50. Iris
De toutes les chambres qu'avait occupées Iris depuis son arrivée à Juvélys, celle que lui avaient fournie les Obscurs était sans conteste la plus belle et la plus digne de son rang. Son seul défaut était l'absence de fenêtre car, bien sûr, ils étaient toujours sous terre, dans un des souterrains qui crénelaient le sous-sol de la cité.
Elle s'était éveillée seule, dans un lit à baldaquin somptueux, émergeant de son long sommeil comme on refait surface après un plongeon dans les profondeurs. Souffle court, bouche pâteuse, un goût âcre sur la langue, les yeux troublés. Symptômes d'un usage funeste. Magie de mort.
Elle n'avait rien oublié. La manière dont Martin, le regard fixe, avait tranché la gorge de leur compagnon d'infortune, l'ordre sec du Casinite, la manière dont l'incantation perverse avait ruisselé de ses lèvres, comme un venin trop longtemps retenu. La suite, affreuse, le corps encore tiède, investi d'une non-vie, auquel on arrache sa vérité sans plus aucun filtre, avant de le rejeter.
Puis la nuit, qui pourrait être un refuge, mais qui n'est qu'une torpeur douloureuse, avant un autre réveil, ce réveil, les mains en sang.
Des veinules violacées couraient sur ses poignets et sur ses paumes, de menues séquelles, qui trahissaient la révolte de son organisme. Elle les suivit du bout des doigts.
Bien sûr, les praticiens de la magie de mort finissaient toujours par développer des marques dans leur chair, dans leur esprit, des fragments d'un flux vicié, une punition divine, peut-être, la fureur de Béal. Mais il fallait dix ou quinze ans de pratique avant les premiers signes visibles, vingt avant qu'un réel handicap ne survienne, trente, quarante avant la décrépitude et la folie. Il était d'ailleurs de bon ton d'évaluer la qualité d'une lignée au moment de l'apparition de ces flétrissures : preuve de la résistance d'une âme à la souillure, symbole de force, de puissance.
Iris avait été marquée dès la première strophe du premier sortilège, quand elle n'avait que quinze ans. Une nausée terrible, que ses professeurs avaient déclarée purement psychologique. Un ligne pourpre sur une côte, à gauche, comme une cicatrice intérieure, qui n'avait jamais disparu. Depuis, chaque usage la meurtrissait un peu plus, et sous ses vêtements, elle arborait les stigmates indélébiles de ces cauchemars répétés.
On aurait pu croire que son désir de renoncer à la magie de mort n'était qu'égoïste, qu'elle avait réalisé qu'en user la tuerait avant l'heure. En réalité, Iris savait que son corps ne faisait que refléter son âme, que sous sa façade glacée, elle hurlait.
Dans quoi nous sommes-nous fourrés ? songea-t-elle.
La veille, emboîter le pas aux Obscurs avait semblé la chose noble à faire, l'indispensable voie vers la rédemption. À la lumière des événements de la nuit, leur décision revêtait sa véritable tonalité : une promesse d'ombre infinie.
Martin avait égorgé un homme, sans flancher, sans frémir. Mais s'il était un traître, il aurait vendu Iris pour ce qu'elle était, une alliée des autorités. Il n'en avait rien fait. Comme elle, il était piégé, elle devait le croire. Il était la seule chose en laquelle elle pouvait croire.
Quelques coups secs frappés à la porte la firent sursauter, et la jeune femme se redressa vaille que vaille avant d'inviter le visiteur à entrer. Conrad lui adressa un sourire mielleux en se glissant à l'intérieur, un jeune homme - un elfain - sur les talons. Ce dernier portait un plateau chargé de victuailles et entra à petits pas métalliques, enchaîné, pour venir poser son fardeau sur la table de chevet.
— J'espère que la chambre est à votre goût, annonça Conrad.
Le prisonnier gardait les yeux baissés, les gestes fébriles, Iris musela sa nausée, sa compassion, et adressa une moue appréciative à son hôte.
— Tout à fait, je vous remercie pour ces égards.
Conrad parut satisfait, tandis que l'elfain reculait jusqu'à la porte, où il s'immobilisa, en attente, rayonnant d'inquiétude.
— Prenez le temps de vous sustenter et de vous remettre. Dès que vous vous en sentirez le courage, nous devrons parler de la suite. Vos prouesses nocturnes nous ont... enchantés, je dois dire.
Iris se contenta d'un haussement d'épaules.
— Cet homme était un traître, remarqua-t-elle.
— Cela devait arriver tôt ou tard, dit l'Obscur.
— Ne risque-t-il pas d'y en avoir d'autres ?
Conrad haussa les sourcils et Iris craignit une seconde d'avoir poussé la curiosité un peu trop loin.
— Nous sommes prudents, vous ne devez pas vous inquiéter.
Elle lui offrit un bref signe du menton, dont il fut satisfait, et il se retira, ordonnant à son esclave de le suivre, d'un geste bref, avant de la laisser seule.
Iris ne sortit qu'un peu plus tard, rafraîchie, revêtue de la moins pesante des robes magnifiques que Conrad lui avait procurées. Elle le savait griphélien, son accent le trahissait, mais elle s'étonnait qu'il soit sensible à son statut. Les Tymyriens, bien que tolérés dans la cité de Casin, formaient une communauté marginale, sans grande influence. Les Obscurs tentaient-ils d'impressionner l'Empereur en déstabilisant Juvélys ? Cherchaient-ils à gagner en pouvoir, peut-être une place dans les instances qui le conseillaient ? Cela semblait peu probable. Les Tymyriens ne s'exposaient jamais, c'était contraire aux préceptes de leur déesse ténébreuse. La magie de mort à elle seule expliquait sans doute ces égards.
De sa chambre, elle déboucha dans un couloir incurvé, faiblement éclairé de torches imbues de magie valgrianne. L'ironie de la chose l'avait déjà frappée lors de sa première visite, mais elle ne put s'empêcher de s'interroger sur leur origine. Conrad lui avait expliqué où les retrouver : vers la gauche, jusqu'à l'arche ouverte. Elle chemina donc à pas prudents sur la mosaïque bleu et blanc, passa devant plusieurs portes, aux aguets, mais elle n'entendit rien. Finalement, le murmure de conversations feutrées lui chatouilla les oreilles et elle atteignit sa destination, une ouverture dans le mur intérieur de ce qui ressemblait à un demi-cercle, voire un cercle entier. Curieuse architecture, comme le coeur d'une tour immense, le tracé du soleil, d'une lune épanouie. Le symbolisme écrasant des lieux ne devait pas se retrouver n'importe où dans les sous-sols juvéliens, et Iris en prit bonne note avant de franchir le seuil.
Elle retrouva l'aménagement familier de la salle dans laquelle elle avait été accueillie lors de leur premier passage en ces lieux. Le mobilier ancien, les draperies sombres, plus récentes, qui servaient à masquer ce qui ornait les murs, l'odeur de poussière, moins forte que la fois précédente.
— Dame de Vainevie, s'exclama Conrad avec chaleur en la voyant paraître.
Iris le gratifia d'un sourire froid tandis qu'il l'invitait à les rejoindre autour de la table. S'y trouvaient les deux hommes qu'elle avait entraperçus la veille – l'un des deux la toisa avec l'arrogance d'un pair – et la jeune femme. Pas de traces de Martin, du Casinite, de l'homme que Kerun avait reconnu, ni de la dernière recrue.
— Kaya, va chercher les autres et fais-nous porter à boire, demanda Conrad à la jeune femme obscure.
Celle-ci s'en fut avec un murmure d'assentiment, obéissante, tandis qu'Iris arrangeait les plis de sa robe autour de sa chaise. Conrad procéda ensuite aux présentations : l'homme hautain se nommait Auguste de Belchêne, son compagnon Antoine. Conrad mentionna les autres au fur et à mesure de leur arrivée : d'abord Bérénice, incertaine, la quinquagénaire qu'ils avaient recrutée la veille, ensuite Martin, flanqué d'Ensio. Iris ressentit un profond soulagement en voyant son acolyte apparaître, qu'elle masqua de son mieux. Martin arborait un teint blafard, des cernes profonds, mais il semblait indemne, un petit miracle dont il faudrait se contenter. L'homme du portrait, le fameux Juvélien qui avait provoqué l'effroi de Kerun, arriva seul, revêche, et si Conrad échangea un signe de tête avec lui, il ne le nomma pas. Enfin, Kaya reparut, l'elfain asservi dans son ombre. Iris s'interdit de regarder dans sa direction tandis qu'il disposait des coupes sur la table et leur servait du vin, rouge ou blanc selon le désir de chacun. Elle ne put ignorer le léger tremblement de ses mains quand elles entrèrent dans son champ de vision, le trémolo dans sa voix lorsqu'il lui demanda ce qu'elle voulait boire. Elle aurait dû le fusiller du regard, aboyer quelque chose, mais elle percevait sa détresse avec cette acuité surnaturelle qui suivait toujours l'usage de la magie de mort. Une malédiction personnelle, pire que les stigmates, quand on vivait reclus dans l'abominable école de magie griphélienne, dont les murs eux-mêmes suintaient de la souffrance des prisonniers.
Il se retira finalement contre un mur, Iris respira plus librement. Cette sensibilité excessive se résorberait tôt ou tard, il fallait juste tenir le coup jusque là.
Conrad entama les hostilités par un blabla ronflant de bienvenue, qui se mâtina rapidement de menace. La Dame de Vainevie soutint son regard. Elle connaissait ces discours griphéliens par coeur, leurs caresses chargées de poison, leurs promesses nimbées de violence. La gloire et la chute. La soumission indispensable sur la voie vers la grandeur. Conrad était un pur produit de son milieu. Elle fit rouler son nom dans son esprit. Saignenoir. Typique, banal, inconnu. Il n'appartenait à aucune des grandes familles.
Louanges à Tymyr, ensuite, insultes à Valgrian, destruction à Juvélys. Aucune mention de l'Empereur, de Griphel, s'il y avait là des intentions, elles resteraient secrètes. Iris se risqua à balayer l'assemblée du regard, à observer les visages, les expressions, mais seules les recrues manifestèrent leurs émotions, Martin parmi eux, en comédien hors pair. Les Obscurs eux-mêmes avaient sans doute entendu ce laïus mille fois.
Ils burent à la santé de ce vaste programme. Puis Conrad se rassit et aborda les choses sérieuses. Chacun d'entre eux avait été recruté pour une raison précise, qui tenait à leur connaissance de la ville et de ses rouages. Iris comprit que la dénommée Bérénice occupait une place de choix dans l'administration juvélienne, qu'Auguste de Belchêne appartenait à la guilde des marchands. Son serviteur travaillerait avec Kaya, dans la gestion des prisonniers, nombreux, qui « encombraient » leurs caves. D'Iris elle-même, Conrad ne dit pas grand-chose, sinon qu'ils auraient à parler puis agir dès qu'elle en aurait recouvré les forces – une aubaine que la magicienne comptait bien exploiter – avant que l'attention ne se tourne vers Martin.
— Il parait que tu t'es illustré, cette nuit, murmura Conrad, mielleux.
L'ancien esclave se rencogna dans son siège, bras croisés, l'expression dure.
— J'ai fait le nécessaire.
Conrad acquiesça. Iris frémit intérieurement.
— Nous avons un nouveau client pour toi. Enfin... plutôt un ancien.
Le jeune homme fronça les sourcils.
— C'est un ancien habitué qui se languit de tes fesses. L'approcher sera aisé, lâcha Ensio, avec un plaisir manifeste.
L'expression de Martin changea. Iris musela son incrédulité puis la libéra dans un sursaut de survie.
— Tu es un... un... prostitué ? lâcha-t-elle, chargeant spontanément sa voix de mépris et de stupéfaction.
Son compagnon lui retourna un regard sombre. Iris sentit quelque chose se crisper en elle mais maintint son expression dégoûtée, tout en espérant, priant, suppliant le ciel, que Martin comprenne que c'était une comédie nécessaire. Bien sûr elle était réellement surprise, mais pas scandalisée, pas tant que ça, parce qu'elle savait qu'elle aurait dû le comprendre, comprendre la gêne de son ami, sa honte, son refus d'en parler, jamais, avec elle. C'était tellement limpide, soudain, tous ces faux-fuyants...
— Oui, et votre frère m'a enculé deux fois, répondit Martin avec morgue.
Iris se leva brusquement.
— Ça suffit ! s'exclama Conrad, la voix forte et soudain impérieuse.
La magicienne se rassit, dardant un regard furieux sur l'ancien esclave, qui se détourna.
— Qui est-ce ? demanda-t-il à mi-voix.
— Nous en discuterons en temps utiles, répondit Conrad.
Ensio lâcha un petit rire ravi, Iris tempéra son souffle. Elle n'arrivait pas à être certaine que ce qui venait de s'échanger était purement mensonger, un spectacle pour leurs adversaires. Il le fallait, pourtant. Elle se demanda si c'était vrai, si son frère était réellement allé abuser d'esclaves dans des endroits sordides de la cité. C'était possible. C'était fréquent. Elle n'avait aucune sympathie pour son aîné, un être retors, maléfique, pourri jusqu'à l'os, mais elle se sentait curieusement responsable de ses errements. Elle n'osa pas regarder dans la direction de Martin, alors que le sujet de conversation avait dévié sur le sabordage d'un navire belhiman dans le port, puis un incendie à organiser dans les locaux du Service des Naturalisations. Tout cela ne la concernait pas, mais il fallait, aussi bouleversée soit-elle, qu'elle maintienne sa façade, coûte que coûte. Peut-être cet éclat les servirait-il, au final, s'il s'agissait bien d'une simple comédie ne visant qu'à tromper leurs ennemis.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top