60. Othon
Les Flambeaux étaient autorisés à manger par quatre dans le réfectoire, mais chacun était installé à une table différente et aucun échange n'était permis entre eux. En observant la douzaine de gardiens qui les flanquaient, rigides dans leurs uniformes bleu roi, Othon se demandait combien de temps encore faudrait-il avant qu'une mutinerie n'éclate dans les couloirs.
Ils n'étaient que vingt-deux chevaliers, et les envahisseurs certainement davantage. Parmi les preux, seuls neuf puisaient dans le Flux avec une certaine efficacité, en comptant Armand qui, Othon le savait, était alité depuis l'invasion. Ne pas pouvoir aller le voir, poser la main sur son épaule, lui redonner courage, le rendait malade. C'était la petite goutte qui oscillait au bord du vase, menaçant de le faire déborder.
Mais il savait, malgré toute la fureur qui l'habitait, que Maelwyn guettait le faux pas pour se débarrasser d'eux. Les brimades, les humiliations, la contrainte, tout cela visait à les faire craquer. Si les Flambeaux s'en prenaient aux soldats de l'armée régulière, le général aurait les arguments dont il avait besoin pour détruire leur ordre une bonne fois pour toutes. Tant qu'ils restaient respectueux et dociles, opposant leur bonne volonté à l'hostilité de leurs ennemis, ils conservaient l'avantage sur le plan moral.
Heureusement, la plupart de ses confrères le comprenait. Il lisait le mépris, la colère, parfois des émotions pires encore, sur le visage de ceux qui partageaient ses repas, mais aucun ne haussait le ton. Tous, ils étaient chevaliers, et ils se comportaient comme tels, avec une dignité à toute épreuve. Même Deverell et Kyle, qui auraient eu mille bonnes raisons de perdre leur sang froid, semblaient avoir retrouvé un certain équilibre.
Non, au delà de l'attitude insultante de leurs geôliers, c'était l'ennui et la monotonie des journées qui les fragilisaient. Ça et l'incertitude.
Les écuyers avaient été mis au travail par les envahisseurs, gérant les repas, les vaisselles, même la lessive et, c'était un soulagement, les écuries. Mais tous les autres étaient contraints au silence de leurs chambrettes, qui avaient toujours convenu parfaitement à leurs besoins, mais qui paraissaient soudain exiguës et oppressantes, surtout celles côté Parc, dont les volets avaient été fermés sur ordre du général.
La rumeur de la foule leur parvenait, pourtant. Les chants, les prières, les encouragements. Brendan lui avait confirmé ce qu'il devinait : la foule s'était mobilisée. Non-violente, heureusement, mais loyale, revendicatrice et exigeante. Les puissants ne pourraient pas longtemps faire fi de la colère du peuple. C'était une protection comme un risque. L'influence valgrianne, excessive, expliquait en partie la fureur du général.
Les geôliers étaient constitués d'un mélange de mercenaires et de soldats fidèles à Maelwyn. Celui-ci avait manifestement sélectionné des officiers vétérans, sans la moindre inclination valgrianne, afin de se prémunir d'éventuelles collusions. Il y avait aussi deux prêtres de Gallud et un de Rhyfel, ainsi qu'un magicien de l'Académie. Othon ne connaissait personne parmi les militaires mais il avait commencé à identifier certains d'entre eux, en particulier les plus mals à l'aise et les moins concentrés. Réflexe de vieux guerrier qui cherche la faille, attend son heure, il devait s'en dépêtrer.
Il terminait son repas – lentilles et lardons aux oignons, un novice se croyait en hiver – lorsqu'il croisa le regard d'un homme d'une quarantaine d'années, très pâle, avec un fort accent terreux. Othon forçait le sien chaque fois qu'il lui adressait la parole, très consciemment, cherchant à susciter une connivence dont l'inconnu se serait volontiers passé, mais qu'Othon avait l'intention d'exploiter.
— Je veux parler à votre cheffe, annonça-t-il d'un ton mesuré.
L'homme esquissa une grimace.
— Je ne partirai pas d'ici avant qu'elle me reçoive.
Il se carra sur son siège et croisa les bras. Deux tables plus loin, Sullyan leva les yeux et lui décocha un sourire. Il savait que devant lui, Enguerrand suivait la conversation. Seule Thalie était un peu loin pour les entendre, et elle paraissait plongée dans ses pensées.
— Ne soyez pas difficile, intervint une voix sur sa droite, celle d'une prêtresse en robe rouge.
Depuis qu'ils étaient reclus, même les Juvéliens de souche osaient le traiter comme un gosse, mais celle-là appartenait au groupe de mercenaires. Une Béalite qui s'était égarée sur des sentiers bien tortueux. Sans être féru de théologie, Othon savait qu'à Griphel, on vénérait Rhyfel, Cefnor ou Tymyr, sous des visages cruels. Sans doute Béal avait-il lui aussi ses adeptes dévoyés.
— Est-ce vous que nous avons sauvée des griffes d'une bête ombreuse, l'autre jour ? demanda-t-il avec une curiosité feinte.
Sa voix portait et Thalie se retourna. Les soldats présents dans la salle ne dirent rien mais des regards s'échangèrent. Othon n'avait pas participé à la purge de la bulle ténébreuse, mais les Valgrians impliqués avaient parlé d'une prêtresse du Continent, en toge écarlate, aux prises avec un monstre meurtrier. Son expression confirma qu'il ne s'était pas trompé.
— Qu'est-ce que vous voulez ? aboya l'étrangère, de mauvaise humeur.
Othon la dévisagea sans flancher.
— Je vous l'ai dit. Parler à votre cheffe. Helga Machin-Chose.
— La commandante est occupée.
— Mais j'ai tout le temps, rétorqua Othon.
Vu sa masse, le Flambeau ne serait pas facile à déplacer contre son gré. Evidemment, ils pouvaient décider d'user d'un sortilège contre lui, mais Othon prenait le pari qu'ils n'en feraient rien. Il y avait trop de témoins et il ne demandait finalement pas grand chose.
La prêtresse releva les yeux.
— Escortez ceux-là jusqu'à leur chambre.
Les trois autres chevaliers ne se rebellèrent pas. Ils passèrent l'un après l'autre près de la table d'Othon et il leur sourit tour à tour. Enguerrand paraissait bouillir de colère rentrée, Sullyan lui décocha un clin d'œil, Thalie écarquilla les yeux comme pour lui signifier d'être prudent. Mais Othon ne se sentait pas particulièrement déraisonnable : ils étaient désormais aux arrêts depuis presque deux jours et il n'avait vu la mercenaire qu'une seule fois. Il se sentait en droit de lui demander des comptes et des perspectives.
Une fois ses compagnons partis, Othon réalisa qu'il restait beaucoup moins de témoins, et le risque d'être contraint à retourner dans sa cellule sans faire de remous beaucoup plus élevé. Il ne se départit cependant pas de son assurance tranquille. Tout sortilège comprenait une part d'incertitude – la capacité de sa victime à y résister – et même si les mercenaires s'étaient préparés à une tentative de rébellion, ils ne pouvaient pas être complètement sûrs d'être à la hauteur d'un Flambeau de son expérience.
— Venez, dit la prêtresse.
Il lui décocha un sourire à la fois amène et menaçant. À bien y réfléchir, il était fier de sa maîtrise : il n'aurait pas été capable d'un tel flegme dix ans plus tôt. Mais sa position au sein de l'ordre juvélien l'avait changé, tout comme la confiance que lui avait témoignée Armand. Il espérait ne jamais devenir commandant, c'était un poste qui ne lui convenait pas, il avait besoin de grands espaces et de fracas, et la diplomatie n'était pas son fort. Mais faire face pendant quelques jours, il devait pouvoir y arriver.
La dénommée Helga était installée dans leur petit salon, là où ils recevaient d'ordinaire les visiteurs. Un instant, en la découvrant installée dans un fauteuil, Othon songea à Amray, le formidable chevalier himéite, qui s'était volatilisé et qu'il n'avait même pas eu le loisir de chercher. Le Flambeau constata que la mercenaire compulsait un plan du Temple, en compagnie de deux de ses hommes, le néjo et une brute couturée. Il se demanda comment Gareth les avait dénichés, avant la guerre, car même s'ils avaient été actifs en Jasarin, luttant contre les forces de l'empereur griphélien, ils avaient bien dû débarquer de quelque part. Le Haut Continent se trouvait à plusieurs semaines de voile au travers d'un océan volontiers déchaîné. On ne le quittait pas raison valable.
— Qu'est-ce que vous voulez ? demanda la grande femme en se levant.
Sa voix était dure, mécontente, reflet de ce qu'elle pensait de cette intrusion.
— Je veux voir les prêtres. Et le commandant de Faisanlys.
Elle secoua la tête.
— Je crains que ce ne soit pas possible, répondit-elle.
Othon prit une profonde inspiration.
— La mission des Flambeaux est de veiller à la sécurité du clergé valgrian. Je vous demande de me laisser les voir. Sans cela, vous faites obstruction à mes vœux sacrés. Je ne pense pas devoir vous expliquer ce que cela signifie, pour un Flambeau, de devoir enfreindre ses vœux.
Elle le dévisagea, il resta immobile, la fixant avec intensité. Elle finit par souffler.
— Très bien. Mais nous n'allons pas y passer la journée.
Elle se tourna vers la prêtresse.
— Prends Carl et le capitaine Felton. Faites-lui faire le tour. Pas d'échanges prolongés.
Othon ne put que se féliciter de la manière dont les choses s'étaient déroulées : la cheffe mercenaire n'était pas dépourvue de jugeote. Il savait que sa visite aux prêtres ne changerait pas les choses, qu'ils resteraient prisonniers en leurs murs, impuissants, des victimes de la folie de Maelwyn et de la trahison de Megrall, mais il lui semblait indispensable de prouver aux prêtres que les Flambeaux ne les avaient pas abandonnés. Sa seule présence constituerait un certain réconfort pour certains, il le savait. Il devait voir Céleste et les autres aînés, jauger l'humeur de Florent et Rachel, et il devinait que les novices seraient heureux de profiter un moment de l'énergie qu'il dégageait. Il se demanda si le nom d'Albérich Megrall avait circulé plus librement chez eux ou si, comme à la Commanderie, tout le monde faisait semblant de ne rien savoir, prisonniers comme gardiens.
Le capitaine Felton – un homme de l'armée régulière – et le dénommé Carl firent leur apparition peu après, bardés de fer l'un et l'autre, armés pour combattre un ennemi invisible. Flanqué de sa nouvelle escorte, Othon s'inclina légèrement devant sa geôlière, puis les suivit dans le couloir.
Qu'il semblait loin, le temps où une demi-douzaine de soldats crânaient devant les portes, à filtrer les entrées. Ils avaient laissé faire et ils étaient désormais muselés.
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