55. Mahaut
Des milliers de personnes, littéralement des milliers, encombraient la rue, couvraient le trottoir, s'entassaient au-delà du portail, dans les allées, sur les pelouses, colonisaient tout l'espace jusqu'au cordon de gardes qui encerclait le Temple de Valgrian.
La veille, l'annonce de sa fermeture, sur ordre du général Maelwyn, s'était répandue comme une traînée de poudre dans Juvélys. On en avait parlé au marché, dans les tavernes, derrière la porte des maisons, dans les couloirs de l'Académie, sur les bancs de l'assemblée, dans la cour du fort, sur les quais, devant chaque échoppe, à chaque comptoir. Les enfants en parlaient, leurs parents en parlaient, les anciens en parlaient tout autant.
Chacun avait une anecdote à placer, un souvenir, une crainte, et la rumeur enflait, murmures d'exécutions, de saccages, de tortures, d'incendies, si bien que, Mahaut le savait, Dame Damaer avait fait une descente remarquée jusqu'au Fort pour exiger de Maelwyn qu'il s'explique publiquement avant la fin de la journée.
Si les pratiquants étaient des milliers à Juvélys, les Valgrians de cœur constituaient plus des neuf-dixièmes de la population. Une attaque aussi frontale contre le Temple était un événement majeur, dont les répercussions secouaient déjà la ville.
Un gros contingent de fidèles avait rallié l'assemblée et, depuis la veille, monopolisait les débats, frappait aux portes, scandait des slogans, pour attirer l'attention des gouvernants et de leurs sous-fifres. La promesse d'une intervention prochaine du général n'avait pas permis de lever le siège. Un autre groupe avait apparemment investi le Palais de Justice, s'informant de la légalité de ce qui s'était produit. D'autres arpentaient les rues pour colporter la nouvelle et verbaliser leur outrage. On parlait aussi de chapelles provisoires, de rassemblements clandestins, de prières spontanées sur les places et dans les allées. Mais les derniers, les plus nombreux, s'étaient rassemblés autour du Temple, en soutien à ceux qui y étaient détenus.
Modérés, les Juvéliens étaient restés pacifiques pendant une journée entière, mais cela ne durerait plus : rien n'avait changé avec l'aube, les prêtres étaient toujours invisibles, les militaires omniprésents. Le murmure du mécontentement populaire, d'une inquiétude partagée, bruissait comme un vent froid entre les arbres du Parc, dans les rues, du Port au Palais. Pour l'heure, la garde restait en première ligne, mais derrière les uniformes gris, les tabards bleus formaient des grappes, le signe que Maelwyn s'attendait à du grabuge et était prêt à le réprimer par la force.
Il se disait que la mort d'Hector était un accident, l'oeuvre des Obscurs, l'oeuvre du Conseil. Qu'il n'avait pas disparu mais qu'il s'était caché, craignant pour sa vie. Qu'on le retenait en otage, comme le Flamboyant qui l'avait précédé. Que le Temple était fermé pour que ceux qui savaient ne puissent colporter la nouvelle. Que Maelwyn voulait moucher toute lumière. Qu'Hector préparait un coup d'état pour renverser le tyran.
Conspiration, colère, silence.
Mahaut espérait que les explications du général, plus tard dans la journée, apaiseraient les esprits. Qu'il mesurait le risque, cette fois, qu'il se montrerait sage. Elle préférait ne pas trop y penser.
La veille, alors que le blocus s'installait dans une tension abominable, l'Hildanne avait passé la journée dans la morgue de la caserne. Elle avait examiné les cadavres ramenés de l'auberge incendiée, neuf corps calcinés par les flammes. Elle avait pu faire parler les quatre habitants de l'hostellerie mais pas les cinq autres, ce qui lui avait confirmé de manière indirecte leur appartenance au culte valgrian. La Veillée organisée au Temple avait guidé les âmes vers le Flux et vidé les carcasses des résidus d'individualité qui y persistaient, la seule manière d'empêcher une magie mauvaise d'en user. Mahaut aurait aimé pouvoir les examiner avant leur cérémonie, mais vu l'adversaire présumé, elle comprenait leur diligence. D'autant que les méthodes des mercenaires de Maelwyn n'étaient pas beaucoup plus reluisantes.
Malheureusement, l'aubergiste et sa famille n'avaient pas pu raconter grand-chose : l'accueil des Valgrians, une soirée tranquille, des invités polis, un début de nuit sans histoires. Aucun des quatre n'avait souffert, la mort les avait emportés brutalement, trois dans leur lit, le quatrième – le père de famille – alors qu'il terminait de ranger la cuisine. Aucun n'avait ressenti la morsure du brasier.
Un seul, en réalité, était mort par le feu. Un des Flambeaux, Geoffroy.
Rendre son identité à chacun des corps avait demandé un travail minutieux, que Mahaut avait pu réaliser grâce aux indications fournies par le Temple. Elle aurait aimé pouvoir leur transmettre le résultat de ses investigations, mais les portes étaient désormais closes. Il lui fallait donc user de ses contacts pour communiquer avec eux.
— Falco !
Le jeune capitaine, perché sur son cheval bai, baissa les yeux vers son amie et esquissa un sourire épuisé. Il glissa de selle, confia le commandement à son second et fit signe à ses hommes de la laisser passer. Ils refermèrent leur cordon sur ses pas, en rangs serrés.
— Je t'ai apporté du ravitaillement, annonça Mahaut en lui tendant un petit sac de toile.
— Tu es trop bonne.
Ils s'abritèrent derrière le flanc du cheval, une maigre protection contre le brouhaha qui régnait autour d'eux.
— Comment ça se passe ?
— Pas de violence pour l'heure. Mais... tu as vu combien ils sont ? S'ils décident de forcer le passage, je ne vois pas ce que je pourrai faire, même avec deux cent hommes ! J'espère que Maelwyn va leur donner... des assurances... ou des perspectives, je ne sais pas. Sans quoi, honnêtement... Nous avons de la chance que ce sont des Valgrians.
Il soupira, ouvrit le sac et en sortit un petit chausson encore chaud. Un sourire colonisa son jeune visage, mais il retrouva rapidement toute sa tension.
— Il en est apparemment resté toute la nuit, d'après Ermeline. Ils ont improvisé une cérémonie à l'aube. Les chants habituels, je suis arrivé juste à temps. C'était magnifique mais... franchement inquiétant. J'ai peur que... Maelwyn lise ça comme la preuve qu'il a raison de vouloir les déforcer... Tous ces gens... Ils leur apportent à manger, tu sais ? Chacun y va de sa tarte ou de son ragoût, ils les posent aux pieds des gardes, qui ne savent pas quoi faire. Quelle bouse...
— Il va bien falloir qu'on les ravitaille. On ne peut pas les laisser mourir de faim.
— Oui, mais ça, apparemment, ça a été plus ou moins organisé. Les livreurs habituels sont fouillés à la porte arrière et ils peuvent déposer leurs marchandises. Mais Hagen a raison. Je ne sais pas ce que Maelwyn essaie de faire mais notre cote de popularité est en train de s'effondrer... et la sienne, n'en parlons pas. De ce que j'entends, les partisans du général sont très minoritaires.
— Peut-être les choses s'éclairciront-elles après son discours.
— Ou bien il mettra de l'huile sur le feu.
Mahaut le dévisagea tandis qu'il jetait un œil vers la façade aveuglée du sanctuaire. Les portes, closes, étaient fermées et flanquées d'une dizaine de militaires aux mines rébarbatives. Tous les volets étaient fermés, il n'y avait personne sur les plateformes du toit.
— Tu sais ce qui se passe à l'intérieur ?
— Pas plus que n'importe qui, en réalité. C'est ce qui me rend dingue : promettre que tout va bien, alors que je ne sais même pas comment ils sont traités.
Falco était valgrian, Mahaut ne l'ignorait pas, et cela expliquait sans doute l'émotion qui vibrait dans sa voix.
— J'ai une nièce qui est novice. Théana. Elle n'a même pas douze ans. Ma sœur est dans tous ses états, et je n'ai pas la plus petite information à lui donner.
Mahaut grimaça intérieurement. Voilà un aveu qu'elle n'avait pas anticipé et auquel elle n'avait aucune idée de la juste réponse à apporter.
— Ils sont sûrement gentils avec les enfants, dit-elle.
Falco secoua la tête en pinçant les lèvres.
— Ça dépend s'ils les voient d'abord comme des enfants ou d'abord comme des novices. Tu aurais dû voir Darren hier. Il ne dit rien, mais il n'est pas optimiste.
— Il n'est jamais optimiste, Falco. Tu ne peux pas te baser sur ça... C'est presque son métier, d'imaginer le pire.
— Quand même... Il a l'air... dépassé... Même Ermeline le dit. Il n'est pas dépassé, en règle générale.
Il relâcha sa respiration.
— Mais tu as raison. De toute façon, s'inquiéter ne sert à rien. Et Valgrian...
Il eut un sourire las.
— Valgrian voudrait que je garde espoir.
Elle lui rendit son sourire. Heureusement que Valgrian était là. Il était bien plus à même de gérer cette crise qu'elle...
— Je dois y retourner. C'est moi l'officier en charge et je ne peux pas laisser ce bordel sur les épaules de mes subordonnés. Merci Mahaut.
— Attends, il y avait autre chose...
Elle ouvrit sa besace et en sortit un parchemin roulé.
— La liste des morts. Il faut qu'ils sachent.
— Tu les as identifiés?
— Grâce à leurs indications, oui.
— Et ?
— Il manque Hector, comme ils le craignaient, et Perran.
— L'expert des bêtes ombreuses, murmura Falco.
— Oui. Mais il a disparu bien après l'incident de la bulle ténébreuse.
La grimace sur le visage du capitaine révéla cependant son inquiétude. Mahaut fronça les sourcils.
— C'est un type bien, ajouta-t-elle.
Elle avait travaillé avec lui plus d'une fois, car sa connaissance des plantes endémiques du sud de l'île était sans pareille. Falco passa les mains sur son visage.
— Tu as raison. Les magouilles de Maelwyn sont en train de m'affecter.
Il rangea le parchemin dans sa veste.
— Je ne peux pas te promettre que je parviendrai à leur transmettre. Je ne peux pas approcher, moi non plus, et si je confie ce document à un officier... Il le gardera certainement pour lui. Je verrai.
Elle acquiesça, posa une main sur le revers de sa veste, et il la serra brièvement, avant de prendre appui sur l'étrier pour remonter en selle. Mahaut recula puis franchit à nouveau le cordon de gardes. Elle demeura un retrait un moment, à observer son compagnon, perché sur sa monture, surplombant les têtes rassemblées. Même s'il était difficile de savoir quelle était la part de curieux, quelle était la part de fidèles, cette marée de citoyens était impressionnante. Et elle dégageait une énergie dangereuse, qui, Mahaut le craignait, était en train, lentement, de se métamorphoser. Maelwyn avait vraiment intérêt à trouver de bons arguments.
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