58. Llewellyn

La Pension des Nénuphars était un établissement tranquille, en bordure d'un petit parc arboré, le refuge d'une paire de vieillards, d'un jeune magicien en quête de travail, d'une noble de province de passage dans la capitale, et d'un espion esprin. Sous la houlette de leur hôtesse, une quinquagénaire maternelle du nom d'Amaryllis, ce petit monde partageait la salle commune pendant les repas, devisait dans les couloirs et profitait d'une cuisine juvélienne traditionnelle de qualité et d'un lit douillet, pour une somme modeste.

Llewellyn se félicitait d'avoir trouvé une chambre dans cet endroit ravissant, une couche de respectabilité supplémentaire sur la couverture que Kerun avait malmenée d'emblée. Il y vivait depuis son arrivée dans la cité de Valgrian et n'avait pas l'intention d'en déménager, jamais, sauf si sa fortune prenait un tournant imprévisible et qu'il avait soudainement de quoi s'acheter une villa cossue dans les beaux quartiers. Peu de chances. Il gagnait peu sa vie, juste assez pour ne pas dépendre des largesses de la ville mère, distante, dont l'ombre envahissait quotidiennement ses pensées.

Ce refuge, Kerun le connaissait bien sûr, même si l'elfe veillait à ne jamais l'y déranger, préférant le coincer dans la rue, un peu plus loin, quand il avait à l'entretenir d'un sujet urgent. Depuis qu'il avait été apostrophé par Brendan Devlin dans le Parc, depuis qu'il avait contacté quelqu'un à l'intérieur – Othon de Fumeterre – pour lui rendre service, Llewellyn s'était attendu à voir débarquer son homologue juvélien, avec les consignes d'usage : tiens-toi à distance.

Il n'en avait rien été.

En soi, cette absence étrange était un signe. Un signe que Kerun avait d'autres chats à fouetter, ailleurs, plus urgents, plus dangereux, que lui. Llewellyn était presque vexé. Il devait surtout en profiter. Communiquer ce qu'il avait appris. Creuser davantage. Déstabiliser, s'il le pouvait, avec doigté et discrétion.

Car une Juvélys déstabilisée était une Juvélys repliée sur son nombril, sur ses rues et ses toits, ses citoyens et leurs urgences. Esprin ne demandait rien d'autre : la latitude, dans son propre domaine, d'agir à sa guise, sans risques de répercussions, de s'étendre et de nettoyer, de régler ses problèmes, de museler ceux qui le méritaient, d'exploiter les autres, terres et hommes, pour le plus grand bien de certains, dans la gloire de Kintaa.

Bien sûr, Juvélys ne reconnaissait aucun domaine à Esprin. Esprin était un chancre, un scandale, une abomination qu'il faudrait tôt ou tard éradiquer. Plutôt tard, vu les circonstances. Llewellyn ne savait pas qui étaient les Obscurs, mais se doutait qu'ils n'étaient pas commandités par les siens. Il était l'agent senior en ville – du moins le pensait-il – et on ne l'avait averti de rien. Du pain bénit, cependant. Il en aurait loué Tymyr.

Dans la pension, personne n'ignorait qu'il venait d'Esprin. Kerun lui avait interdit de se présenter autrement. Loin de le constituer en danger potentiel, il était perçu comme un grand blessé, un pauvre garçon en quête de chaleur, de musique et de bonne chère, qu'il convenait de dorloter. Au départ vexé par ce mépris de sa cité natale, il s'était pourtant conformé à cette image qu'on avait de lui. Jamais dans sa vie on ne l'avait traité de la sorte. Les Juvéliens étaient mièvres et fragiles. Peut-être faudrait-il un siècle à Esprin pour prendre le dessus, mais le jour viendrait, il suffisait d'être patient.

— Un pli pour vous, Maître Argall, annonça Amaryllis en lui tendant l'enveloppe, alors qu'il s'installait pour petit-déjeuner.

Il découvrit le courrier de Brendan Devlin avait une surprise amusée. Mivei s'était rangée du côté de Kintaa et du sien. Il n'y avait rien à faire : l'information lui tombait dans les bras. La peur de voir débarquer Kerun lui donna des ailes. Il fit rapidement honneur aux délices de son hôtesse puis fila dans la rue.

Devlin était au coeur des événements. Désespéré au point d'avoir besoin d'un Kintaan, d'un Esprin, mûr, peut-être, pour de grandes choses. Sauver sa ville, la trahir, n'était-ce pas un peu la même chose, lorsque celle-ci étouffait sous la poigne d'un tyran ?

Mauvais parallèle, sans doute, quand on venait d'Esprin. Mais certains tyrans voyaient juste. Une vérité que les Juvéliens ne comprendraient jamais.

Ses pas le menèrent au Temple de Mivei. Il accéléra la cadence, persuadé qu'il serait intercepté avant d'en franchir le seuil. Mais rien ne se produisit lorsqu'il grimpa les quelques marches et se glissa sous le porche. Llewellyn ne put s'empêcher de scruter la rue, inquiet. La crise le rendait-il négligeable ? Sentiment désagréable.

Il frappa à la porte et une jeune femme pâle lui ouvrit.

Sonia. Il les connaissait tous, nécessité du métier, s'était renseigné après le sac des lieux. Qui avait survécu, qui était mort, qui était porté disparu. Facile. Une question ici, une question là, frôler un esprit, faire parler les parents, les amis, les fidèles. Il leur manquait encore une novice et une prêtresse. Et Llewellyn savait ce que Devlin lui-même ignorait : qu'à Omneiri, on parlait de le remplacer, qu'on discutait déjà du meilleur candidat, que tôt ou tard, quoi qu'il advienne, il devrait céder la place à quelqu'un de moins marqué que lui.

C'était la première fois qu'il entrait dans le Temple de Mivei. Une odeur de vinaigre et de savon planait, les murs étaient gris, la lumière rare, comme si les rayons du soleil avaient décidé d'éviter les lieux, par respect pour le drame qui s'y était déroulé. La statue de Mivei était magnifique, cependant, et c'est face à elle que la prêtresse l'abandonna. En tant qu'Esprin, Llewellyn ne pouvait que mépriser ce genre de représentation mièvre et délicate d'une divinité, mais... mais tout de même. Il aurait fallu être aveugle, ou d'une mauvaise foi abyssale, pour ne pas être touché par la beauté de ce travail. Sans doute tout ce qui resterait de l'artiste. Son gage d'éternité.

— Merci d'être venu.

Devlin avait surgi, souriant, la main tendue, affable mais nerveux, et Llewellyn y devina le signe d'une activité illicite, à laquelle on allait lui demander de participer.

— C'est avec plaisir, répondit-il, honnête.

Agir illégalement, dans sa position, était des plus stupides, mais il savait couvrir ses arrières, mieux que quiconque. Et de toute façon, il était trop précieux pour son elfe préféré. Kerun le protégerait. Ah, délicieux paradoxe !

Il suivit le Mivean dans les couloirs, et fut introduit dans une bibliothèque bien achalandée. Le plafond s'ornait d'une fresque lumineuse, représentant Mivei et ses pies, une oeuvre de Devlin lui-même. Pas moche, mais pas formidable. Trop figuratif. Médiocre. Sans doute pouvait-il se permettre de couvrir les murs de son Temple de ses gribouillis parce qu'il était le chef. Qu'il en profite, ça ne durerait plus.

— Asseyez-vous.

Llewellyn s'exécuta, prenant une chaise face à la table de bois lustré où s'empilaient des livres abandonnés, mélangés, dans un désordre qui aurait fait hurler n'importe quel érudit. Un esprit mal informé aurait pu penser qu'il s'agissait d'une retombée du drame, mais Llewellyn connaissait son interlocuteur et le savait dispersé. Mivei était le Destin, mais aussi le Chaos. Imprévisible et inévitable. Injuste, parfois. Les Rhyvans en vénéraient une version plus inexorable, les Esprins ne l'aimaient guère car le futur n'est jamais déterminé et donc impossible à appréhender.

— J'ai un service à vous demander.

Llewellyn acquiesça.

— Il y a quelques jours, j'ai sondé l'avenir.

Prérogative d'un Mivéan. Dangereuse.

— Sous un voile tymyrien.

L'Esprin ne masqua pas sa surprise, légitime dans les circonstances. Que Devlin fasse appel à la magie de la Déesse de la Nuit, qui inspirait les Obscurs, était des plus inattendus. Prudent, cependant. Le Destin détestait qu'on le révèle. Plus on l'exposait et plus il se métamorphosait, généralement avec des conséquences dramatiques.

— J'ai besoin de défaire cette protection.

Devlin ne supportait donc pas le silence. Llewellyn ne pouvait pas le blâmer : les secrets ne valaient que pour les autres.

— Et je me demandais si vous en étiez capable.

L'Esprin hésita. Révéler qu'il pouvait détricoter un sortilège de ce type n'était pas forcément très avisé.

— Cela dépend très fortement de la force de l'emprise...

— Je suis consentant à sa levée et la personne qui l'a placé ne le soutient plus.

Ils étaient revenus sur leur décision. En ce compris la Tymyrienne. Diane, très certainement. Il fallait que ce soit elle. Une association originale, mais pas complètement farfelue. Les adeptes juvéliens de Tymyr devaient être désireux de se détacher de leurs confrères sanguinaires et de réparer leurs errements.

Il demeurait possible que Devlin ait sondé le futur pour une raison triviale. Sous des dehors volontiers exubérants, c'était un homme plutôt vain, il s'inquiétait peut-être juste de son devenir, ou de celui de son Temple. Mais même si c'était le cas, même si ce qu'il voulait révéler était trivial... Llewellyn pouvait profiter du sortilège pour violer sa mémoire sans qu'il n'en prenne conscience. C'était inespéré, une source d'information inouïe, compte tenu des circonstances.

— Qu'en dites-vous ?

— Je peux essayer. Sans garantie.

En quelques minutes, il ne pourrait pas glaner grand-chose, mais les pensées les plus immédiates du Mivean suffirent à attiser son appétit. La curiosité légendaire des Kintaans n'était pas un mythe. Llewellyn sentit son estomac se crisper d'anticipation. Cet abruti allait lui offrir des trésors d'informations critiques sans même s'en rendre compte. Un gain de temps phénoménal, couplé d'un accès à une source inédite. Il se promit de ne pas se montrer trop avide : du doigté mental était indispensable s'il voulait gagner durablement la confiance de son nouvel ami.

— Très bien. Je suppose que vous pouvez percevoir la trame du sortilège.

Tymyr, et son goût pour la dissimulation, était une des adversaires proverbiales de Kintaa. En cela, Devlin voyait juste : Llewellyn était parfaitement équipé pour détricoter ce type de charme, surtout s'il était fragilisé par l'obsolescence. Que Devlin soit volontaire pour en lever le voile ne suffisait pas, bien sûr, d'autant que Diane était une prêtresse d'expérience, Primitive gazeuse de surcroît, une caractéristique qui magnifiait son pouvoir. Mais si la Tymyrienne avait donné son accord...

L'Esprin se releva. Devlin était un acteur de la crise en cours, mais ce qu'il savait se réduisait peut-être à des supputations orageuses. Il le contourna, se plaça derrière lui, leva les mains au-dessus de son crâne. Pas de témoins. La tentation de le vider était dévorante, mais il devait se défier de sa gourmandise. Un chef de culte disposait potentiellement d'une force mentale solide, et même si le Mivéan avait été bousculé – fragilisé – par ce qu'il avait subi, il demeurait une incertitude quant à sa capacité à lui résister.

Cueille ce qui affleure, se répéta-t-il. Vu les circonstances, ce sera bien suffisant.

— Détendez-vous, fermez les yeux, remémorez-vous les circonstances dans lesquelles le cadenas a été placé, puis venez lutter contre lui.

Il posa les doigts sur les tempes de son sujet et commença à psalmodier doucement. Il perçut d'emblée la tempête qui régnait sous le crâne de Devlin, le courant violent du vent de ses pensées. Il l'emmena droit dans la salle d'une auberge, le projeta contre la colère d'une elfe – qu'il reconnut, bien sûr, car il se devait de tous les identifier, ces créatures hostiles issues de la Sylarith – puis l'entraîna dans un entrelacs d'énergie noire, qui s'enroula autour de lui comme un filet poisseux.

Le Flux de Kintaa s'offrit en contrepoint, une lame spirituelle pour trancher chaque lien corrompu. Llewellyn procéda sans se presser, dégageant la gangue de ténèbres tout en caressant, l'air de rien, les pensées voisines. Les émotions prédominaient, noyant le savoir, comme souvent chez les âmes agitées. Plus jeune, Llewellyn aurait maudit ce torrent, qui l'emportait loin des faits, dans les méandres de l'irrationnel, mais il avait appris, avec l'expérience, qu'en réalité, la vérité de tout être se trouvait dans ce magma.

Derrière le voile de Tymyr, il trouva l'exécution d'un bâtard elfain, supervisée par une sorcière de mort, une jeune femme d'une beauté indéniable, qu'il n'avait jamais vue.

Mais l'esprit de Devlin était empli d'autre chose. De haine et de fureur. D'un souvenir qui n'en était pas un, une reconstruction guidée par un imaginaire fiévreux, un homme en noir surplombant son corps meurtri. 

Albérich Megrall.

Llewellyn aurait dû être surpris, choqué, mais au contraire, il lui sembla soudain que la situation devenait limpide. Les décisions absurdes de Maelwyn, la répression du Temple Valgrian...

Puis tout s'effilocha. Il mena deux doigts à son front, fit un pas en arrière, et une nausée terrible le saisit. Il rouvrit les yeux, découvrit la bibliothèque, Brendan Devlin attablé et, en face de lui, Diane, la grande prêtresse des Tyrmyriens, dont la bouche se refermait sur un sortilège.

L'évidence le frappa comme une gifle.

— Vous avez...

Sous son crâne, le bourdonnement ténu du maléfice s'estompait. Il ne se souvenait de rien. Ni de ce qu'il avait libéré, ni de ce qu'il avait glané par ailleurs. La rage l'envahit comme une vague.

— Vous avez osé ! aboya-t-il.

— Désolé, déclara Devlin, même s'il ne l'était manifestement pas du tout. Simple précaution. Vous êtes esprin. C'est un charme léger.

Léger, sauf qu'il ne parviendrait jamais à s'en débarrasser seul. Il avait touché quelque chose, mais quoi ?

— Je vous ai aidé !

— Considérez que c'est pour votre bien, Argall. L'alternative était de vous tuer.

Cette ordure ne plaisantait même pas ! Mais cela signifiait que ce qu'il avait entrevu, puis perdu aussitôt, n'était pas une information triviale. Il pouvait s'offusquer, tempêter, ou avaler, pour l'heure, en surface, jusqu'au moment où il parviendrait à dissiper le bâillon qu'on lui avait imposé.

— Je ne comprends pas, murmura-t-il, plus tempéré. Je n'avais nulle intention de colporter ce que vous m'avez demandé d'exhumer

Il avait sous-estimé l'adversaire, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Heureusement, il en était le seul témoin. Ce genre d'erreur de calcul lui aurait coûté cher, à Esprin. Mais il n'y était pas. Il n'y aurait aucune répercussion, sinon le coup violent que venait d'encaisser son amour-propre. Il y survivrait. Il était solide, il avait été bien formé. Et il ne pouvait qu'admirer l'audace du Mivéan et de son acolyte. D'autant que les extrémités immorales auxquelles ils venaient de se livrer, au nom d'un secret désormais bien gardé, ne manquaient pas d'intérêt.

La crise juvélienne était grave, ce qui était tout bénéfice pour Esprin, quelle qu'en soit la cause.

La Primitive avait disparu derrière son banc de brume, manifestement gênée de sa propre vilénie, mais Devlin ne reflétait aucune honte. Llewellyn esquissa un sourire contraint.

— Mais... puisque je vous ai rendu ce... service... Je vais me retirer.

— Surtout pas, reprit Devlin. Je serais honoré de vous offrir le gîte pendant quelques jours.

Cette fois, Diane poussa un cri étouffé.

— Menacez-vous de me séquestrer ? souffla l'Esprin.

— Ce n'est pas une menace. Et rien de fâcheux ne vous arrivera, si vous restez tranquille. Prenez-le comme... une assurance. Le danger rôde, au dehors.

La fureur embruma les sens de Llewellyn. Il regretta un instant de ne pas disposer de l'artifice de la Primitive pour la purger de son organisme, car son sang pulsait d'une énergie mauvaise, qu'il redoutait de libérer. Le Mivéan le prenait-il pour un débutant, un amateur ?

Oui, bien sûr. Il n'imaginait pas une seconde qu'il soit un prêtre expérimenté, capable de lui tenir tête, de lui ravager l'esprit et de lui faire ravaler son impudence. Mais le jeu en valait-il la chandelle ? Ils étaient deux, face à lui. De surcroît, en capitulant, il pouvait s'assurer d'une place au coeur des intrigues. Oui. C'était la chose à faire.

Il revêtit son plus beau masque de crainte.

— Je ne comprends pas, souffla-t-il encore. Si je vous ai offensé...

— En rien, mon ami. Mais vous le feriez en refusant mon hospitalité.

Llewellyn lui offrit une grimace. Prétendre qu'il était dupe n'aurait rien arrangé.

Vigilance, songea-t-il.

Il pouvait se laisser enfermer mais pas désarmer. Devlin avait parlé de le tuer, il ne devait pas l'oublier. Il l'en croyait capable.

— Je n'ai pas le choix, je présume.

— Pas vraiment.

— Dans ce cas...

Devlin se leva. Llewellyn s'en voulut à nouveau de l'avoir si mal jaugé. Le mal que lui avaient fait les Obscurs l'avait métamorphosé.

— Je vais vous mener à vos appartements. Vous verrez, vous ne manquerez de rien.

L'Esprin relâcha un soupir agacé. Il chercha le regard de la Tymyrienne mais ne vit que le nuage laiteux qui l'environnait, plus dense que jamais. Elle ne prononça pas un mot, ne fit pas un geste. La lâcheté de ceux qui se sentent coupables : Devlin la manoeuvrait à sa guise.

Il suivit le Mivéan vers la cellule où il comptait l'emprisonner.

Au coeur des intrigues, il devait s'en persuader.

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