59. Darren

Les bancs de l'assemblée étaient combles. Des gens se tenaient aussi debout dans la galerie et aux balcons, et s'étaient assis sur les marches des travées. Le service de sécurité des lieux prenait des risques en laissant autant de monde entrer dans un espace qui n'était manifestement pas prévu pour. S'il y avait le moindre mouvement de foule, ce serait une catastrophe. Mais Darren n'était pas responsable de la gestion des lieux publics : il existait un corps de garde spécifique à tous les bâtiments directement liés au gouvernement, basé au Palais, et sur lequel il n'avait aucune autorité. Bien que revêtu de son uniforme, l'elfe était venu écouter le général Maelwyn par initiative personnelle, une nécessité.

Le commandant de la garde cherchait à voir son supérieur hiérarchique depuis la veille et la mise sous surveillance du Temple de Valgrian. Même s'il espérait toujours que les êtres humains finiraient par abandonner leurs superstitions ridicules et les noms farfelus qu'ils y avaient associés, il ne pouvait s'étonner de la manière dont les Juvéliens avaient réagi. Dix ans plus tôt, les choses auraient été très différentes, mais malgré leur mémoire courte, les citoyens avaient trop souffert les dernières années pour se laisser piétiner sans réagir.

Maelwyn devait savoir que son influence n'avait pas le pouvoir qu'il entendait lui conférer. Déjà plombé par la défaite en Jasarin, il jouait un jeu dangereux à quelques mois des élections. Sans doute estimait-il que le jeu en valait la chandelle, que la neutralisation des Obscurs redorerait son blason... mais si la fin peut justifier les moyens, c'était rarement à court terme, et on voterait en début d'hiver.

Pour autant que la ville ne s'embrase pas avant ça.

La mort d'Hector avait été relayée dans les journaux, l'Echo Juvélien bénéficiait manifestement d'une source bien informée, à la garde, dans l'armée ou au Temple. Le désordre résultant pouvait cependant pointer vers un tout autre coupable : les Obscurs eux-mêmes avaient pu se vanter de leur forfait auprès d'oreilles curieuses. Darren n'avait pas le temps de l'investiguer lui-même et Joshua ne lâcherait de toute façon jamais le nom de son informateur. Il avait envoyé un officier se renseigner, cependant, par acquit de conscience, en espérant que le rédacteur en chef promettrait au moins qu'il ne savait pas où se terrait l'ennemi.

La garde n'était pas extensible. Le contingent basé dans le Parc, pour cadenasser le Temple, était excessif mais Darren rechignait à exiger un relais de la part de l'armée. Il avait la certitude que son équipe chercherait à tempérer les humeurs, là où les militaires n'avaient aucune expérience d'une gestion saine de la foule. Malheureusement, réquisitionner autant d'hommes signifiait déforcer toutes les patrouilles, tous les services, ailleurs dans la ville. Maintien de l'ordre, mais aussi enquêteurs et équipes d'intervention urgente. Les hommes et femmes de la garde étaient fatigués, inquiets, en demande d'explications et de perspectives. Combien de temps le Temple de Valgrian resterait-il fermé ? La question à laquelle le général répondrait peut-être, bientôt, devant ce parterre agité.

Darren se plaça dans l'ombre de la statue de Cornélius, un des fondateurs de Juvélys, presque 250 ans plus tôt, et attendit. Une main se posa sur son bras et il sursauta légèrement.

— Dame, murmura-t-il.

Vaelith Damaer, elfe et conseillère, s'était mêlée à la foule, une capeline dissimulant ses traits. Vu le temps orageux, ce n'était pas étrange et cela lui permettait de rester anonyme. Il quitta son observatoire et la suivit dans la galerie.

— Comment cela se passe-t-il dans la rue ? demanda-t-elle à mi-voix.

— C'est tendu.

Elle ne répondit rien, le visage neutre, son regard se tournant un instant vers l'estrade où le général surgirait bientôt.

— J'ai cru qu'il enverrait un porte-parole mais il est venu en personne, dit-elle. Je ne sais pas si c'est une bonne chose.

— Il doit rendre des comptes, personnellement, osa le commandant. Cela devient indispensable.

— Mais la diplomatie... ce n'est pas son point fort, murmura la conseillère. Je crains qu'il fasse pire que bien.

Pas de révélations solides, alors. À moins que Dame Damaer n'en sache pas plus que les autres.

— Comment cela se passe-t-il dans le Temple ? demanda Darren.

— J'aimerais pouvoir te le dire, Darren, mais en vérité, je n'en sais rien. La sécurité intérieure et les questions religieuses sont ses prérogatives. Il les garde jalousement, comme il en a le droit.

Elle leva les yeux et ils s'observèrent une seconde. Elle était soucieuse mais, comme lui, elle savait qu'ils ne pouvaient s'immiscer de trop près dans les affaires humaines. Ils jouaient un jeu subtil, lui, elle, Kerun, qui ne le mesurait sans doute pas complètement.

Garde-fous des torrents.

— Il ne faut pas qu'il nous voie ensemble, souffla alors la conseillère, avant de s'esquiver.
Darren demeura de marbre tandis que la foule se refermait sur ses pas. Le murmure des conversations enflait puis retombait, chaque fois qu'un mouvement près de l'estrade leur faisait penser que Maelwyn était sur le point d'entrer en scène.

Des clameurs retentirent lorsqu'il finit par survenir, sanglé dans son armure comme s'il partait en guerre, et s'installa à la tribune, sans le moindre document. À ses côtés, vêtu de la toge noir et or des Valgrians, se trouvait Hugo, un des plus anciens prêtres de la capitale, un vieillard fragile, manifestement impressionné par le cadre. Un interlocuteur improbable, pour qui connaissait un rien les dynamiques du Temple, un choix expertement calculé. Darren croisa les bras et fixa son regard d'aigle sur le général. Si Maelwyn le vit, il n'en donna pas le moindre signe.

Le conseiller s'exprima ensuite rapidement, en peu de mots, un discours qui semblait à la fois trop préparé et peu sincère. Le commandant se demanda qui le lui avait écrit.

Les autorités avaient eu vent d'un complot menaçant la sécurité de l'état, les Valgrians étaient visés par ce complot, qui émanait peut-être de l'intérieur même de leur Temple ; tant que la menace ne serait pas neutralisée, le sanctuaire demeurerait sous la garde de l'armée, et ses habitants consignés à l'intérieur. Maelwyn assura que tous les prêtres et Flambeaux étaient en bonne santé, que le culte reprendrait normalement lorsque les choses seraient réglées, que personne n'avait de raison de s'inquiéter, que la sécurité de Juvélys était garantie.

Il céda la parole à Hugo, qui répéta les paroles du général : il s'agissait d'une mesure temporaire, tout le monde se portait bien, il n'y avait pas matière à se ressembler et protester, les Valgrians eux-mêmes soutenaient les initiatives du conseil. Le prêtre disposait d'un parchemin pour ne manquer aucun des points qu'il devait mentionner.

Darren se demanda s'il y avait quelqu'un d'assez stupide dans l'assemblée pour penser qu'on n'avait pas contraint un membre fragilisé de la congrégation à proférer des mensonges rassurants. Peut-être. La souffrance des dernières années pouvait conduire les plus anxieux à une crédulité indispensable.

Tout va bien. Rentrons chez nous. Nos autorités veillent.

C'était risible, mais Darren ne serait pas celui qui mettrait de l'huile sur le feu. Cet apaisement était nécessaire même s'il était factice. Il devait, plus que jamais, parler au général. Ce genre de poudre aux yeux se dissiperait en quelques jours – dès le lendemain, si Joshua décidait de publier quelque chose – même si elle aveuglait un instant les âmes naïves.

Bien sûr, il y eut des questions.

Quand Maelwyn assura la foule que la situation n'avait rien à voir avec ce qui s'était passé au Temple de Mivei — une question émanant du premier rang et dont le général se serait assurément bien passé —Darren soupira. Le militaire mentait allègrement, et le faisait depuis des veilles entières. Il n'en changerait pas avant d'avoir étouffé le feu sous sa botte. En espérant qu'il ne s'y carbonise pas les pieds. Mais il aurait fallu mal le connaître pour penser que Maelwyn s'inquiétait de la sécurité des Valgrians.

Le général refusa de répondre à d'autres questions mais fut pris à partie par plusieurs personnes au premier rang. Darren reconnut la juge Alice Garnell, qui avait toujours été proche des Valgrians, ainsi qu'une paire d'avocats, un armateur et les ambassadeurs de Frimal et Fumeterre. Il pensa descendre quelques marches pour se placer à portée de leur conversation quand il surprit un mouvement sur sa gauche.

— Commandant !

ll s'inclina légèrement devant son interlocutrice.

— Dame Felden.

— Je peux vous parler ?

— Bien sûr.

La responsable des services secrets l'entraîna derrière une colonne, puis sous la galerie. Autour d'eux, les conversations avaient repris et l'assemblée commençait à se vider. Maelwyn avait semé le trouble à défaut d'avoir complètement apaisé les esprits.

— Voilà. Kerun a disparu depuis trois jours. Je voulais... m'assurer que vous n'aviez pas trouvé... quelqu'un correspondant à son signalement.

Décontenancé, Darren secoua la tête.

— Est-ce que c'est inhabituel de sa part ?

— En temps normal, non... il est parfois parti une sixaine entière, parfois plus... mais là... Il était... consigné dans nos locaux. Il a pris la tangente sans prévenir personne de ses intentions, en baratinant un de ses subordonnés.

Elle soupira, passa une main vive sur son visage.

— Je sais qu'il désobéissait aux ordres. Il travaillait toujours sur ce cas, sur les... cultistes... Il n'a jamais arrêté, malgré mes mena... mes instructions. 

— Je vois.

Ce n'était pas surprenant, connaissant le jeune elfe. Felden pinça les lèvres.

— Jusqu'ici, il essayait de faire semblant. Il rentrait pour certains repas, pour les réunions... Il gérait le reste de sa charge de travail en parallèle.

Elle relâcha sa respiration.

— Mais suite à une énième convocation chez le général, je me suis montrée plus ferme et plus menaçante. Et il a disparu. J'ai peur qu'il ait décidé de tenter le tout pour le tout. C'est son genre.

— Il est jeune, admit Darren, laconiquement.

— Je ne suis pas tranquille. Il n'a pas les épaules aussi larges qu'il se l'imagine et il joue un jeu dangereux, à défier... l'autorité.

De concert, ils jetèrent un coup d'oeil vers l'estrade, mais Maelwyn avait disparu.

— Enfin, je suppose que c'est déjà quelque chose... que vous ne l'ayez pas retrouvé.

— Je vous tiendrai informée s'il y a quoi que ce soit, soyez-en certaine. Et j'ouvrirai l'œil.

Felden acquiesça, l'inquiétude manifeste sur ses traits.

— Vous avez prévenu le général ? demanda-t-il.

Elle suivit son regard puis secoua la tête.

— Il va se mettre dans une rage noire si j'ose seulement prononcer son nom. Je voudrais... régler la chose de mon côté. Mes services sont déjà suffisamment critiqués.

— C'est plus sage.

Il soupira.

— Je le ferai chercher. Discrètement.

À quoi bon, en réalité. Si Kerun avait décidé d'être discret, personne ne le trouverait jamais. S'il était mort, son cadavre n'aiderait plus personne.  

— Merci.

— Dame Felden, puis-je vous demander une faveur, moi aussi ?

— Bien sûr.

— Joshua.

À la mention du rédacteur en chef de l'Echo Juvélien, l'espionne leva les yeux au ciel.

— Ah. Oui. J'ai mis quelqu'un sur le coup. Je vous tiendrai au courant si nous dénichons quelque chose.

— Merci.

Elle le salua et s'éloigna dans la petite foule. Il la perdit de vue avant qu'elle ne franchisse les arches de la sortie.

L'elfe resta un instant immobile, gagné par une inquiétude qu'il aurait préféré museler.

Où Kerun avait-il été se fourrer cette fois ? Trois jours, ce n'était pas grand chose. Felden voyait peut-être juste, il avait pu décider d'aller au bout des choses... de suivre une piste prometteuse... jusqu'à la source du Mal. Mais il fallait être stupide pour prendre pareils risques et Darren voulait croire que, malgré sa jeunesse et son manque d'encadrement, l'agent n'avait pas commis ce genre d'erreurs.

Tu n'es pas responsable de ses errements, songea-t-il.

Un semi-mensonge, car il aurait pu, autrefois, s'intéresser à ce gosse que les services secrets formaient à leurs fins, dans la plus totale impunité, sans aucune compréhension de sa nature, de ses talents, de ses limites. Il avait voulu éviter qu'on l'accuse de collusion raciale, comme il s'efforçait de le faire aujourd'hui, encore et toujours.

Au service des humains et d'eux seuls, pour le bien de l'île et des elfes, de loin.

Il ne pouvait pas en dévier pour le salut d'un seul.

Tu n'es pas responsable.

Darren quitta finalement l'assemblée sans avoir parlé au général, qui s'était volatilisé.

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