwenn, mais la garde est passée avec... de nouvelles directives. Le conseil s'est réuni ce matin, vu le grabuge de la nuit, et voici le résultat.
Il secoua le document qu'il tenait.
— Entre.
Le prêtre acquiesça,. Son tablier maculé de vernis odorant trahissait qu'on l'avait dérangé en plein travail et Eidwenn devinait qu'il brûlait de retourner à son établi. Ses mains luisaient des étincelles d'un sortilège qu'il avait lancé et qu'il ne voulait pas gaspiller. Elle tendit la main, il lui confia le parchemin. Il resta debout tandis qu'elle en prenait connaissance. Vu son statut dans leur hiérarchie, il participait à la gestion quotidienne du Temple, au même titre qu'elle, et ne pouvait pas complètement se désintéresser des ordres du Conseil.
— Encore une fermeture, résuma-t-il. Je suppose que... nous en profiterons pour avancer sur les projets les plus compliqués.
— Et couvre-feu pour tous, lut-elle. Voilà qui va plaire.
— Pendant quatre jours, compléta Julian. Peut-être qu'une durée fixée à l'avance tempérera les mauvaises humeurs. De toute façon, vu la situation...
Il haussa les épaules. Elle esquissa un sourire : les rouages de son esprit demeuraient prisonniers de l'artefact qu'il avait laissé au sous-sol. Il travaillait sur un système de purification des eaux, elle le savait, un projet auquel Dame Damaer et l'Académie étaient associés.
— Les portes sont fermées ?
— Les soldats y ont veillé. Ils sont restés dehors.
— Bien, dans ce cas... Je suppose qu'il ne nous reste plus qu'à attendre.
Julian acquiesça. Elle le congédia d'un geste, il se faufila à l'extérieur, soulagé. Le temps que la porte claque, Willhem avait reparu. Cette fois, il se campa derrière l'épaule de sa mère, pour lire le document avec elle. Il avait été rédigé sur un parchemin marqué du sceau de la ville, signé par les trois conseillers. Le texte était enjolivé de formules apaisantes, de promesses de sécurité, de paix, de sévérité, aussi, envers ceux qui sèmeraient le trouble dans la cité.
Malgré les apports formidables de la civilisation, certains êtres humains redevenaient des animaux sauvages dès qu'on leur en laissait l'espace, une manière primitive d'exprimer leur frustration, leur colère, quand ils se sentaient démunis. Eidwenn réprouvait mais comprenait. L'éducation de la population était une priorité pour beaucoup d'entre eux, mais les moyens manquaient, comme toujours, et de nombreux citoyens évoluaient dans des milieux dépourvus de leviers.
— Tout ça me semble raisonnable, dit-elle, tandis que Willhem terminait sa lecture.
Il relâcha son souffle.
— Le couvre-feu gardera sûrement les timides chez eux, oui. Les autres... pas sûr. C'est trop tard pour demander aux gens d'être raisonnables, je pense. Ça va grouiller de soldats...
Il s'interrompit.
— Et j'suis plus ou moins sûr que cette fois, on va nous demander de faire le sale boulot.
Il parut fatigué, un instant. Elle devina qu'il songeait aux heures à venir. Sans doute devraient-ils identifier de potentiels meneurs, neutraliser des initiatives en gestation, frapper et trahir. L'ordinaire, dans leur créneau.
— Je vais y aller. Si tu entends, pour... pour mon collègue... quoi que ce soit... Un vol bizarre, une demande... Tu me tiens informé par le canal habituel.
— Bien sûr.
Elle se leva pour l'étreindre à nouveau, brièvement. Elle songea à l'enfant qu'il avait été, qu'elle avait perdu, à l'homme qu'il était devenu, dont elle était fière, sans qu'elle puisse en rien se l'attribuer. Elle aurait voulu trouver les mots pour effacer le pli profond qui barrait désormais son front, mais c'était un pouvoir qu'elle ne possédait plus depuis longtemps.
Elle le regarda tandis qu'il regagnait la trappe, l'ouvrait, y disparaissait, jusqu'à la dernière seconde, au dernier cliquetis, dernier pas sur le toit, silence. Willhem avait été ravalé par la brume.
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