64. Étienne

La courte marche du Palais au Fort était idéale pour s'aérer l'esprit après des débats houleux. Étienne n'était que rarement invité aux réunions entre conseillers et il ne s'en portait pas plus mal. Assister à leur affrontement nocturne ne l'avait guère réconcilié avec ces palabres stériles et ce mode de gouvernement bancal.

Tant Fortebrise que Vaelith Damear avaient exigé que le blocus du Temple de Valgrian soit levé au plus vite. Si l'amiral n'avait pas osé mettre de délai, l'elfe voulait que les choses soient réglées le 18 au plus tard, soit dans quatre jours. Cassante et magnifique, elle avait incendié le général, l'accusant de se comporter en buffle dans une boutique de miroirs, incapable de mesurer la nécessité des équilibres fragiles qui se jouaient dans la cité, et l'impact que son entêtement aurait sur ses chances de réélection.

La menace était limpide et la prédiction solide. La voir manier le verbe avec un tel brio avait quelque chose de fascinant. Maelwyn était furieux, évidemment, et même s'il n'avait pas l'aisance oratoire de son adversaire, il n'était pas près à céder un pouce de terrain. Les temples avaient enfreint la loi, ce qui se passait derrière leurs façades était obscur et potentiellement dangereux, la nécessité d'un contrôle était criant après la crise qu'ils avaient traversée, les Valgrians étaient le fer de lance de cette rébellion larvée.

Vaelith arguait que le religieux ne pouvait se plier aux règles étriquées des hommes, que les dieux vénérés à Juvélys étaient bienveillants, que les citoyens de la cité tenaient à leurs croyances, que tout ça n'était qu'une querelle personnelle entre le général et les Valgrians, née d'un désaccord purement personnel.

Elle n'avait heureusement pas mentionné le jeune Arthur, le fils répudié, assassiné sur le front, Flambeau en dépit des exigences paternelles, éteint alors qu'il n'avait pas même vingt ans. Etienne avait vu la tête, dans sa caisse de bois, livrée par une poignée de survivants livides, que les Griphéliens leur avaient renvoyés. Gareth l'avait fait brûler sans même assister au brasier.

L'amiral Fortebrise n'avait plus la carrure de s'opposer fermement à Maelwyn, mais il soutenait l'idée que s'aliéner les prêtres de bonne volonté sous prétexte de punir quelques rebelles risquait d'être bien plus dangereux que le général ne l'imaginait. Etienne était d'accord avec lui mais Gareth estimait que c'étaient les prêtres inoffensifs qui se comptaient sur les doigts de la main. Et que ceux-là comprenaient les mesures que les autres lui imposaient.

Dame Damaer lui avait alors rappelé que les services secrets avaient des contacts dans tous les grands temples de la ville, à même de les renseigner sur l'apparition de remous inquiétants. S'en était suivie une tirade féroce sur l'inutilité de l'équipe de Nora Felden, qui avait dérivé sur la question des budgets alloués aux uns et aux autres, les répercussions financières de la guerre en Jasarin, les retombées toujours réelles de la dictature de Koneg, le manque de personnel, l'exode rural dont se plaignaient les cités voisines, les besoins en matériel, et le général tenta de justifier sa politique sécuritaire, avant de déclarer qu'il était seul juge en la matière et qu'il n'entendait pas payer pour des choses dépourvues d'efficacité.

Excédée, Dame Damaer avait mis fin à la réunion, en rappelant ses exigences. En réalité, Etienne le savait, elle ne pouvait pas grand-chose. Démissionner pour provoquer des élections anticipées ne résoudrait pas la crise, bien au contraire : Gareth risquait alors de s'imposer en chef de gouvernement unique, en dépit de leurs institutions. Avec l'armée dans sa poche, mais contre le peuple, il ne fallait pas être Mivéan pour deviner les répercussions.

D'autant que Flèche-Sombre se tenait tranquille pour l'heure, mais pourrait choisir le camp adverse, en cas de grabuge. Maelwyn le disait loyal, mais l'influence de l'elfe le rendait extrêmement dangereux. La garde lui obéirait et à lui seul.

Etienne secoua la tête. Songer à un coup d'état, pragmatiquement, comme s'il était au détour de la route, en disait long sur la situation. Il devait y avoir moyen, pourtant, d'éviter la catastrophe.

Tout en cheminant dans la rue enténébrée, sous un ciel plombé, Etienne se souvint du jeune Maelwyn, quand il n'était encore que capitaine. Ils avaient pratiquement le même âge, s'étaient élevés dans les rangs de la hiérarchie militaire juvélienne côte à côte, sur des sentiers parallèles mais qui s'étaient plus d'une fois entrecroisés. Il se rappelait le courage et la détermination de son supérieur, mais aussi de sa tendance, depuis toujours, de préférer les solutions radicales aux options plus subtiles.

— Comment a-t-il pu survivre ? s'exclama ce dernier, pour la millième fois.

C'est lui qui avait proposé qu'ils rentrent ensemble, à pied, après plusieurs heures dans une salle confinée.

— Ils se sont téléportés hors de la tour, répondit Etienne. Nous en avons déjà parlé.

— Vous l'aviez scellée ! explosa le général.

— Ils étaient sans doute déjà partis quand le feu a dévasté les lieux.

— Nous avons trouvé plus d'une dizaine de corps !

— Pas le sien. Pas celui de leurs chefs. Refaire l'histoire ne nous apportera rien. Il a survécu.

— Nous n'en savons rien, grommela le général. Nous ne l'avons jamais vu. Peut-être nous manipule-t-on, dans l'ombre, pour m'obliger à louvoyer...

Etienne soupira.

— Vous savez que c'est impossible. Nous sommes les deux seuls à savoir ce qui s'est exactement produit. Tout le contingent pense que les Obscurs eux-mêmes ont torché la Tour. Les seuls qui savaient sont loin ou morts.

Maelwyn s'immobilisa au milieu de l'allée bordée de cyprès qui menait de l'arche des portes à la rue.

— Nous aurions dû agir beaucoup plus tôt, gronda Maelwyn. À tergiverser, nous leur avons laissé le temps de le convertir.

Etienne ne verbalisa pas l'hypothèse inverse, que leurs actes avaient provoqué la chute du Flamboyant. Refaire le passé, à nouveau, ne les mènerait nulle part. Ils reprirent leur route, franchirent le portail. Les gardes en faction les saluèrent poliment, d'un mouvement de lame.

Le mage laissa le général prendre un peu d'avance, conscient qu'il bouillait de colère, et qu'il devait lui laisser la latitude de s'en purger un moment. Après la guerre et ses retombées assassines, cette cabale impromptue avait tout du clou définitif dans le cercueil des ambitions du général. Il avait espéré étouffer l'affaire rapidement, et chaque jour qui passait voyait la résolution s'éloigner.

La guerre en Jasarin avait été un désastre à plus d'un titre. Le jeune empereur griphélien avait été galvanisé par sa victoire, la nation rhyvanne s'était repliée derrière ses murailles hérissées et Juvélys comptait ses morts. Les rumeurs disaient que Jadon Deach'Unben reprendrait les hostilités dès qu'il en aurait l'occasion, le temps de former à la sauvette une nouvelle génération de chair à épée. Vu son âge, il avait cinquante ans de batailles sanglantes devant lui si personne ne venait lui trancher la gorge avant l'heure, ce qui, vu l'histoire des Casinites, c'était une possibilité.

Mais penser que les ambitions expansionnistes de Griphel se limitent à la seule tête juvénile de son tyran était une erreur que n'aurait jamais faite Étienne de Villintime, et il savait que le général Maelwyn partageait son sentiment. La domination des faibles était au coeur de l'idéologie casinite : les Griphéliens ne vénéraient ni la haine, ni la barbarie, comme le croyaient parfois les Juvéliens naïfs. Ils vénéraient le pouvoir, et l'idée qu'on obtient ce qu'on mérite, pour autant qu'on soit prêt à se salir les mains. Jadon avait le vent en poupe car il était l'incarnation de cette morale. Mais même s'il trébuchait, on lui trouverait un remplaçant.

Cependant, les prochains mouvements de Griphel ne concernaient que les Rhyvans. Étienne n'espérait pas que leurs alliés s'écroulent, mais ils étaient responsables de la déconfiture récente et, si Jadon portait à nouveau la violence dans leurs terres, les Juvéliens ne bougeraient pas. La décision n'aurait pas être débattue : ils n'en avaient simplement pas les moyens.

L'armée tyrgrianne était hors service, il n'y avait pas d'autre mot. Les années à venir devraient être employées à la reconstruction, progressive et réfléchie, de leurs forces. Pour l'heure, sans marine, Griphel ne pouvait rien faire de très dangereux envers leur île, et Rhyvan restait leur premier objectif. Jasarin était vaste, ils en auraient pour plusieurs années. S'ils parvenaient à vaincre les Rhyvans, ils auraient alors accès à tous leurs chantiers navals et probablement à leur savoir-faire : il serait à ce moment-là temps de s'en inquiéter.

En contrepoint, la marine juvélienne était sans doute la seule composante pratiquement intacte de leur arsenal militaire. Tant la cavalerie que l'infanterie avaient profondément souffert des champs de bataille, et les mages de guerre ne valaient guère mieux. Étienne n'était pas sentimental, mais la perte de centaines de jeunes magiciens, dont l'apprentissage minutieux avait duré des années, restait désolant. Reconstruire une force de frappe magique de cette envergure prendrait au moins cinq ans, même en recrutant agressivement dans tous les Temples de Gallud de l'île. L'Académie du Flux ne diplômait qu'une cinquantaine de candidats par an, et même si l'armée demeurait un des débouchés les plus prestigieux, les volontaires étaient de moins en moins nombreux.

Rétablir un service militaire, juste pour les magiciens, aurait été une excellente initiative, plus susceptible d'être acceptée qu'une conscription généralisée, mais Étienne savait que tant que Dame Damaer siégeait au conseil, elle n'accepterait jamais qu'on impose pareille mesure à ses protégés. Cinq ans, donc, pour les ressources humaines. Un problème tout aussi épineux existait sur le plan logistique. Dans la violence de l'instant, en Jasarin, tout avait semblé justifiable et nécessaire. Avec le recul... Ils auraient dû renoncer au moins deux mois avant le cessez-le-feu, dès que les choses avaient tourné au vinaigre à Foncarsen.

Toujours plus facile à dire a posteriori, bien sûr. Étienne était furieux mais il ne blâmait en réalité personne.

Refaire le passé, là aussi... À quoi bon. L'urgence les étouffait, comme un nuage empoisonné.

— Gareth, le rappela soudain le magicien.

Le général s'immobilisa à quelques mètres, devant la façade obscure d'une administration quelconque. Les rues du quartier gouvernemental étaient sans doute les plus calmes, à la nuit. Les plus sinistres. En contrebas, vers la mer, on devinait le bruissement d'une animation qui ne s'arrêtait que les Jours Gris.

— Nous ne pouvons plus rester attentistes. Il faut le faire sortir du bois.

Maelwyn renifla.

— Les prêtres ont essayé, sans succès. Comment suis-je censé faire, au juste, pour le contacter ? Je ne comprends pas sa stratégie... s'il est vraiment de retour, pourquoi être resté dans l'ombre ? Pourquoi n'être pas venu, dès le premier jour, m'accuser à l'Assemblée ?

— Parce qu'il avait l'intention de s'ériger en sauveur. Il peut encore le faire. Chaque mesure que vous prenez sape votre popularité. Nous venons de fermer le temple de Valgrian. Il risque de se présenter en défenseur de la Lumière contre vos errements et le peuple ne croira rien de vos accusations. Vous devez en parler à Dame Damaer et à l'amiral Fortebrise avant qu'il ne soit trop tard.

— Vous ne comprenez pas, Étienne ! Avez-vous oublié ce que nous avons fait??

— Pourquoi ne pas leur dire une partie de la vérité ?

— Vous vous foutez de moi ?

Là encore, le magicien ne broncha pas.

— Les Obscurs l'ont manipulé, converti, retourné contre nous, poursuivit-il. C'est un fait.

— Nous avons juré qu'il était mort ! Juré ! aboya le général. Que les Obscurs l'ont tué et que nous n'avons pas réussi à le sauver !

— Nous nous sommes trompés. Nous pouvons l'admettre, en toute bonne foi. Nous le croyions mort. Les corps étaient carbonisés. Nous devons le prendre de vitesse, Gareth. S'il est vraiment vivant, quelque part, à l'extérieur... nous ne pouvons pas risquer qu'il parle le premier, qu'il oriente le récit...

— Les Valgrians sont de mèche avec lui, j'en suis persuadé. Aveugles à sa vilénie, ils auront gobé ses mensonges... Mais Helga va les faire parler et nous saurons, avec un peu de chances, où le trouver. Ensuite, vous effacerez toutes ces mémoires, comme vous l'avez fait autrefois.

Etienne grimaça. Le général conservait une vision très optimiste de ce dont il était capable, sans compter que ce type de modification des souvenirs était interdit par la loi.

Comme la magie de mort, songea-t-il.

La fin justifiait parfois les moyens, il le savait. Il adhérait à cette morale. Se salir les mains pour que les autres dorment sur leurs deux oreilles.

— C'est un jeu dangereux, Gareth. Vous devriez envisager de jouer cartes sur table. Vous vous souvenez de l'émotion qu'a suscitée la mort d'Albérich. Elle nous balaiera...

Gareth le fit taire d'un geste.

— Je peux encore juguler cette crise avant qu'elle ne nous explose au visage.

Etienne ne put retenir un grognement de dépit. La crise s'étalait tout autour d'eux et les avait brûlés depuis bien longtemps.

— Les dieux ne se soucient pas de nous, poursuivit le général. Ils ne l'ont jamais fait, depuis la fondation de cette ville. Mais les hommes qui puisent dans le Flux incarné s'en soucient, eux. Et ils sont faillibles. Et dangereux.

Le général se parlait à lui-même, ressassait encore et encore la même rengaine.

— Les Valgrians imaginent qu'ils savent mieux que tout le monde ce qui est bon pour nous.

Ils dépassèrent le Palais de Justice, se glissèrent dans l'ombre de l'ancienne prison, qui servait désormais d'archives.

— Nous n'avons pas besoin des dieux pour avoir des valeurs, continua Maelwyn. Ces abrutis...

L'entrée du Fort se dessinait désormais en bout d'allée, au delà des douves et du pont-levis. Etienne rattrapa l'officier.

— Gareth, laissez-moi assister vos mercen...

Le mage s'interrompit. Les poils s'étaient hérissés sur ses joues, un étau lui serra les tempes, lui comprima la gorge. Un relent acide lui baigna la langue et, sans pouvoir s'en empêcher, il prit appui sur le bras du général. Celui-ci s'immobilisa et le dévisagea, stupéfait.

— Avez-vous donné l'autorisation à leur magicienne d'incanter à nouveau ? souffla Etienne, nauséeux.

— Quoi ? Bien sûr que non !

Etienne l'entendit à peine. La magie de mort les environnait, un nuage putrescent, immonde, et par réflexe, il les en protégea d'un court sortilège, quelques mots pour adoucir les miasmes qui les environnaient.

L'air redevint respirable, mais Etienne scrutait les alentours avec angoisse.

— Nous devons rentrer, rapidement, souffla-t-il.

Attrapant la manche de Maelwyn, il le remorqua vers le portail. Les sentinelles étaient invisibles, les lampes éteintes, comme si le poste de garde avait été abandonné pour la nuit.

— Etienne, expliquez-vous ! aboya Maelwyn en résistant à sa poigne.

— Plus tard !

Une silhouette se dessina dans l'entrée du Fort et le magicien freina des quatre fers. L'armure du nouveau venu luisait dans la pénombre, d'un reflet verdâtre, comme une lueur sorcière au coeur d'un marécage. Gareth dégaina son épée.

— Magie de mort, murmura Etienne.

La créature devait avoir tué les sentinelles. La herse tomba dans son dos, leur bloquant l'accès à la cour. Les douves obscures clapotaient en contrebas. La rue paraissait distante de mille lieues, et soudain, une brume opaque se leva, les cantonnant à l'espace étroit, et dangereux, du pont-levis. Gareth savait-il nager en armure ? Difficile, mais il était Juvélien, et les Juvéliens nagent avant de marcher.

La question, en réalité, était ridicule : jamais le général ne reculerait.

— S'il croit qu'il peut me tuer d'un tour de passe-passe, grommela d'ailleurs le principal intéressé.

Les Obscurs disposaient donc d'un mage de mort. Un élément neuf, imprévu, riche en enseignements. S'ils survivaient à la nuit.

Le non-mort progressait dans leur direction, la lame nue. Dans le brouillard, sous ce ciel chargé, le manque de lumière risquait de les tuer. Etienne en appela aux flammes. Il embrasa les oriflammes qui pendaient devant le portail, les mâts qui marquaient l'entrée du pont. Des pis-aller. Seul un Valgrian aurait dissipé cette purée de pois avec panache. Etienne était un mage de guerre, son arsenal visait à la destruction. Or le bois des planches sous leurs pieds ne survivrait pas à son intervention, s'il cherchait à toucher ce qui s'approchait.

Gareth se porta au contact sans hésiter. Le métal heurta le métal dans un claquement dont l'écho se répercuta sur les murailles du fort. Etienne observa une seconde les silhouettes qui combattaient, puis fit volte-face pour couvrir leurs arrières. Rien. Personne. La nuit. Peut-être une silhouette. Peut-être pas. Son imagination le saisit, tandis que les remugles du maléfice qui animait le non-mort tambourinaient contre son sortilège protecteur, cherchant la faille pour le prendre à la gorge.

Il leva un nouveau voile de protection, ranima son feu mourant, plissa les yeux pour distinguer ce qui se trouvait au delà des ténèbres. Sans cible, il était démuni, d'autant qu'il n'avait absolument pas anticipé ce genre d'embuscade, en plein coeur de la cité.

Derrière lui, les chocs du combat retentissaient, sans qu'il puisse deviner qui avait le dessus. Un non mort n'était pas l'autre, et certains disposaient de pouvoirs à la mesure de leurs invocateurs : souffle empoisonné, contact morbide, lame affaiblissante. Une chose était certaine : la créature rivalisait avec le général.

Ce dernier poussa un cri étouffé, Etienne abandonna sa surveillance. La brume ne révélait que des silhouettes imprécises, dont le ballet approchait dangereusement du gouffre. D'un instant à l'autre, un des deux duellistes ferait le grand plongeon, mais lequel ? La lueur verte qu'avait dégagée le non mort semblait s'être dissipée.

Le mage hésita. Il pouvait lever un mur de vent pour les repousser vers le centre du pont, mais il risquait de les renverser... ou en tout cas, de renverser le général, si son adversaire était soutenu par sa magie impie.

Il devait prendre le risque. Il esquissa les premiers gestes de son sortilège.

Des cris surgirent alors depuis l'intérieur du Fort : on avait manifestement trouvé la herse fermée, les renforts arrivaient.

Dans un dernier choc étouffé, un des combattants bascula hors du pont. Etienne retint un cri de stupeur, une grande éclaboussure suivit, comme le corps heurtait la surface de l'eau croupie. Le vainqueur se dirigea aussitôt vers lui. Le mage se sentit figé dans ses bottes, des mots inutiles perlèrent sur ses lèvres, bribes d'incantation. Il ne parvenait pas à décider de la marche à suivre. Le général avait pris le dessus, ou alors... Pourquoi ne disait-il rien ?

La silhouette qui fendit la brume était casquée, le mage comprit qu'il ne pourrait rien lui opposer. Il relâcha un bouclier de protection, dernière arme à sa disposition, au moment où l'épée gigantesque le frappa. S'il ne fut pas touché, le coup le projeta en arrière, il heurta les planches du pont avec brutalité, les oreilles bourdonnantes, à moitié sonné.

Gareth était tombé à l'eau. Peut-être blessé, peut-être mort. Le chevalier non-mort revint à l'assaut, sa lame gigantesque luisait à nouveau de reflets maladifs, et à force de violence, il détruirait le bouclier magique, sans compter que celui-ci se dissiperait tôt ou tard et qu'il n'absorbait pas complètement le choc.

Etienne ferma les yeux au second impact, son crâne résonna de plus belle, il sentit la nausée revenir, ses lèvres déborder d'un liquide infâme.

Le troisième coup le fit gémir.

Trois chuintements brefs, un bruit sourd, puis le silence.

Il rouvrit les yeux. La brume s'effilochait. Son agresseur gisait face contre terre. L'empennage de trois flèches hérissait son dos : une dans le crâne, une dans les omoplates, une dans la jambe gauche. Dans son ombre, apparut, comme un animal fabuleux, Darren Flèche Sombre, l'arc à la main, incrédule.

— Le général, balbutia Etienne. Le général est tombé dans les douves.


La dizaine de soldats arrivée en renfort sécurisa la zone. On aida Gareth à s'extirper de la vase où il avait atterri. Etienne n'osa pas verbaliser son angoisse : l'eau n'était en réalité pas assez profonde pour qu'on puisse s'y noyer et l'officier s'en tirait avec quelques bosses et un amour-propre malmené.

Les trois sentinelles postées à l'entrée du Fort avaient, en revanche, été égorgées. Le non-mort n'était vraisemblablement pas venu seul jusqu'au Fort, quelqu'un avait guetté le retour du général pour libérer la créature. Flèche-Sombre donna des ordres pour que les corps des soldats soient emportés vers la morgue et qu'une relève, plus musclée, soit réquisitionnée. Des hommes en uniforme gris s'activèrent aussi autour du portail, sans doute pour chercher des indices sur la manière dont l'ennemi avait pénétré cet endroit protégé.

Laissant les rênes à l'elfe, le général, trempé et furibard, rejoignit Etienne auprès du cadavre du non-mort. Son armure argentée luisait dans la lueur des torches, révélant le travail exquis d'un forgeron porté sur l'esthétique.

— Qui porte ce genre de trucs ? grommela Maelwyn, en le poussant du pied.

Etienne, la main sur la bouche, effleura l'arrière du casque, que la flèche avait transpercé.

— Un chevalier voué à Hime, murmura Etienne.

Il reconnaissait les motifs floraux, les arabesques. Mais les Himéites avaient quitté Juvélys depuis plus d'une sixaine, désormais.

Gareth se servit de son épée pour faire levier et retourner le cadavre. Les derniers relents de magie de mort s'étaient dissipés et seule l'odeur d'une putréfaction ordinaire s'échappait désormais de la dépouille. De la pointe de son arme, le général souleva la visière. Deux yeux blancs, figés, regardaient le ciel, maquillés de sang.

— C'est Amray de Novogal, souffla Etienne. Le chef de file des Preux Épris.

— Qu'est-ce qu'il fout là ? gronda Gareth.

— Ils étaient rentrés en ville. À la recherche de Soren.

Flèche-Sombre les avait rejoints. Gareth lui jeta un regard peu amène, mais l'elfe choisit de l'ignorer.

— Ils se sont volatilisés il y a quelques jours. Quatre d'entre eux.

— Plus besoin de chercher, grommela le général.

Il se releva.

— Les Obscurs disposent d'un mage de mort, intervint Darren.

Maelwyn haussa les épaules.

— Etienne, allez mander Helga. Qu'elle m'embarque ce cadavre.

— Dame Gardesylve va s'occuper du corps, annonça l'elfe, d'une voix tranchante.

— Non, dit Maelwyn.

— Pourquoi ?

La question paraissait anodine, mais le ton sur lequel l'avait prononcée l'elfe révélait l'étendue de sa mauvaise humeur.

— Vous le savez, pourquoi, gronda le général.

— Gareth, vous venez de vous faire attaquer par un non-mort, devant votre Fort, et vous n'avez même pas l'air surpris. Je mentionne les Obscurs, explicitement, devant témoin, et vous haussez les épaules. Dites-moi ce qui se passe.

Maelwyn se campa sur ses jambes et croisa les bras, puis regarda l'elfe droit dans les yeux.

— Ce qui se passe me concerne, moi, et c'est moi qui vais le régler, Darren, je vous l'ai déjà dit. Ceci... c'est juste une provocation supplémentaire. Mais je sais ce que j'affronte et je vais m'en charger. Pas un mot de tout ceci. Vous devez juste... vous occuper de vos affaires.

Cette fois, l'incrédulité du commandant déborda son sang-froid coutumier.

— Mes affaires ?! Je viens de tuer ce non-mort ! Sans moi, votre mage serait en charpie !

— C'était une escarmouche, Darren. Ils n'espéraient pas nous tuer.

Pour la première fois depuis qu'il le connaissait, Etienne eut l'impression que l'elfe allait céder à la fureur. Mais Flèche-Sombre relâcha sa respiration et retrouva un masque de glace.

— Général, vous devez me dire ce dont il s'agit. Je suis votre subordonné mais j'ai besoin de comprendre ce qui se passe. Vous parlez d'une provocation...

À cet instant, une cloche distante se mit à sonner à la volée. Tous trois se figèrent, leur regard se porta vers le sud. Darren fronça les sourcils.

— Vos affaires, commandant, répéta Maelwyn, acide. Elles se rappellent à votre bon souvenir.

Une crise était en cours dans le quartier du port, requérant l'intervention rapide de la garde.

Flèche-Sombre poussa un soupir agacé.

— Vous ne payez rien pour attendre, lâcha-t-il, sans plus aucun respect de la hiérarchie.

Gareth ne releva pas, Etienne contint une remarque acerbe. L'elfe lui décocha un regard noir, comme s'il attendait qu'il dise quelque chose. 

— Bonsoir à vous, commandant, offrit-il.

Qu'espérait-il, des remerciements ? Flèche-Sombre s'en fut sans rien ajouter, vers la caserne, son cheval, et les remous de la nuit.

— Trouvez-moi Helga, puis allez-vous coucher, ordonna ensuite le général. Nous aviserons demain.

Encore sonné, Étienne obtempéra.

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