56. Perran

Tu ne feras pas de vieux os, abruti !

La voix de Rachel, en écho sous son crâne, derrière ses paupières closes. Depuis sa capture, Perran ne trouvait de réconfort que dans ses souvenirs bénis d'escapades dans la Forêt Morte. Les arbres tordus, la brume, les bêtes ombreuses tapies dans le sous-bois, répugnantes et mortelles, fabuleuses, une malédiction, un mystère, l'oeuvre de toute une vie.

Peut-être était-ce son principal regret, à l'heure où il s'apprêtait à mourir. Ne pas avoir terminé son livre à leur sujet. La Forêt Morte et ses maléfices avaient occupé tout son esprit, ces dix dernières années, et il allait être exécuté avant d'avoir pu en percer tous les secrets.

Rachel l'avait prévu. Qu'il mourrait jeune. Mais elle avait sans doute imaginé qu'il serait éventré par un shergim, piétiné par un ganlek ou avalé par la boue d'un marécage. Pas qu'il serait sacrifié à la déesse mauvaise d'une bande de fanatiques.

Découvrir Albérich parmi les assaillants de l'auberge l'avait assommé, un choc dont il ne s'était pas remis mais dont il ne cherchait pas vraiment à émerger. La confusion le plongeait dans une torpeur presque agréable, malgré l'imminence de la nuit : elle tempérait la violence de l'angoisse, adoucissait l'inexorable.

Car il avait compris, tout de suite, à l'expression tranquille sur le visage de l'ancien Flamboyant, qu'il était condamné. Son supérieur pendant quelques mois, si pas un ami au moins un confrère, l'avait à peine regardé, comme s'il était transparent, invisible.

Perran ne savait pas pourquoi on l'avait épargné, là où tant d'autres avaient péri en cette nuit funeste, mais devinait qu'il n'y avait là nulle miséricorde. Geoffroy avait survécu un moment, lui aussi, avant que le Flambeau ne soit ramené dans le brasier pour y rencontrer une fin atroce. Rapide, cependant. Sa propre exécution – son meurtre – viendrait, il n'en doutait pas, mais cela n'avait pas d'importance. Il usait de ce sursis pour revivre les meilleurs moments de son existence, dans la sérénité, déjà en route vers d'autres rives.

Rachel figurait dans la plupart de ces fragments heureux, son acolyte bougonne, préposée à sa protection sur les sentiers tortueux du bois maudit. Elle ne cessait de le tancer mais il avait toujours été sa bonne excuse pour échapper aux murs trop étroits du Temple. Elle aimait bivouaquer sous la bruine, la nourriture improvisée sur la flamme et affronter les monstres : les esprits agités des non-morts qui hantaient la lisière, les animaux enragés qui arpentaient les sous-bois, et puis les créatures fantastiques qui régnaient dans les tréfonds obscurs.

Elle se plaignait, le traitait de tous les noms, se portait toujours volontaire pour lui filer le train, lui offrir son bras, le défendre contre tout ce que la nature hostile pouvait lui envoyer. Moustiques, sangliers, batikis, hors-la-loi embusqués.

En cet instant, il aurait été ingrat de lui en vouloir. Il était responsable : en accompagnant Hector vers le nord, il avait dérogé à leur arrangement. Comment aurait-il pu l'obliger à l'escorter jusqu'à Omneiri, au travers de cette campagne tranquille, vaches, poulets et champs de blé ? Cela n'aurait eu aucun sens ! D'autant que quatre Flambeaux les flanquaient et qu'Hector lui-même était un combattant aguerri.

En réalité, il ne pouvait que s'en réjouir : elle en avait réchappé. Contrairement à tous les autres, fauchés par l'ombre. Ces fameux Obscurs, qui avaient précipité leur retour vers la capitale. Les guettant sur la route. Ils auraient dû l'anticiper.

Trop tard pour les regrets.

Désormais, l'instant fatidique était proche.

Perran avait perdu le compte des jours depuis sa capture. On ne l'avait pas nourri, on l'avait à peine abreuvé, on ne lui avait jamais adressé la parole. Il était resté dans le noir, celui d'un bandeau noué trop serré sur ses yeux, et dans les chaînes. Il s'était souillé, personne ne s'en était soucié, ni ses geôliers, ni lui-même. Il ne percevait plus la réalité de son corps, même s'il savait qu'il n'était pas encore mort. Il avait ressenti, cependant, la caresse furtive d'un courant d'énergie, lorsqu'on avait prié pour libérer son âme, quelque part, loin. Une cérémonie funèbre, au Temple, protection nécessaire contre les maléfices que l'ombre peut infliger aux trépassés. Mais son âme était restée ancrée dans sa chair, cependant, indissociable de sa carcasse. Dommage.

Encore une heure, deux, dix.

Soudain, entre deux errances sur des sentiers tortueux, la lumière envahit son clapier et on l'en extirpa sans douceur, ni violence. Il ne chercha pas à résister – il n'en avait de toute façon pas la force – et on le traîna sur une pierre froide, jusqu'à une nouvelle porte, la lueur des flammes perla sous son bandeau, et de nouvelles chaînes, en hauteur, cette fois, le redressèrent contre un mur. On le bâillonna avant de lui rendre la vue, et il découvrit la salle d'exécution et ses compagnes d'infortune : une adolescente, une femme un peu plus âgée et un elfain. Alignés comme des esclaves au marché de Griphel, offerts à leurs bourreaux.

Perran savait que des novices avaient disparu, aussi devina-t-il que la gamine devait en être. L'elfain, il ne l'avait jamais vu. Leur aînée, Mathilde, était une Mivéanne de sa génération, qui semblait épuisée mais stoïque. Les fervents du Destin l'étaient souvent, quand la voie paraissait toute tracée. S'il avait été dans son état habituel, Perran lui aurait adressé un signe de réconfort – après le sac de son temple, il ne pouvait mesurer l'étendue de son désespoir – mais il n'avait plus l'énergie de rien. Juste de prier Valgrian – ou plutôt Mivei – que leur fin serait clémente, à lui, à elle, sans trop y croire.

Un seul homme était resté dans la pièce, encore jeune, le regard fuyant. Il lorgnait ses pieds, appuyé à côté de la porte, manifestement dérangé par les sanglots des prisonnières. Il se redressa, les traits tirés, lorsqu'un nouveau venu entra.

Perran le reconnut. Il s'agissait d'un des Obscurs qui avaient attaqué l'auberge, celui qui avait condamné Geoffroy. Le plus âgé d'entre eux, leur chef, qui transpirait l'énergie maligne de Tymyr, en une aura suffocante. Tous les prêtres de Valgrian ne percevaient pas l'empreinte des ténèbres mais Perran y avait toujours été sensible – hypersensible, disaient ses professeurs – et c'était ce qui l'avait dirigé vers la Forêt Morte, cette capacité à détecter la souillure, innée, bien utile quand on arpentait des contrées perverties. Il devinait la présence d'une créature ombreuse à plus d'une lieue, pour les plus grosses. Leur proximité l'éveillait au coeur de la nuit, bien avant qu'elles ne fondent sur eux. Son sommeil s'était déchiré aussi, dans l'auberge, avant l'incendie. Mais il avait cru à un simple cauchemar et n'avait pas donné l'alerte.

Ces inutiles regrets.

Dans l'ombre du prêtre survint une jeune femme, inconnue. Superbe, sans doute, le teint pâle, les cheveux sombres cascadant sur les épaules d'une robe grenat somptueuse. Perran n'avait jamais été sensible à la beauté féminine, mais il devina que la plupart des hommes devaient se retourner sur son passage. Son aura pulsait, contrastée, de ténèbres et de lumière, comme si elle n'avait pas pu décider de la voie à emprunter. Son expression, en revanche, suintait de mépris. Elle toisa les quatre captifs, la bouche pincée, comme dégoutée. Sans doute l'était-elle.

Peut-être était-ce surtout l'odeur.

Au sol, près de l'entrée, se trouvaient trois corps recouverts de draps souillés. Puant lui-même, Perran n'avait pas prêté attention aux effluves de décomposition qui s'en échappaient. L'identité de l'un d'entre eux, il la connaissait : il s'agissait d'Hector, leur Flamboyant. Les Obscurs avaient emporté son cadavre, à leurs fins détestables, mais la Veillée au Temple l'avait désormais protégé du pire.

Le chef des Tymyriens s'était tourné vers les dépouilles et il souleva un premier drap. La jeune femme qui l'accompagnait ne broncha guère.

— Quel est l'objectif ? demanda-t-elle d'une voix sèche.

— Le relever, répondit son interlocuteur.

Une magicienne de mort, songea Perran, sans surprise. Dans quel autre but auraient-ils pu conserver des corps ?

Elle avait levé la main, un frisson lui anima les épaules.

— Son âme a été ravie. Il ne peut pas être utilisé.

Le vieillard ne parut guère surpris, souleva un second drap. Vaincu par sa curiosité légendaire, Perran chercha à apercevoir la victime, sans succès. Un pied botté, rien d'autre.

— Il est intègre, déclara la sorcière.

— Pouvez-vous en relever deux ?

Elle secoua la tête.

— Non, je le crains.

— Alors il fera l'affaire.

— Sous quelle forme ?

— Servile et meurtrière. Et identifiable, idéalement, même si c'est moins important.

— Il ne faut pas qu'ils puissent conserver le corps, une fois qu'ils l'auront neutralisé.

Albérich Megrall était entré dans la pièce, drapé d'ombre, un reflet déformé de ce qu'il était autrefois. Perran baissa les yeux, tempéra sa respiration, mais réalisa qu'il se sentait parfaitement tranquille, en réalité. Il se savait condamné, mais il était valgrian. Les Valgrians savent que le soleil brille toujours au-delà des nuages. Que la lumière triomphe, tôt ou tard, que les ténèbres, jamais, ne peuvent l'étouffer.

Il était prêt, quoi qu'il advienne.

Il releva les yeux, croisa le regard de l'ancien Flamboyant, indifférent. Il chercha quelque chose dans ces yeux sombres, un éclat, une réponse, mais n'y vit absolument rien.

Sur une grimace, Albérich se détourna le premier.

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