36. Marcus
Marcus était conscient de l'importance de sa mission, ce qui ne l'en rendait que plus nerveux. Il n'osait pas imaginer le désarroi que ressentirait Albérich lorsqu'il apprendrait qu'il avait été exposé — et pire, accusé — par les autorités. Il s'était douté depuis le début, il ne l'avait pas caché à Marcus, que la nouvelle de son retour mettrait Maelwyn sur la défensive. Mais être assimilé aux Obscurs qui l'avaient presque détruit, c'était une toute autre paire de manches.
Céleste avait raison : il était critique qu'il puisse venir se défendre en personne et leur prouver, à tous, qu'il était victime d'une campagne de dénigrement visant à affaiblir leur culte et cacher ce qui s'était produit trois ans plus tôt. Quelque part, Marcus en était pleinement satisfait : il brûlait de partager la nouvelle formidable de son retour depuis des sixaines et il allait enfin pouvoir en profiter dans la lumière, avec ses pairs. Ce serait un peu étrange, qu'Albérich rejoigne leurs rangs au moment où ils encaissaient le trépas d'Hector, mais Valgrian avait ses voies, et il fallait l'accepter.
Les jours prochains promettaient d'être difficiles, cependant, il ne pouvait se leurrer. La guerre larvée entre le Temple et le Fort risquait d'éclater au grand jour. Maelwyn serait forcé d'admettre qu'il avait abandonné Albérich dans les ruines de la Tour, sans se soucier de sa survie, et qu'il avait pris sa place au conseil déloyalement. Non, en réalité, Maelwyn n'admettrait rien du tout. Le conflit se jouerait dans le cœur des Juvéliens, entre la lumière et la poussière, et Marcus n'avait aucun doute sur qui l'emporterait. Il se sentait empli d'une joie féroce, après les angoisses de la veille. Ses pairs avaient entrevu la vérité : il ne lui restait plus qu'à forcer l'aube, à présent.
Il entra dans l'ancienne ambassade de Belhime, grimpa les marches à grands pas, atteignit le balcon nimbé de soleil. Le ciel était gris mais quelques rayons fusaient entre les nuages. Albérich était assis sur le parapet, tourné vers la ville. Il poussa un léger soupir à l'arrivée de l'intendant.
« Tu n'es pas venu, hier », dit d'emblée l'ancien Flamboyant, sans se retourner.
Marcus reprit son souffle.
« Non, je suis désolé. J'ai eu... un contretemps. »
Il s'approcha, s'assit près de son ami. Albérich ne lui fit pas face.
« J'ai eu beaucoup à faire. »
Albérich acquiesça mais son regard resta tourné vers l'extérieur, les arbres, les toits plus loin.
« Albérich, les autres... sont au courant que tu es vivant et en ville. »
L'ancien Flamboyant frissonna longuement, avant de lui faire face. Son teint était livide, ses lèvres serrées en une ligne tendue.
« Ce n'est pas moi qui le leur ai dit, se défendit aussitôt Marcus.
— Maelwyn, souffla Albérich.
— Tu dois revenir avec moi. Il est en train de colporter des horreurs à ton sujet. »
Du pâle, l'ancien Flamboyant vira au rouge en une seconde. L'intendant s'en voulut pour les paroles qu'il allait prononcer, mais il était allé trop loin, et les enrober ne servirait à rien.
« Il prétend que les Obscurs t'ont converti. »
Albérich ferma les yeux et se détourna, poings serrés.
« J'aurais dû repartir plus vite. Je me doutais qu'il en arriverait là.
— Je ne sais pas comment il a eu vent de ta présence en ville, murmura Marcus. Mais je suppose... qu'il a des yeux partout. »
Le fracas caractéristique d'un objet qui tombe sur le sol retentit alors brusquement depuis l'intérieur de la villa. Marcus sursauta et regarda derrière son épaule.
« Tu es venu seul ? demanda Albérich d'une voix blanche.
— Bien sûr, je devais juste –
— Tu es certain ? »
L'intendant blêmit.
« Je... Ils ont pu... »
Il n'avait même pas surveillé ses arrières. Céleste lui avait fait confiance, elle l'avait laissé partir seul. Était-il possible qu'elle ait menti ? Qu'elle l'ait fait suivre ? Pourquoi ? Ne lui faisait-elle pas confiance ?
Albérich avait quitté le balcon et s'était rapproché de la porte, aux aguets. Un nouveau bruit résonna dans les entrailles du bâtiment, étouffé mais inexorable.
« C'est Florent, souffla Marcus à mi-voix. Florent ne me faisait pas confiance... »
C'était la seule explication. Céleste avait dit la vérité, mais Florent avait dû prendre ses propres dispositions. Il était le Flamboyant à venir, celui qui succéderait à Hector. L'idée qu'Albérich puisse reparaître et lui ravir la place devait l'avoir rendu fou.
« C'est parce qu'Hector –
— Tais-toi », gronda son ami, une main levée.
Les sons se répétaient désormais, irréguliers et secs, sans logique. Marcus réalisa qu'il ne s'agissait pas juste de quelqu'un qui avait bousculé un vase par mégarde. Quelque part, à l'intérieur, on se battait.
« Qu'est-ce qui... » murmura Marcus en rejoignant Albérich vers la porte.
Ce dernier lui adressa un regard sombre.
« Qui as-tu amené avec toi ? » murmura-t-il d'une voix blanche.
L'intendant demeura paralysé de stupeur.
« Albérich... Je te jure que je ne savais pas... Qu'est-ce qui se passe ? »
L'ancien Flamboyant pinça les lèvres.
« Mon garde du corps est passé à l'action. »
Un sourire désolé passa sur ses lèvres.
« Je suis navré mais... ne penses-tu pas que j'ai appris, de mes déboires ? Je ne suis plus l'imbécile confiant qu'on coince dans la rue, à la faveur de l'orage. Qu'on abat de trois sortilèges et puis l'affaire est classée. »
La colère sourde qui suintait dans ses paroles glaça son compagnon.
« Albérich, tu te méprends, c'est Maelwyn qui...
— Bien sûr que c'est Maelwyn. Toujours le même. Qui répand son venin et qu'on écoute docilement. Je sais très bien que c'est Maelwyn. Je t'ai dit que ce serait Maelwyn. Mais ça n'a rien changé. Tu as fait ton choix, Marcus, et ce choix a des conséquences. »
C'était la peur qui parlait, Marcus le comprenait. Albérich s'était douté que son absence à leur rendez-vous de la veille avait des causes profondes. Il ne pouvait pas le blâmer, il savait combien son ami restait fragile et inquiet, triste paranoïa héritée de nuits sombres.
« Ecoute-moi, je t'en prie. Je suis venu... te demander de m'accompagner au Temple. Les autres... Oui, c'est vrai, les autorités les ont prévenus de ton retour à Juvélys mais... Nous avons la possibilité de leur prouver que les racontars de Maelwyn ne sont que des mensonges ! Viens avec moi. Viens leur parler. Dès qu'ils te verront, qu'ils verront la lumière... »
Albérich se tourna alors enfin vers lui, le sourcil haussé.
« Alors c'est ça, l'idée. Aller leur parler ?
— Bien sûr. Je sais que tu ne voulais pas que ton retour soit éventé mais ce sont tes amis, Albérich. Céleste et Hugo, Rachel... Gaïa. Ils méritent de savoir, désormais. Et il le faut : nous devons contrecarrer les plans du général, et les horreurs qu'il colporte sur ton compte.
— Pauvre Marcus », dit alors Albérich.
Il pinça les lèvres et poussa un léger soupir.
« Ils t'ont manipulé, alors. J'aurais pu y penser. Tu es tellement... tellement naïf. Je l'étais, moi aussi, autrefois. Prompt à faire confiance, même face aux revirements les plus spectaculaires. »
Cette fois, un cri retentit, tout proche. Marcus se raidit.
« Ce n'est rien, dit Albérich avec un geste de dédain. Ce sera bientôt réglé. »
Mais l'intendant ne parvenait pas à se défaire de son angoisse, il entendait son cœur battre jusque dans ses oreilles, tonitruant, et la sueur lui baignait l'épine dorsale.
« Je suis désolé d'avoir cru que tu avais pu me trahir, Marcus. »
Albérich avait l'air amusé, pas réellement désolé, tout bien réfléchi. Marcus se leva à son tour. Quelque chose se brisa juste en dessous de lui, un meuble, une porte, il sursauta.
« Albérich, ces bruits...
— La rançon de ton innocence. »
L'ancien Flamboyant lui sourit, sans joie.
« Ou alors un Flambeau qui se trouve au mauvais endroit au mauvais moment. Ces choses arrivent. Autrefois, quand j'étais prisonnier des Obscurs, en haut de ma tour... Un groupe de Flambeaux est venu à mon aide. Erwan de Sallis les commandait. Tu l'as peut-être connu. »
Marcus le dévisageait, interdit. Un Flambeau ? De quoi parlait-il ? Il était venu seul... C'était ce qu'ils avaient convenu, lors de la réunion du conseil, le matin-même...
Du fracas à nouveau, des éclats de voix.
« Les Obscurs les ont massacré, sauf Erwan, qu'ils ont capturé et torturé sous mes yeux. C'était un ami, nous nous étions rencontrés dans les prisons de Koneg. Ensemble, nous avions soutenu nos compagnons de détention, cultivé l'espoir... »
Il eut un sourire privé.
« Après l'avoir mutilé, ils l'ont finalement pendu et quand il est mort, ils ont balancé son corps du haut de la tour. »
Il se tourna vers Marcus, les yeux brillants. L'intendant fit un pas en arrière mais ne rencontra que le parapet.
« Et tu sais ce que Valgrian a fait pour son chevalier ? A ton avis, Marcus ? »
Ce dernier se garda bien de dire quoi que ce soit. Son cœur battait désormais la chamade. Albérich avait l'air à moitié fou, mais c'était sans doute le contrecoup de son angoisse, ça devait être le contrecoup de son angoisse... Etait-il possible qu'il ait amené un Flambeau jusque là, à son insu ? Que Céleste, Hugo, Florent lui aient menti en lui promettant qu'il pourrait parler seul à seul avec l'ancien Flamboyant ?
« Rien. Valgrian n'a rien fait, évidemment. Comme Valgrian n'a rien fait pour moi et comme il ne fera rien pour cette cité. Valgrian s'en fout, Marcus.
— Albérich... Tu... tu n'es pas...
— Je ne suis pas quoi ? Le même qu'autrefois ? Bien sûr que non. C'était il y a trois ans. »
Il rit.
« Toi tu n'as pas changé. Les mêmes travers. »
Il n'y avait plus de bruit à l'étage inférieur. Marcus regarda la rue en contrebas. Il se sentait mal, proche de l'étourdissement.
« Arrête, je t'en prie », souffla-t-il.
La porte qui donnait sur l'étage s'ouvrit et il se retourna. Dans l'embrasure se trouvait Urbain, le Flambeau aux méthodes grises. Le voir en plein soleil avait quelque chose de d'incroyable, lui qui n'agissait que dans l'ombre, et Marcus ne sut pas faire sens de ce qu'il ressentait. Un indicible soulagement. Une profonde déception. Albérich avait vu juste : les autres Valgrians s'étaient joués de lui en lui adjoignant un assassin, sans le prévenir. Ils avaient prévu, depuis le début, de faire tuer Albérich. Urbain portait son armure, maculée de sang, et tenait son épée à la main, pointée vers le sol. Il fit deux pas sur le balcon, ouvrit la bouche, et un flot écarlate en jaillit. Marcus poussa un cri d'épouvante. Urbain tomba à genoux puis s'écroula face contre l'albâtre blanc, inerte. Une mare sombre s'étendit rapidement sous lui. Dans son ombre se trouvait un deuxième homme, grand, mince, le visage émacié, qui leur sourit.
« Coriace, celui-là, plus que les mignons de l'autre jour, dit-il avec flegme. Bonjour Marcus. »
Il esquissa une révérence moqueuse. C'était un suppôt de Casin, cela se lisait dans son accoutrement noir et rouge, la lame grise qu'il tenait à la main droite, le tatouage qui lui grimpait le long de la gorge. Le Valgrian ouvrit une bouche ronde et recula. Albérich lui saisit alors le bras d'une poigne de fer, l'empêchant de s'éloigner davantage. L'intendant lui jeta un regard désespéré mais il ne baissa pas les yeux.
« Tu es blessé, dit l'ancien Flamboyant au nouveau venu.
— Oui. Drôlement retors pour un Flambeau. »
Le Casinite écarta les pans de sa tunique et révéla une large entaille sur son ventre blême, de laquelle dégoutait du sang. Marcus tira insensiblement sur la prise de son aîné, sans parvenir à se dégager. La tête lui tournait désormais et il sentait ses forces, et sa maîtrise de lui-même, l'abandonner.
« Albérich, gémit-il.
— Soigne-le.
— Qu... quoi ?
— Soigne-le. »
Le ton d'Albérich s'était fait glacial, comme son regard. Marcus sentit le sien se troubler.
« Non, balbutia-t-il. Non, je ne...
— Ce n'était pas une requête, Marcus.
— Albérich, ce n'est pas possible... C'est un... c'est un... »
Mais en face de lui, l'ancien Flamboyant de Juvélys, son ami, son mentor d'autrefois, ne bronchait pas, le fixant de ces yeux sombres qu'il connaissait si bien, sans plus la moindre aménité.
« Il se rebiffe, dis donc », lâcha le Casinite avec ironie.
Albérich tira Marcus jusqu'au corps d'Urbain et le poussa sur le sol.
« Si tu ne veux pas partager prématurément le destin de l'exécuteur que tes amis m'ont envoyé, tu vas le soigner, maintenant. Sinon je t'y contraindrai, Marcus. Et crois-moi, tu ne vas pas aimer ça. »
L'intendant se recroquevilla sur le sol et noya son visage entre ses mains, tremblant. C'était un cauchemar. Rien de tout ceci n'était vrai. Il allait se réveiller. C'était une plaisanterie pour le mettre à l'épreuve.
Mais non, il s'était trompé. Albérich l'avait manipulé depuis le premier jour. Il s'était tourné vers Tymyr et il était venu semer la destruction à Juvélys. Florent avait eu raison et lui, Marcus, n'avait rien voulu entendre.
Un pied lui heurta les côtes.
« Puis-je ? demanda la voix du Casinite, quelque part au-dessus de sa tête.
— Non. Il est à moi », lui répondit Albérich, durement.
Il y eut un murmure puis une souffrance insoutenable explosa à l'intérieur du Valgrian, dans sa poitrine et dans son crâne, avant de s'éteindre tout aussi brusquement. Marcus réalisa qu'il pleurait, qu'il avait hurlé, et se recroquevilla encore davantage.
« Soigne-le. »
Et l'intendant sut qu'il allait obtempérer, immanquablement. À ça, et à tout ce qui suivrait.
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