52. Othon

— Debout.

Pendant un instant, Othon songea à refuser. Il avait faim, il était de mauvais poil, et écraser son poing dans un visage, n'importe lequel, le démangeait. Mais il avait eu le temps de décanter un rien pendant ces heures passées dans le noir. Il se leva, s'avança vers la porte et sortit dans le couloir.

Il constata avec une certaine satisfaction que son escorte était composée de cinq hommes, deux mages en robe et deux soldats bardés de fer, plus un officier. Ils avaient sûrement essayé de choisir les plus grands, mais aucun ne lui arrivait au nez. Malgré leur nombre, il les aurait massacrés sans trop de difficultés, même ces sorciers à la mine hautaine. Il ne fit rien de tel.

— Suivez-nous.

Il ne bougea pas d'un pouce.

— Comment va Kyle ?

L'officier, un trentenaire à la mine revêche, manifestement très mal à l'aise, le regarda sans comprendre.

— Kyle ?

— Le Flambeau que vous avez agressé ce matin.

— Ce n'est pas exactement ce qui s'est passé-

— Non, pas du tout, effectivement. Vous n'avez pas fait irruption chez nous comme des brutes, sans motif, épées au clair, en vociférant comme des animaux.

— Messire, vous-

— Quoi ?

— Vous avez résisté aux autorités ! Il a dégainé son-

— Les autorités n'ont pas le droit de se comporter comme de vulgaires brigands !

— Ça suffit ! Nous avons un mandat du général Maelwyn ! Vous l'avez vu et vous avez décidé de ne pas vous y conformer ! Maintenant venez avec nous !

— Non. Pas avant que vous ne m'ayez dit comment allait Kyle.

Les hommes qui constituaient son escorte s'entre-regardèrent. Un des mages semblait sur le point d'esquisser un sortilège. Othon se demanda s'ils oseraient l'attaquer, ainsi désarmé, au cœur du Temple. Il n'était plus certain de rien, à la seconde présente.

Il avait bien fallu céder, le matin, sans quoi les choses auraient tourné au désastre, mais ils avaient capitulé rapidement. Peut-être trop. Ils avaient eu foi en la bienveillance intrinsèque de ceux qui les gouvernaient. Pourquoi ? Le passé ne leur donnait pas raison. Maelwyn avait investi le Temple comme s'il s'agissait d'un repaire de voleurs et ses hommes avaient arrêté prêtres et Flambeaux sans le moindre chef d'accusation.

Après une Veillée funèbre pénible, les preux de Valgrian étaient épuisés et à cran... Maelwyn avait vraiment choisi le pire moment pour porter son coup. Bien calculé, évidemment. Ou stupide. Avait-il espéré que le Temple s'embrase, pour pouvoir justifier de l'écraser une bonne fois pour toutes ?

— Il est indemne. Un des prêtres l'a soigné.

— Je veux le voir.

— Je crains que ce ne soit pas possible.

Othon dévisagea l'officier sans ciller et celui-ci changea de couleur. Tenir tête à un Flambeau n'était pas chose facile.

— Je n'ai pas le pouvoir de l'autoriser, ajouta-t-il avant de se détourner.

Othon renifla, sans bouger d'un pouce. Il avait à nouveau une envie féroce de provoquer quelque chose, un esclandre, une rixe, il n'avait pas peur.

Les Flambeaux devaient montrer l'exemple, rester maîtres d'eux-mêmes, mais cela s'était avéré chose impossible pour les hommes qui avaient connu le coup d'état, qui avaient vécu pareille intrusion, seulement quelques années plus tôt, et qui, impuissants, avaient vu exécuter la quasi totalité de leurs pairs. Kyle et Deverell étaient les deux derniers témoins de ces atrocités, les deux derniers survivants de l'ordre juvélien d'avant le sac. Il y avait eu Geoffroy, aussi, mais l'incendie d'une auberge, à Poralys, avait scellé son destin.

À l'aube, face à l'intrusion des militaires, Kyle s'était défendu, envahi par la panique. Deverell était resté paralysé. C'était un miracle que personne ne soit mort.

Maelwyn n'est pas un dictateur, songea Othon. Un abruti, sûrement, mais pas un dictateur. Il ne va tuer personne.

Il devait s'en persuader.

Il céda et emboîta le pas de l'officier. Il le suivit, encadré par ses quatre geôliers fébriles, jusqu'à la porte de ce qui avait été, jusqu'il y a peu, une salle utilisée pour la détente des novices. Il réprima sa colère face au sans-gêne des envahisseurs, qui colonisaient leur foyer sans respect pour leurs usages.

On lui ouvrit la porte mais aucun de ses gardiens n'entra : ils se replièrent tandis qu'il avançait dans la pièce. Deux personnes étaient assises à la table en face de lui, deux autres étaient debout dans les angles de la pièce. Aucune ne portait d'uniforme. Les mercenaires de Maelwyn. Othon en avait entendu parler sans jamais les voir, mais ils avaient la gueule de l'emploi : froide, couturée, hostile. Deux barbares, leur cheffe dans son armure et le fameux néjo dont on parlait tant en ville.

— Asseyez-vous, ordonna la femme, grande, la voix rauque, en le regardant droit dans les yeux.
Il ne bougea pas.

— Qui êtes-vous ? répondit-il avec défiance.

Elle soupira.

— Vous êtes Othon de Fumeterre, le commandant en second de l'ordre des Flambeaux à Juvélys.

— Ça, je sais. Vous n'avez pas répondu à ma question.

— Vous n'avez pas besoin de le savoir.

— Oh si. Je ne vais pas taper la causette avec une étrangère qui se permet d'occuper le Temple et de malmener mes hommes.

— Vos hommes se sont rebiffés.

— Vous traitez des preux valgrians comme des criminels. Vous n'êtes même pas juvéliens. Au dehors, les gens grondent. Vous ne devrez pas vous étonner lorsque des émeutes éclateront.

— C'est une menace ?

— Un constat.

Elle poussa un soupir et baissa les yeux sur ses documents.

— Ecoutez, Othon de Fumeterre. Le général Maelwyn m'a mandatée, ainsi que mes hommes, pour mener à bien une mission d'enquête visant votre... groupement. Vous pouvez coopérer ou pas. Sachez néanmoins que le général envisage de dissoudre votre ordre, qu'il considère comme une milice illégale.

Elle releva les yeux.

— De votre bonne volonté dépend beaucoup de choses.

— C'est du bluff.

Elle eut un sourire mauvais.

— Libre à vous de le croire.

Othon s'assit sans réellement en prendre conscience. Il n'était pas surpris. Personne n'ignorait que l'existence d'un ordre armé, en marge des autorités élues, faisait grincer des dents dans certains cercles, en particulier militaires. Le contrepouvoir religieux dérangeait la démocratie, alors même que celle-ci était née des idéaux valgrians. C'était absurde.

— On soupçonne votre ordre... et vos confrères du Temple... de collusion avec l'ennemi, de rétention d'informations critiques, de refus de collaborer avec les autorités... Une longue liste de manquements qui, mis bout à bout, ont des petits airs de trahison, reprit la femme.

Othon la dévisagea sans relever ses insinuations.

— Vous comprendrez qu'en ces temps incertains, nous ne pouvons prendre le risque que vous déstabilisiez à nouveau les institutions. Voyez notre présence comme... une forme de garantie.

Cette fois, le Flambeau leva les yeux au ciel. Mais il se tut. Brendan aurait retourné la table et vociféré, mais il pouvait subir. La mercenaire hocha la tête, lèvres pincées. Impossible de dire si elle était déçue ou satisfaite. Othon lui-même ignorait s'il empruntait la juste voie ou s'il était en train de se fourvoyer. Il n'était que le second de l'ordre, le responsable du recrutement, de l'entraînement, pas des tractations diplomatiques.

— Même si ces soupçons s'avèrent faux, il nous faudra quelques jours pour en juger, quelques jours pendant lesquels le Temple restera fermé. Et vu que votre commandant est actuellement indisposé, c'est sur vous que va retomber la gestion des lieux.

Armand s'était retiré dans la soirée, accablé de fatigue. Peut-être ne savait-il rien de cette situation. Othon aurait voulu se porter à son chevet, vérifier qu'il allait bien, qu'il tenait le choc. Un instant, le chevalier craignit qu'il ne puisse lui arriver quelque chose. Mais Maelwyn n'aurait jamais osé décapiter l'ordre au moment où le Temple avait perdu son Flamboyant.

— Je ne prendrai aucune décision sans lui référer, annonça-t-il d'un ton ferme.

La mercenaire gloussa, un son grinçant, désagréable.

— Mais il n'y a aucune décision à prendre, très cher. Seulement des règles que je vais vous énoncer et que vous serez responsable de faire appliquer. Pour votre bien à tous.

Des menaces, à nouveau. Pensait-elle vraiment faire le poids ? Avec son néjo, ses deux échalas, au coeur même du Temple. Ne percevait-elle pas l'énergie du Flux incarné, la puissance que les Valgrians pouvaient invoquer d'un murmure, d'un claquement de doigts ?

Tempérance, songea Othon.

Tant qu'ils étaient isolés les uns des autres, tenter quoi que ce soit serait voué à l'échec. Il envia le sortilège kintaan dont Brendan s'était servi pour le contacter. Il songea à Jeanne, Gilles, aux Flambeaux plus jeunes, à ses collègues proches, à Urbain, mort, sa tête décapitée partie en fumée. Il songea aussi à Rachel et Florent, à Céleste qui devait porter le Temple sur ses épaules fragiles, en des moments sinistres. Plier pour mieux rebondir. Il ne pouvait pas leur faire défaut en agissant sans réfléchir.

Avec peine, il se força à croiser le regard de la mercenaire et hocha la tête pour marquer un semblant d'accord avec ses conditions. Pour l'heure. Il espérait qu'il serait capable de percevoir le seuil à ne pas franchir, ce moment de non-retour où, s'il ne se rebiffait pas, il précipiterait la catastrophe. Mais pas maintenant, pas tout de suite. Il pouvait composer. Un rien. Un temps. 

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