44. Martin

Iris et Martin avaient pris la direction de leur point de rendez-vous précédent, cette villa abandonnée du quartier nord, quand la jeune femme s'immobilisa brusquement pour modifier leur trajectoire. Le prostitué s'inquiéta de ce revirement, mais la jeune noble lui expliqua qu'une certitude s'était imposée dans son esprit, comme si un voile s'était levé sur une information qu'elle ignorait posséder.

Il eut envie de poser davantage de questions, car ce subterfuge puait la magie tymyrienne, mais le risque qu'ils soient désormais observés s'était démultiplié, et ils conservèrent leur réserve et la froideur indispensable de leurs échanges. Martin n'avait nulle intention d'être sacrifié pour tester la résolution d'Iris.

Leurs pas les entraînèrent alors vers l'ouest et le port, des rues animées où s'échelonnaient les tavernes aux allées plus tranquilles bordées d'entrepôts, jusqu'aux quais eux-mêmes, dans l'ombre des navires à l'ancre. Ils abandonnèrent les abords de la rade militaire, dépassèrent les gros tonnages marchands, la nuée de bateaux de pêche qui cliquetaient dans la brise, pour atteindre une zone plus disparate, mélange de petits voiliers et de barques, qui servaient à des transports divers, de passagers et de marchandises. Toujours sans marquer d'hésitation, Iris s'engagea sur une jetée qui avançait entre les coques, vers la mer et les ténèbres.

Un oeil ignorant n'y aurait rien vu de particulier, un oeil averti – comme le leur – devinait sans mal que la noirceur qui régnait au bout de ce ponton n'avait rien de naturelle. Martin s'en approcha avec la vague angoisse de tomber subitement à l'eau, mais il était excellent nageur, reflet d'une enfance maritime, et il se fia à l'allure décidée de sa pseudo-maîtresse. Curieusement, lorsqu'ils pénétrèrent dans la bulle de nuit, au delà des dernières embarcations, la vue leur revint, compensée par un sortilège. Six personnes se dressaient en bout de quai : quatre inconnus et deux Obscurs, la fille anonyme et Ensio. Ce dernier adressa un sourire ravi à Martin, qui frissonna sans parvenir à s'en défendre.

Pourquoi diable avait-il pris la décision stupide de persévérer alors que Kerun avait disparu ? Quelqu'un l'avait-il ensorcelé à son insu ? Il était en train de risquer sa vie... pour quoi ? Pour qui ?

Il était trop tard pour tourner les talons et s'enfuir à toutes jambes. Une fois de plus, il s'était rué volontairement dans les ennuis. Comme lorsqu'il avait poursuivi les esclavagistes qui avaient dévasté son village. Comme sur Mullin. Comme lorsqu'à la place de déguerpir vers Belhime, il avait pris Kerun et Iris en chasse dans les rues de Juvélys.

Comment, avec un telle tendance à opter pour la mauvaise décision, pouvait-il être encore vivant ?

C'était peut-être la fin du parcours. Il ne pouvait plus s'en inquiéter.

Le visage des étrangers trahissait un mélange d'impatience et d'inquiétude, et Martin devina qu'il s'agissait de nouvelles recrues : une femme dans la cinquantaine, un duo maître/serviteur, à en croire leurs gestes et leur attitude, et un petit homme musclé, presque calme dans cet océan de fébrilité.

— Tout le monde est là, clama l'Obscure. On peut y aller.

Deux barques se dandinaient sur l'eau noire en contrebas de la jetée. Ensio en indiqua une à Martin, Iris, et l'homme tranquille, tandis que les quatre autres prenaient place sur la seconde. Le Casinite se plaça à la proue, Iris à la poupe, et Martin prit une des deux paires de rame, en miroir de leur nouveau compagnon. Ensio insista pour que l'ancien esclave se place juste derrière lui, comme s'il avait envie de lui souffler dans le cou. La barque pilotée par sa compagne prit la tête de leur convoi mais Martin se soucia peu de leur progression. Son esprit dériva sur leur compagnon d'infortune qui, il en était persuadé, contrefaisait son accent griphélien.

L'homme n'avait pourtant prononcé que quelques mots, un bonjour poli, des monosyllabes, mais l'ancien esclave se satisfaisait de peu. Alors qu'ils s'écartaient du quai pour gagner l'eau noire, il avait les yeux fixés sur la nuque de l'étranger et de nombreuses questions tues. Pas Griphélien, mais pas Juvélien non plus. Et pourquoi contrefaire l'accent de la cité de Casin, sinon pour convaincre les Obscurs qu'il était de leur bord ?

Qui était-il ? Un espion, comme eux, que Kerun n'aurait pas mentionné ? Un allié providentiel ? Ou bien Martin se raccrochait-il à la moindre bribe d'espoir, comme un imbécile ?

Par-dessus l'épaule du rameur, il contempla la mine pincée d'Iris. Elle scrutait l'onde d'un regard qui, s'il en avait eu le pouvoir, aurait gelé l'océan sur place. Au-delà, Juvélys s'éloignait en taches de lumière. Le vent soufflait du large et noyait les bruissements de la ville. En quelques minutes seulement, ils furent loin, beaucoup trop loin, emportés par le mouvement d'une marée descendante. Il se mit à pleuvoir, une ondée printanière, glacée et généreuse, qui frémit sur leurs manteaux, les planches, la surface invisible de la mer autour d'eux.

— On part vers la gauche. Votre gauche, remarqua Ensio.

Martin et son confrère obtempérèrent de manière presque synchronisée. La tension dans les épaules du second trahissait pourtant autre chose d'un effort physique. Sous son flegme, l'homme masquait une profonde nervosité, avec davantage de talent que son accent. Iris paraissait fébrile, elle aussi, mais le prostitué savait qu'une étendue d'eau immense, plongée dans la nuit, affectait les personnes peu habituées. Le Casinite n'y verrait rien d'autre.

Ils naviguèrent quelques minutes dans une obscurité glaciale. L'averse s'immisçait dans leurs vêtements et mouillait leurs épaules, le ciel plombé promettait pire. Sans se concerter, ils augmentèrent la cadence. Des vagues modestes léchaient les bords de leur embarcation mais Martin percevait un murmure plus vigoureux au large, le signe qu'ils ne pourraient guère s'éloigner des côtes sans risquer de chavirer.

Il sentit soudain la pression d'une main sur son poignet et le souffle tiède, odorant, du Casinite contre son oreille.

— Égorge-le.

Deux mots murmurés, tout simples.

Ensio lui écarta les doigts pour y glisser le manche froid d'une arme . Martin resta pétrifié. Il avait cessé de souquer et, déjà, la barque dérivait légèrement, sa rame plantée dans les flots agissant comme un gouvernail.

Le Casinite avait reculé.

Pendant un battement de coeur, le prostitué songea à se retourner et à le frapper au hasard.

Un battement de coeur.

Puis il saisit l'étranger à l'accent contrefait par les cheveux et lui trancha la gorge d'un mouvement maladroit, comme il imaginait qu'il fallait le faire, sans rien y voir, rien y connaître. L'homme se contorsionna dans un cri étranglé tandis qu'un liquide brûlant jaillissait sur les doigts de son bourreau. Martin lâcha la dague dans un réflexe mais resta cramponné à sa victime. Iris maîtrisa une expression de stupeur avec un flegme remarquable, tandis qu'une grisaille révélait peu à peu le drame.

— Interroge-le, tonna Ensio.

La jeune femme comprit aussitôt ce qu'on attendait d'elle et se leva. Le prostitué maintenait sa prise poisseuse sur l'agonisant, alors qu'il cherchait à endiguer le flot qui coulait sur sa poitrine de gestes futiles. Ses soubresauts décrurent à mesure que la voix de la magicienne enflait, en une litanie hachée, grondante, qui meurtrissait l'oreille. Les yeux clairs d'Iris se voilèrent d'une pellicule noire, sa silhouette se cambra comme elle éructait et les mots échappaient à ses lèvres comme des vomissures viciées, langues de fumée poisseuse, qui dégoulinaient jusqu'au corps du supplicié.

Dans un réflexe incontrôlable, Martin le lâcha et recula contre Ensio, qui le stabilisa d'une main ferme sur l'épaule.

— Tu ne savais pas ce qu'elle était, n'est-ce pas ? lui murmura le Casinite d'un ton de conspirateur.

Martin ne répondit rien, le souffle court, les tempes bourdonnantes. Le cadavre à ses pieds semblait lutter contre les tentacules filandreux qu'avait invoqués Iris, qui pénétraient sous ses vêtements, dans sa bouche, ses oreilles... Un hoquet échappa au prostitué au moment où le corps se redressait d'un mouvement saccadé. La jeune noble vociféra des paroles sèches, ordres donnés dans une langue impie, puis elle baissa doucement la tête, jusqu'à fixer quelque chose derrière lui, Ensio sans nul doute.

— Il répondra, souffla-t-elle.

La noirceur vénéneuse qui débordait de ses paupières força Martin à fermer les siennes, comme il l'avait fait mille fois quand la réalité était abominable, qu'il fallait la subir et non l'affronter. Certains de ses clients toléraient cette fuite absurde, substituer le vide à l'atroce, mais d'autres le forçaient à contempler le pire, le visage d'un tortionnaire, le calvaire d'un collègue, son propre corps et ce qu'on pouvait lui infliger sans répercussions, sans permission, parce qu'il n'était maître de rien, et sûrement pas de lui-même.

Ensio ne vit rien, Iris ne dit rien, mais les ténèbres de son crâne ne lui épargnèrent pas ce qui se jouait au dehors.

— Quel est ton nom ? aboya le Casinite.

— Ernest Dinys, répondit une voix humide, cassée.

— D'où viens-tu, Ernest Dinys ?

— De Vieux-Torrent.

Une ville du Haut Continent. D'où l'accent étrange, que Martin n'avait jamais entendu, car la distance entre Jasarin, la Tyrgria et ces terres méridionales les privait d'échanges réguliers.

— Qui t'envoie ?

— Helga Kerevan.

Martin percevait un courant froid lui baigner les chevilles, comme s'il avait les pieds dans l'eau. La présence de l'Obscur dans son dos l'empêchait de reculer davantage. Il se mordit les lèvres pour s'empêcher de gémir. Même s'il avait vécu à Griphel, assisté à des spectacles atroces, la magie de mort l'affectait d'une manière inédite et irrépressible, comme si son organisme tout entier se refusait à sa proximité.

La main d'Ensio le maintenait toujours en place et il eut honte d'y puiser un réel réconfort. La présence, l'ancrage, d'un être humain vivant. Sa chaleur. Il mordit plus fort pour ravaler sa nausée.

— Qui est-elle ?

— La cheffe de notre compagnie de mercenaires.

— Qui vous emploie ?

— Le général Maelwyn.

— Es-tu le seul infiltré ?

Martin s'obligea à respirer librement.

— Oui.

La voix du dénommé Ernest suintait comme une blessure, de moins en moins audible, de plus en plus répugnante. Iris psalmodia quelques bribes grinçantes de plus, pourquoi, aucune idée. Le sang puait, Martin le sentait coller sous ses semelles. Il songea à son maigre sac, baignant dans l'hémoglobine d'un homme qu'il avait tué. L'envie de vomir se mua en besoin et il se plia par dessus le bastingage pour vider son estomac sans empirer l'état de la barque. Au moins, il ne s'évanouit pas, ça devait valoir quelque chose.

Tu es devenu une petite nature, se morigéna-t-il. Reprends-toi ou tu seras le suivant.

— Que devais-tu faire ? continua Ensio, une fois que l'ancien esclave se fut remis d'aplomb, les yeux toujours désespérément clos.

— Observer, dénombrer, identifier, localiser, chuinta la bouche poisseuse.

— Du renseignement en somme.

— Oui.

Ensio poussa un soupir et serra les doigts sur l'épaule de Martin, deux fois, sans brutalité.

— Libère-le.

Iris prononça un mot unique, puis le corps retomba dans un bruit mou, à moitié sur l'ancien esclave. Celui-ci rouvrit les yeux pour se dépêtrer vivement de ce fardeau immonde.

— Jette-le par-dessus bord, ordonna Ensio.

Sur le banc de poupe, Iris s'était affaissée, recroquevillée, le visage entre les mains, ses longs cheveux défaits en capeline sur les épaules. Martin hésita.

— Tu t'occuperas d'elle ensuite, lâcha le Casinite, indifférent.

Le Griphélien obtempéra. Il souleva de son mieux le cadavre, en s'efforçant de ne pas déséquilibrer la barque. L'Obscur l'y aida en faisant contrepoids. Le corps glissa dans l'eau sombre avec de légères éclaboussures, puis il flotta un instant entre deux eaux. Martin refusa de contempler son visage et se détourna. Iris semblait glisser doucement et quand il la rejoignit sur le banc de poupe, elle s'effondra contre lui, à demi-consciente, la bouche entrouverte, les yeux clos.

Muselant son inquiétude, l'ancien esclave releva les yeux. Ensio avait pris les rames et lui adressa un sourire distrait.

— Qu'est-ce qui lui arrive ? demanda Martin, d'une voix aussi égale qu'il le pouvait.

Le Casinite haussa les épaules.

— Rien de dramatique. Petit contrecoup. Quand elle sera expérimentée, elle pourra puiser dans le Flux et se nourrir de l'énergie de sa victime pour compenser la débauche de magie. Mais c'est une gamine. Avec un beau potentiel, sûrement, mais quoi... trois ou quatre ans de réelle pratique ?

Martin ne voulait même pas imaginer une chose pareille. Il s'en empêcha. Malgré tout ce qu'il savait d'elle, ce qu'ils avaient partagé dans le Parc, dans la maison de Kaunia, il ressentait un malaise profond juste de la toucher. Il aurait voulu ne jamais avoir assisté à ce qui venait de se produire. Il devait s'en défier, oublier, Iris ne méritait pas qu'il se détourne d'elle.

— Elle va dormir un moment, puis elle reprendra des couleurs, poursuivit Ensio.

Il se mit à ramer tranquillement. Malgré sa maigreur, son mouvement était souple, les muscles saillaient sur ses épaules et ses avant-bras. Martin ne put pas l'observer très longtemps, car la lumière grise qu'il avait invoquée pendant le spectacle était en train de s'estomper.

— Tu ne l'avais jamais vue faire, alors ?

— Jamais, non.

— Je suppose que c'est une chance.

Les ténèbres les avaient engloutis. Au loin, les lueurs de Juvélys paraissaient fantomatiques, un mirage pour les candides et les innocents.

— Serais-je obligé... de continuer à la servir ? demanda Martin, en laissant un certain dégoût et une pointe de rage perler dans sa voix.

Ce qu'il ressentait, en réalité, vraiment.

Le Casinite s'esclaffa comme si la question méritait qu'on s'en moque.

— Non, répondit-il. Elle n'est plus ta maîtresse, tu n'es plus son esclave. Tu es au crépuscule de cette existence misérable, Martin. Tymyr est la déesse des proscrits, des oubliés, de ceux qu'on a contraints à vivre en marge. Elle a des plans pour toi, qui dépassent de loin tout ce que tu as pu imaginer.

— Je n'ai jamais rien imaginé.

— Je m'en doute. Et c'est mieux. La voie est déjà tracée. Mais ce n'est pas à moi de te la dévoiler. Comme tu le sais, je sers Casin, et non sa terrible fiancée.

Martin acquiesça sans oser serrer davantage Iris contre son épaule. Ensio devait les voir, sans quoi il n'aurait pas pu les guider. Ils semblaient s'approcher du rivage nord de la ville, silhouettes de falaises abruptes sur le ciel gris. La pluie demeurait tranquille, chassée par le vent.

— Joli coup de poignet, reprit subitement Ensio. C'était la première fois ?

— De cette manière, oui, répondit Martin avec un flegme maîtrisé.

— Tu ne manques pas de potentiel, toi non plus.

Martin sourit à l'énoncé du compliment, un masque de connivence alors qu'en son sein, l'écho de paroles similaires, prononcées par une toute autre personne, lui glaçait le coeur.

Du potentiel, oui. Mais lequel ? Celui de lutter pour préserver une flammèche entrevue, ou celui d'embrasser ces ténèbres si familières, qui l'avaient toujours accompagné ?

La barque glissa sur l'onde, fendant les rideaux glacés de l'averse, vers une destination qui, il le sentait, le forcerait à trouver une réponse définitive à ses hésitations. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top