4. Brendan

Bras croisés, tête penchée, Brendan était légèrement irrité mais pas surpris. Il s'était préparé à être convoqué à la garde, encore et encore, suite aux événements du Parc. C'était de bonne guerre. Prévu. Le contraire aurait été surprenant. Ils avaient, après tout, enfreint la loi.

Que ce soit pour la bonne cause avait joué en leur faveur, bien sûr. Malgré le sang qu'ils avaient sur les mains, tous les prêtres qui avaient combattu les Obscurs avaient été libérés. Pour l'heure, aucune charge ne pesait contre eux. Cela changerait peut-être, une fois que l'enquête aurait progressé, mais Brendan avait foi. Même s'ils avaient convenu d'accepter les répercussions de leurs actes, le Mivéan savait que la piété des Juvéliens, leur attachement à Valgrian, protégerait les servants de la lumière du pire. Et par association, il ne risquait pas davantage.

A présent, assis dans une petite salle d'interrogatoire, il attendait qu'un officier au hasard vienne l'interroger. C'était la troisième fois en deux jours. Il connaissait son discours par coeur et n'avait rien à ajouter. Les Obscurs leur étaient tombés dessus. Ils s'étaient défendus. Ils n'avaient pas eu le choix. Brendan assumait pleinement ce qui s'était produit.

Peut-être quelqu'un finirait-il par avouer que cette cérémonie avait été un piège. Peut-être. Un maillon faible, comme Marcus. Un maillon brisé, comme Anton. Mais Brendan s'en contrefichait. Même s'il était pris en défaut, il défendrait ce qu'il avait provoqué. Il en était fier. Et si cela signifiait perdre son temps dans une petite pièce aveugle, assis sur une chaise inconfortable, face à une table usée, ainsi soit-il.

La porte finit par s'ouvrir sur une femme d'une quarantaine d'années, les cheveux châtains veinés de gris, et la bouche pincée sur une moue contrite. Ce n'était pas la première fois que Brendan la voyait, c'était un des officiers supérieurs de la garde, mais il n'avait aucune idée de son nom. Elle tira la chaise opposée et s'assit, les mains serrées sur quelques feuilles couvertes d'une écriture serrée.

« Je suis la lieutenante Ermeline Prégris, annonça-t-elle. Merci d'être venu aussi rapidement. »

Brendan acquiesça, bras croisés, le sourire apaisant. Il était désormais rôdé à l'exercice.

« Vous êtes convoqué aujourd'hui dans le cadre d'une enquête pour dispar... »

Elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase que la porte dans son dos s'ouvrit à la volée, lui arrachant un cri de stupeur outré. Une femme elfe pénétra dans la pièce, les traits curieusement froids alors que ses yeux violacés bordés de rouge lançaient des éclairs.

« J'étais sûre que c'était vous ! lâcha-t-elle d'une voix sourde, en pointant le doigt vers le Mivéan. Où est mon fils ?

— Dame Melantheria, s'interposa la lieutenante Prégris. Vous ne pouvez pas faire irruption en salle d'interrogatoire de la sorte, la procédure...

— Je suis désolé, intervint un jeune officier dans l'embrasure de la porte. J'ai tourné la tête une seconde et... »

Mais l'elfe — l'aubergiste de l'Ombre de l'Arbre, Brendan la reconnaissait, désormais — n'avait que faire des gardes qui tentaient de la mettre dehors. Son regard furieux vrillait le prêtre jusqu'aux tréfonds de son âme et il demeura stupéfait.

« Attendez... Attendez, laissez-la... laissez-la parler ! s'exclama-t-il. Qu'est-ce qui est arrivé à Sam ? »

La lieutenante lui retourna un regard sceptique.

« À vous de me le dire ! aboya Melantheria. C'est avec vous qu'il a traîné, tous ces derniers jours, à vous faire à manger, soi-disant ! Maintenant qu'il s'est volatilisé, vous allez me dire que vous ne savez pas de quoi il retourne ? »

Le prêtre resta immobile, interdit.

« Je... ne vois pas de quoi vous voulez parler, non.

— Vous allez nier qu'il venait traîner chez vous ?

— Non. Non, c'est vrai. Il nous faisait à manger. Il me servait de... coursier. Mais... nous nous sommes séparés le soir de la cérémonie... Il devait... rentrer à l'auberge. »

Elle le fusilla de ses prunelles à la couleur lumineuse, attendant la suite.

« Il n'est pas rentré », dit-il, devinant ce que Melantheria allait lui annoncer.

L'elfe planta ses poings dans ses hanches fines, la vibration de son émotion presque audible dans la petite salle.

« Si nous nous asseyions ? » proposa le lieutenant Prégris en adressant un signe de tête à son collègue.

La porte se referma sur le brouhaha du couloir, les laissant tous les trois. L'officière laissa sa chaise à l'aubergiste, qui s'y percha, sans quitter Brendan des yeux.

« Je ne comprends pas ce qui a pu se passer, offrit le Mivéan. Nous nous sommes quittés au Temple de Valgrian, un peu avant le coucher du soleil. Sam n'avait... aucun rôle à jouer dans la cérémonie... »

Brendan se souvenait mal du moment où il l'avait renvoyé. L'avait-il fait, d'ailleurs ? Toute son attention avait été focalisée sur les heures à venir, le piège à tisser, les risques, la victoire prochaine. Il était possible qu'il n'y ait guère songé. Mais Sam n'était ni prêtre, ni Flambeau, il aurait dû rentrer chez lui ou rester au Temple, pour attendre des nouvelles de leur initiative folle. Oui, de ce qu'il savait du gamin, c'était le plus probable. Il avait dû s'attarder pour connaître le dénouement de leurs plans.

« Vous avez interrogé des gens au Temple de Valgrian ? Des écuyers, peut-être ? Il a pu s'attarder...

— Nous allions le faire, déclara Ermeline. Mais vous êtes le premier nom que Dame Melantheria a cité.

— Vous avez exposé mon fils aux Obscurs, déclara cette dernière d'une voix sourde.

— Non, répondit Brendan. A aucun moment je n'ai fait une chose pareille.

— Vous avez attisé ses envies puériles d'aventure, vous lui avez fait croire qu'il avait... un rôle à jouer dans cette histoire funeste ! »

Le prêtre secoua la tête.

« Il m'a servi de coursier.

— Il s'est imaginé davantage ! Pensez-vous vraiment qu'il allait rentrer tranquillement chez lui alors que vous l'avez impliqué dans vos combines ? C'est un adolescent rêveur !

— Nous n'avons rien... combiné, comme vous dites. »

Mais c'était faux, bien sûr. Sam avait assisté à tout, colporté les messages, écouté les réponses, traversé la ville avec célérité. Il n'en avait rien dit à sa mère, bien sûr, comme le font tous les garçons désobéissants et ivres de liberté.

« Et ça n'a aucun sens, nous avons défait les Obscurs. Ils sont morts. Sam... n'a pas pu croiser leur route... Il a dû se passer autre chose. »

La lieutenante écrivait, à présent, penchée sur son parchemin.

« Sam a bien disparu quelque part ! s'insurgea Melantheria.

— Il se sentait à l'étroit dans votre auberge. Il a pu décider de... s'offrir un peu d'air. »

L'officière écarquilla des yeux stupéfaits au moment où l'elfe, outrée, se relevait d'un bond.

« Comment osez-vous ? »

Brendan leva des mains défensives.

« Je ne fais que relayer ce qu'il m'a dit !

— Mon fils a disparu ! Jamais il n'aurait... fugué pour des motifs futiles, aussi insatisfait de son destin soit-il ! C'est un vétéran de guerre ! Il était fragilisé ! Vous lui avez mis des... délires dans le crâne, voilà ce qui s'est produit ! »

Les elfes étaient connus pour leur réserve, mais toute mesure s'était évanouie chez son interlocutrice.

« Ça suffit », gronda le lieutenant Prégris en s'interposant à nouveau.

Elle se tourna vers Melantheria.

« Je vais poursuivre l'interrogatoire avec Maître Devlin. Je vous jure que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour retrouver Sam. Nous explorerons toutes les possibilités... et nous fierons à votre jugement le concernant. Je vais cependant vous demander de rentrer chez vous. La capitaine Glynfaren sera votre contact. Elle viendra vous voir quotidiennement pour vous informer de l'avancement de l'enquête. »

L'elfe reprenait son souffle, le visage toujours congestionné par une colère effrayante sur des traits aussi acérés. Brendan la vit retrouver son calme, en une vague qui effaça toute émotion de son expression. Elle releva les yeux vers lui, et eux seuls débordaient encore de sa rage, en étincelles violacées.

« Vous êtes responsable. » lui lâcha-t-elle d'une voix dure.

Puis elle gagna la porte et sortit. La lieutenante Prégris relâcha sa respiration et se retourna vers lui. Son irritation était beaucoup plus humaine et ordinaire, mais non moins virulente.

« Est-ce que vous êtes seulement capable de prendre vos responsabilités, parfois ? Ou bien louvoyer fait-il partie de l'emploi ? »

C'était un coup bas, et peu professionnel.

« Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ? répondit-il froidement, comme les sons douloureux d'un Temple mis à sac lui revenaient en mémoire, la charge d'un drame qu'il n'avait pas pu empêcher et que la mort d'une poignée de cultistes n'effacerait jamais complètement.

— Vous avez exposé ce gamin, c'est la réalité. Vous ne pouvez pas juste... assumer vos torts ?

— Je suis responsable de beaucoup de choses, grogna-t-il, dents serrées. Mais pas de la disparition de Sam. Je ne sais pas ce qu'il a fait, où il est allé. Je l'ai laissé au Temple de Valgrian, en sécurité, des heures avant que les Obscurs ne nous attaquent. Il n'était en rien impliqué dans la cérémonie qui a suivi. Je ne l'ai pas exposé. À aucun moment. »

Sauf si les Obscurs les surveillaient depuis les impasses, depuis le début, à l'affut de leurs mouvements.

« Les Obscurs sont morts. La disparition de Sam n'a rien à voir avec eux.

— Ce genre de questions, c'est la garde qui y répond. Pas vous, Devlin. Si vous voulez bien, pour une fois, respecter les prérogatives de chacun. »

Toute déférence avait disparu de sa voix. Il se redressa sur sa chaise, piqué au vif.

« Je ne voudrais pas vous faire de l'ombre », grommela-t-il.

Elle haussa les sourcils, comme si elle n'en croyait absolument rien, puis secoua la tête, lèvres pincées.

« Soit. Reprenons au début. Comment est-ce que vous en êtes venu à prendre Sam à votre service, au juste ? »

Brendan soupira. La journée promettait d'être longue.

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