57. Iris
Les parfums qui régnaient dans la pièce renvoyaient Iris à l'amphithéâtre de l'École des Arcanes, avec son puits central et sa table d'exposition, ses gradins circulaires, sa lumière étincelante, ses cadavres, ses suppliciés et ses cris.
Quand Conrad avait dévoilé le premier corps, étendu sur le sol, face contre terre, complètement nu, Iris l'avait à peine regardé, car son esprit s'était égaré dans ce qui allait immanquablement suivre : un choix à poser, terrible, qui ne lui reviendrait qu'à elle, la sorcière griphélienne, promesse de mort.
Heureusement, l'âme du défunt – un homme déjà âgé, le cheveu gris fer, encore musclé – avait été guidée vers le Flux par un rituel religieux et il était désormais impossible de le relever.
Ce n'était pas le cas du deuxième, cependant. Un chevalier en armure, aux traits fins, la beauté sublimée malgré le trépas. Gisant magnifique. Bientôt non-mort affreux.
Iris se força à lever les yeux et à regarder les victimes potentielles. Elles étaient quatre, alignées contre le mur, attachées et éperdues.
Choisir le condamné indispensable à chaque sortilège constituait la base de la magie de mort. Cette spécialité sinistre nécessitait presque toujours un sacrifice, animal pour les incantations les plus simples, humain pour les charmes ordinaires, et multiple pour les plus complexes. Heureusement, Iris était incapable de lancer ces derniers, mais Conrad savait qu'à son âge, après un passage de cinq ans à l'École, elle disposait déjà d'un large éventail d'horreurs.
Elle était venue jusqu'ici pour ne plus jamais avoir à poser ces choix, tisser ces maléfices. Et voilà. Martin avait égorgé un étranger sur la barque, à cause d'elle, et bientôt, une de ces quatre otages connaîtrait le même sort.
Elle ne pouvait rien faire pour l'empêcher.
Ou alors si. Refuser. Reculer. Prétendre. Hurler.
Où était Kerun ?
Dans cet instant, furtif, elle ressentit une brusque bouffée de haine, envers cet elfe qui l'avait jetée dans la gueule du loup, et s'était volatilisé. Il avait parlé de ne pas pouvoir sauver tout le monde, mais mesurait-il ce que cela signifiait, pour elle, d'être l'instrument de ce meurtre à venir ?
Ils les auraient tués de toute façon.
Néanmoins. Néanmoins, elle était le vecteur du pire. Peut-être Kerun songeait-il que c'était bien peu de choses, pour elle, vu son passé, son passif, tout ce sang sur ces mains, une goutte de plus, une goutte de moins. Mais il ne comprenait rien. Rien du tout.
À présent, elle devait se compromettre ou mourir.
Elle ravala son angoisse et ses larmes, et s'approcha des prisonniers. Elle avait procédé à cette sélection cent fois, déjà. Examiné des sujets, choisi celui qui périrait sous la lame de l'officiant.
Plus jamais. Elle avait quitté Griphel. Jeté son masque aux orties. Où était-ce cette force glacée, cette indifférence ? La rançon de la survie.
La sienne, mais aussi celle de Martin. Un esclave contraint au pire, qui l'avait pourtant accueillie avec humanité.
Pour lui, pour elle. Le temps nécessaire à trouver la porte de sortie.
Elle reprit sa respiration.
Le premier condamné était un homme d'une bonne trentaine d'années, aux cheveux cendrés et aux yeux noisette. Une ecchymose violacée lui mangeait le visage et ses vêtements déchirés dégageaient une odeur de fumée encore récente, comme s'il avait passé les derniers jours à côté d'une cheminée. Son regard était résigné, sa respiration tranquille, il semblait avoir assimilé l'inévitable. Il ne broncha guère quand la jeune femme l'inspecta, le coeur au bord des lèvres. Elle réalisa qu'il observait quelque chose derrière son épaule, et que ce qu'elle avait pris pour de l'indifférence était mâtiné de curiosité, ou de colère. Malgré son état, sa faiblesse, il était encore vigoureux. Il convenait.
Le second captif était une femme du même âge que le premier. Les yeux clos, elle priait à mi-voix. Iris ne comprenait rien, le bâillon avalait ses paroles, mais elle devina le nom de Mivei, au mouvement contraint de ses lèvres. Prisonnière depuis le sac du Temple de la déesse du Destin, presqu'un mois plus tôt. Sous le voile obscur qui pesait sur les lieux, elle ne pouvait toucher le Flux de sa déesse et y puiser le réconfort nécessaire. Peut-être serait-ce miséricorde que de la choisir elle, qui souffrait depuis si longtemps. D'autant qu'Iris n'était pas dupe : après ce sacrifice, il en viendrait un autre, puis un autre encore, jusqu'à ce que le sang imprègne ces planchers comme il imprégnait ceux de l'École sordide où elle avait tout appris.
À cause d'elle.
Non.
Kerun viendrait avant. Parce qu'il viendrait. Il l'avait promis. De veiller sur eux. D'empêcher le pire.
Mais il leur avait promis des artefacts qui n'étaient jamais arrivés. Le traqueur pour suivre Martin. Le bouclier de protection.
Jamais ils n'auraient dû intégrer les rangs des Obscurs, ils avaient été aveuglés par un sentiment d'héroïsme déplacé. Ils étaient responsables. L'absence de Kerun avait voulu dire quelque chose, ils auraient dû comprendre... comprendre.
Rumination inutile, Iris ravala son agitation.
Le troisième prisonnier était l'esclave elfain qui, jusqu'ici, semblait préposé à l'intendance. Jeune, terrorisé, stupéfait, agité de tremblements irrépressibles, qui chercha son regard quand elle se posta devant lui. Malgré son habitude de ce processus, la jeune femme réalisa qu'elle était incapable de l'affronter. Dos aux Obscurs qui attendaient son verdict, elle ferma les yeux et bougea la tête comme si elle était en train de l'examiner. Même sans le voir, elle souffrit de l'entendre s'agiter dans ses liens, gémir et haleter dans son bâillon, et un instant, elle fut assourdie par les battements de leurs deux coeurs, emballés, accordés dans leur horreur. Elle ne pouvait que l'épargner. Il lui restait une chance.
Elle devait parler à Martin. Absolument. Il saurait quoi faire, comment les arracher à cet endroit. Martin savait toujours quoi faire. Il avait survécu à Griphel, vivant malgré les chaînes, libre, défiant. Les Obscurs, cependant, veillaient à les garder séparés, comme pour briser les anciens liens, les allégeances douteuses. Compte-tenu de son passé, il aurait paru étrange que Martin recherche la compagnie d'une personne qui l'avait asservie, à présent qu'on lui offrait l'opportunité de se redéfinir loin de ses filets.
La seule manière de gagner en liberté, en ces lieux, était de faire ses preuves. Et faire ses preuves passait par la mort de quelqu'un.
La dernière victime potentielle était une adolescente en guenilles, épuisée, les joues gercées d'avoir trop pleuré, et Iris devina qu'il s'agissait d'une des novices disparues. Elle n'hésita pas une seconde : la gamine était trop jeune et trop faible pour constituer un sacrifice valable. Si elle la choisissait, le sortilège échouerait, Conrad serait furieux, les répercussions potentiellement terribles.
En sacrifier un pour gagner du temps, pour offrir une chance aux autres.
Était-ce la bonne décision ?
Personne pour lui répondre.
Un de plus, un de moins.
Iris s'offrit quelques secondes pour se composer la façade adéquate, cherchant ces vieux automatismes qu'elle avait tant peaufiné au cours des années.
— Les deux premiers conviennent, annonça-t-elle en faisait volte-face.
— Pas l'elfain ? demanda Conrad.
— L'hybridation rend ce genre de sortilège instable.
Plus puissant, en réalité, mais ce n'était pas la chose à dire, et Conrad ne pouvait pas le savoir. Les recherches sur l'impact racial du sacrifice se menaient dans le secret de l'École. L'Obscur se tourna vers son acolyte.
— Bon, si cela n'a aucune importance, reprit-il, le Valgrian serait du meilleur effet.
Il se retourna vers son compagnon.
— À moins que tu n'aies une objection ?
— Aucune, répondit le Juvélien d'un ton indifférent.
Iris reporta son attention sur le condamné mais il se souciait peu du destin qui venait de lui être tracé. Son expression s'était détendue, il s'était replié en lui-même, désormais protégé de l'horreur. Rares étaient les hommes capables de ce détachement au moment ultime. Iris se sentit honteuse de la faveur qu'il lui faisait en se comportant de la sorte.
— Alors allons-y, trancha Conrad. Nous ne pouvons pas prendre le risque de perdre les corps qui nous restent.
Iris acquiesça. Elle aurait sans doute pu prétendre avoir besoin de temps pour se préparer, mais Conrad n'était pas complètement stupide, et sans doute était-il désormais cruel de lanterner.
— Les autres prisonniers ne peuvent pas rester, pas plus que les corps excédentaires, déclara-t-elle de son ton sec. Et j'ai besoin d'un exécutant.
Le chef des Obscurs se tourna vers le dénommé Antoine, qui avait assisté à la scène, appuyé au mur, manifestement mal à l'aise. Peut-être regrettait-il sa vie confortable de laquais. Pour lui aussi, il n'était plus possible de revenir en arrière.
— Ramène les filles dans la laverie, ordonna-t-il. Puis reviens, j'ai besoin de bras.
— Je me charge de Sam, ajouta le Juvélien en joignant le geste à la parole.
L'elfain, donc, Sam. Iris s'empêcha de le regarder alors que son geôlier lui libérait les mains. Elle l'entendit gémir, le Juvélien s'excusa pour le traitement qui lui avait été infligé – des excuses factices, presque moqueuses, auxquelles le prisonnier ne répondit rien. De son côté, elle retourna vers le cadavre qu'on lui avait demandé de relever. Conrad se rapprocha.
— Je suppose qu'un officiant à la main sûre est indispensable.
— Oui. Le rituel demande une exécution maîtrisée.
— Ensio est sorti. Je vais chercher Kaya.
Et il quitta la pièce à son tour, laissant Iris seule avec sa victime. Elle fit volte-face, croisa son regard, et pendant une seconde, une seule, elle tomba le masque, lui révélant l'ampleur de sa terreur. Il ne refléta rien et elle comprit qu'il ne la voyait même pas, qu'il était parti, définitivement parti, aveugle à son environnement. Même si elle le libérait, tout Valgrian qu'il soit, il ne pourrait rien pour les aider.
— Je suis désolée, souffla-t-elle néanmoins.
Des bruits de pas la ramenèrent à l'urgence. Le Juvélien revêche avait reparu. Elle le dévisagea avec morgue, il demeura tranquille, peu impressionné. Une seconde, infime et futile, elle se demanda si elle serait capable d'user de la mort de l'étranger pour retourner un sortilège contre les monstres qui lui imposaient cette infamie. Mais rien dans son arsenal ne les ferait trembler. Elle n'était qu'une petite sorcière de mort, une débutante, et le triumvirat maléfique brûlait d'une énergie mille fois supérieure à la sienne.
— Devra-t-il souffrir ? demanda-t-il alors.
Elle renifla avec mépris, comme si la question lui paraissait futile.
— Ce n'est pas indispensable, avoua-t-elle. Le voudriez-vous ?
— Non.
La réponse la surprit, elle comprima son émotion, arqua un sourcil.
— Il doit remplir son rôle, rien de plus, ajouta finalement le Juvélien.
Kaya survint, accompagnée de Conrad, mettant fin à leur échange. La jeune femme paraissait impatiente d'agir, la main serrée sur le manche d'un couteau à la lame rutilante. Antoine reparut un peu plus tard et, avec l'aide du Juvélien, ils sortirent les deux cadavres inutiles dans le couloir, en les traînant par les pieds, sans cérémonie.
— C'est à vous, Dame de Vainevie, annonça Conrad, mielleux.
Iris prit exemple sur sa victime et se replia en elle-même, tandis qu'une voix, la sienne, distante, donnait ses directives.
Un corps, distant, le sien, se déplaça dans la pièce.
Des mains, distantes, les siennes, esquissèrent des gestes.
Magie.
Formule impie, psalmodie mortelle.
Sang versé.
Turbulences.
Un rituel, un de plus, familier et maudit, qu'elle avait répété cent fois, des mots connus par coeur, une sensation immonde, dans chaque fibre de son corps, jusqu'à la douleur d'un coeur qui se fend.
La mort du prêtre, un courant d'énergie brute, pour nourrir son pouvoir affamé, la chaleur d'une vie qui s'échappe, répandue, canalisée jusqu'au cadavre à ranimer, une vie qui se tait mais qui perdure, métamorphosée et pervertie.
Tissage serré, complexe, ramener le mouvement, un embryon de conscience dans des chairs putréfiées.
Iris se perdit dans la litanie affreuse, le temps s'effilocha.
Tant de puissance.
Tant de souffrance.
Tant de mort.
Pour combien de temps encore ? Dans quel but ?
Comme toujours, maigre miséricorde, le néant vint l'étreindre.
À Juvélys, à Griphel, malédiction.
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