67. Sam
De tous les déments sanguinaires qui hantaient les couloirs circulaires de la planque obscure, le dénommé Ensio était de loin le pire. En quelques jours de semi-liberté, Sam avait appris à reconnaître chacun des cultistes, des plus anciens aux petits nouveaux que leur idéologie dévoyée avait séduits.
Le vieux chef, le Casinite sadique, la jeune femme colérique. L'ancien esclave griphélien, la sorcière de mort, le noble hautain et son serviteur, la secrétaire frustrée. Trois de plus, arrivés la veille. Tous des monstres.
Seul Albérich Megrall lui démontrait un semblant de compassion, mais Sam savait que c'était un leurre. Il avait reconnu son nom, son visage, une fois l'impossible assimilé, mais pas le Flamboyant et conseiller d'autrefois. Juste un simulacre, un mensonge de plus.
Quand la magicienne avait eu besoin d'un sacrifice, l'ancien Valgrian ne l'avait pas protégé. À sa décharge, il l'avait prévenu : cuisiner pour les cultistes ne changerait rien à son destin, s'il était de mourir sous une lame. Petite lueur dans les ténèbres, la jeune femme l'avait définitivement écarté de ses maléfices : son sang hybride ne convenait pas à leurs noirs desseins. Renvoyé à ses casseroles, une fois de plus, tandis que d'autres donnaient leur vie.
Un autre leurre. Les Obscurs ne l'épargneraient que s'il se rendait indispensable. On appréciait sa diligence et ses talents aux fourneaux. On appréciait beaucoup moins son angoisse, qu'il ne parvenait pas à juguler. Dire qu'il s'était cru vétéran de guerre ! La belle blague ! Mais cette peur, qu'il affichait sans lutter, constituait en réalité un bouclier utile. Tant qu'on l'imaginait pétrifié de terreur, on ne songerait pas au danger qu'il pouvait constituer. Il fallait juste qu'il parvienne à matérialiser cette menace, qu'il trouve la force de lutter. En attendant, à l'abri de sa cellule, il priait Mivei que Brendan Devlin vienne le sauver.
Les sauver tous.
À côté des cultistes, il avait tenté de compter les otages, ses alliés potentiels. Personne n'avait vraiment cherché à lui dissimuler leur nombre et leur existence, comme s'il faisait partie des meubles.
Une novice béalite, une novice et une prêtresse mivéannes.
Soren, victime du Casinite, qu'il n'avait jamais vu, seulement entendu.
Un certain Marcus. Peut-être l'intendant du Temple de Valgrian, Sam ne connaissait personne d'autre portant ce nom, mais Juvélys était grande. Un second Valgrian avait été assassiné par la sorcière.
Six, donc, mais combien de taille à se battre ?
Sans doute aucun.
— Viens, bâtard.
La voix claquante d'Ensio le fit lâcher sa poêle dans un cri. Le terme injurieux était purement descriptif, pour l'Obscur. Il en usait sans jamais y mettre d'insulte.
— Prends un seau, un balai et un sac.
Sam obtempéra dans l'instant, abandonnant sa vaisselle à plus tard. Il avait dû improviser un gueuleton aux petites heures, quand les conjurés étaient rentrés de leurs activités nocturnes. À présent, la plupart d'entre eux dormiraient sans doute pendant un certain temps et Ensio était probablement le seul réveillé. Les rythmes sous terre étaient bouleversés. Sam supposait qu'ils étaient le matin, mais n'en était pas complètement certain. Il essayait de grappiller le sommeil quand il le pouvait car chacun semblait faire à sa guise. Il déduisait le moment de la journée de ce qu'ils exigeaient dans leurs assiettes : gruau, ragoût, omelette, viande en sauce ou légumes rôtis.
Il suivit le Casinite dans le couloir, bardé de son matériel de nettoyage, jusqu'à une porte semblable à toutes les autres. Ensio s'immobilisa.
— Je vais emmener Marcus faire un tour. Nettoie sa cellule en notre absence. Nous en aurons pour une petite heure, ça te laisse de la marge. Si tu termines avant notre retour... tu sais où te rendre, bien sûr.
En cuisine, sagement. Sam encaissa l'ordre, un écho dans son crâne. Il ne savait pas si son obéissance dérivait d'un sortilège ou de sa peur des répercussions. Il se sentait, en tout cas, incapable d'y déroger.
— Attends ici, ajouta Ensio, avant d'entrer.
Sam s'appuya sur le mur pour reprendre contenance. Il n'entendit pas grand-chose de ce qui se déroulait dans la pièce, et quelques minutes plus tard, Ensio en ressortit avec le prisonnier. Celui-ci portait encore les vestiges d'une toge noire et marchait comme un vieillard, soutenu par son geôlier. Comme Sam, il avait les chevilles liées, mais aussi les poignets, dans le dos, une manière de s'assurer qu'il ne pourrait pas puiser dans le Flux de son dieu. Son visage aux yeux terrifiés était barré d'un bâillon trop serré.
L'elfain croisa une seconde son regard puis s'en détourna dans un frisson.
— Quelles petites natures, ces Juvéliens, s'exclama le Casinite dans un rire.
Puis il s'éloigna dans le couloir, entraînant Marcus avec lui.
Sam, servile, se mit au travail.
Ensio avait laissé sa lanterne sur le sol, unique source de lumière dans ce cagibi ténébreux. La salle était minuscule, nue, un fragment du cercle où ils étaient piégés. Tout en ramassant la paille, Sam songea à nouveau aux lieux. Il connaissait l'existence du dédale ancien qui s'étendait sous la ville. Comme tous les gamins de la capitale, il s'y était aventuré plus d'une fois, lors d'une mission imaginaire, pour impressionner ses camarades ou par pure curiosité. Le labyrinthe affleurait à partir des plages, on pouvait aisément se glisser dans des grottes qui devenaient couloirs, pour peu qu'on soit prudent.
Cet endroit n'avait rien de commun avec ces ruines, hormis le caractère souterrain. Sam en était persuadé, il s'agissait d'une simple cave, beaucoup plus récente. Les sols, les murs, la cuisine, dataient au plus d'une cinquantaine d'années. Sa forme particulière suggérait que le bâtiment qui les surplombait était lui aussi circulaire. Malheureusement, dans une cité vouée à Valgrian, dont la représentation classique était le soleil, il en existait treize à la douzaine, et plus encore. Sam pouvait en citer dix en moins d'une minute.
Le Temple de Valgrian. Le Théâtre du Soleil. La Taverne du Rayon. L'Assemblée. Le Palais de Justice. La Bibliothèque. Les tours de l'Académie, les tours du Fort. La salle centrale du Palais. Les Halles Sud. Une douzaine de villas, au moins, dans le quartier nanti. Le Temple de Béal, si on ignorait le rez de chaussée. La salle principale du Temple de Gallud. La chapellerie Rouge-Gris. La fromagerie du Cénacle.
Il termina de ramasser la paille souillée et porta le sac plein dans le couloir. Un cri fusa au loin, douleur et angoisse mêlées. Sam se figea, porta une main tremblante à son visage, et comprima un haut-le-coeur. Ensio n'avait pas emmené Marcus faire n'importe quel « tour ».
Il battit en retraite dans la cellule, hésita à en fermer la porte pour s'abstraire des bruits du dehors, qui résonnaient à présent dans ses oreilles, un sifflement, une plainte, peut-être imaginaires, mais dont il ne pouvait pas se débarrasser. Mais la lampe n'émettait qu'une lumière chiche, il avait besoin des globes du couloir. Il balaya vivement les carreaux ternes, puis y répandit le contenu de son seau et s'agenouilla dans l'eau savonneuse pour frotter, les pensées en déroute.
Qu'aurait-il dû faire, exactement ? Frapper l'Obscur de son balai, de son seau ? Le faire trébucher puis le bourrer de coups ? À quoi bon ? Se faire tuer, lui aussi ? Rejoindre Marcus et le sculpteur himéite dans la salle de torture ?
Tu es un lâche.
Oui, sans nul doute. Mais était-il complice ? Si quelqu'un, soudain, débarquait dans cette planque, libérait les otages, considérerait-il qu'il avait trahi ?
Tu leur donnes à manger, tu les rends plus forts.
— Je ne sais pas quoi faire, souffla-t-il à mi-voix, comme si quelqu'un pouvait lui répondre.
Il se promit, s'il survivait à cette horreur, de changer. D'entrer dans l'armée, dans la garde, d'offrir son bras aux services secrets. Il apprendrait à se battre, à désarmer un homme d'un coup de balai, à neutraliser un prêtre mauvais de ses poings, à déverrouiller des chaînes, refuser d'obéir aux ordres, vaincre la peur.
Quand il quitta la pièce, cette fois, chargé d'un pot de chambre à vider, il ne tremblait plus. Il remonta le couloir circulaire en cliquetant, le récipient dans une main, la paille souillée dans l'autre, soutenu par des projets distants mais nécessaires.
Plus jamais cette impuissance.
Plus jamais.
Il atteignit la salle d'eau, où il vida l'urine du prisonnier, la tête toujours emplie de pensées belliqueuses.
Sa mère disposait d'un savoir sur les propriétés des plantes que se transmettaient les elfes de la Sylarith. Si elle n'en usait que pour parfumer sa cuisine, Sam savait que les herbes permettaient bien plus : guérir, protéger, perturber, affaiblir, tuer. Il doutait de pouvoir concocter un poison mortel avec les condiments que lui fournissaient les Obscurs, mais il se promit, là aussi, d'apprendre à préparer des mixtures formidables. Melantheria accepterait de l'aider. Elle le présenterait à son amie, l'herboriste de la Rue des Courants, qui lui enseignerait le nécessaire.
Il se sentit plus fort, rasséréné, un sentiment qui ne l'avait plus animé depuis la nuit tragique où il avait été kidnappé.
Perdu dans son délire, il trébucha sur le sac de paille souillé en quittant la salle d'eau et s'étala violemment sur le sol. Le pot de chambre lui échappa des doigts comme il avait le souffle coupé et rebondit sur la pierre polie dans un tintamarre tonitruant.
Mortifié, Sam se mit à quatre pattes et entreprit de ramasser la paille qui s'était éparpillée. Ses genoux et sa poitrine l'élançaient, son crâne résonnait de l'écho métallique de sa maladresse.
Bien entendu, une porte s'ouvrit. Il n'osa pas lever les yeux.
— Sam, qu'est-ce que tu fais ? grommela Albérich Megrall, d'une voix ensommeillée.
— Je... je suis désolé, murmura-t-il.
— Ça ne me dit pas ce que tu fais.
— Je nettoie la cellule de Marcus.
Un silence suivit sa déclaration.
— Qui t'a... commença l'ancien Valgrian.
Un cri hanté l'interrompit, se répercutant tout autour d'eux, comme une cloche sonnant l'alerte.
— Ensio, souffla Sam.
Il saisit l'expression de stupeur, de fureur, qui se dessina sur les traits de Megrall, avant qu'il ne s'éloigne à pas rapides dans le couloir. L'elfain entendit le fracas d'une porte qu'on ouvre, puis des exclamations indistinctes. Il en resta à sa paille, qu'il rassembla rapidement, puis récupéra le pot de chambre. Une silhouette s'approchait, sifflotant un air guilleret, et il s'immobilisa contre le mur. Ensio le dépassa sans le regarder, comme s'il était invisible. Un sourire ravi lui colorait les lèvres, sa besogne accomplie.
Sam se délesta de la paille souillée dans la fosse aux détritus, puis se chargea d'un ballot neuf, avant de regagner la cellule de Marcus.
Une voix calme s'en échappait, signe que Megrall avait ramené l'intendant dans les ténèbres.
— Il ne viendra plus, je te le promets, disait l'Obscur.
Sam hésita sur le seuil. Marcus avait regagné sa position initiale, enchaîné contre le mur. Il l'entendit renifler, en écho de lui-même, bien qu'il ait désormais les yeux plus secs que jamais.
— Dépose ça là et va t'en, ordonna Megrall en apercevant l'elfain.
Ce dernier obtempéra vivement, abandonnant sa paille et son pot. Il quitta la pièce, hésita, puis resta un instant en arrière, guettant les paroles qui s'échangeraient certainement.
— Tout ira bien, à présent.
Marcus ne répondit rien, et Sam se demanda ce que ressentait l'intendant, après l'horreur, face à cette délivrance inespérée.
Il fallait qu'il y voit un mensonge, sans quoi le nombre de monstres en ces lieux pourrait bientôt augmenter.
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