Hagen était crevé. Sa trogne dans le miroir lui renvoyait l'image d'un gars qui aurait mieux fait d'être dans son lit. Les poches sous ses yeux menaçaient de les engloutir, comme la gueule d'une bête ombreuse cachée dans la vase. Comparaison hasardeuse. Son esprit errait dans la brume du manque de sommeil et ses fesses... ses fesses exigeaient un répit prolongé.
« Tu ne veux pas t'asseoir ? demanda Ermeline.
— Ça ira. »
En ménageant sa monture, il fallait une petite journée pour rallier Poralys, la première véritable étape sur la route du nord, qui reliait Juvélys à Omneiri et Coeur de Disha, puis, plus loin, à Frimal ou Fumeterre, suivant la direction empruntée. En pressant l'animal, le trajet se parcourait en quatre heures sur route dégagée. Le cheval s'en sortait mieux qu'un postérieur peu habitué.
La porte de la petite salle de réunion s'ouvrit sur Flèche-Sombre, seul, pour une fois. Il jeta un coup d'oeil à Hagen puis tira une chaise et s'assit. Ni Yann, ni Falco, ni même le petit secrétaire empressé n'avaient été convoqués, ce qui trahissait le caractère confidentiel de ce premier échange.
« Alors ? » demanda simplement l'elfe.
Hagen soupira.
« À ce stade, difficile à dire. Le bâtiment s'est effondré, ce qui rend difficile de placer l'endroit où se trouvaient les victimes. Elles sont méconnaissables. Neuf. On a quand même pu demander au prêtre de Luonsha local de les examiner, même s'il a pas arrêté de tourner de l'oeil. Mais donc... J'ai des notes. Quatre femmes sur les neuf, et d'après les locaux, il y avait deux femmes dans le personnel... et deux hommes... Donc ça ferait cinq Valgrians. Ils étaient, de ce qu'on en sait, les seuls sur place. L'auberge n'est normalement pas ouverte en cette saison, mais ils ont fait une exception pour... raisons religieuses.
— Les Valgrians étaient sept, intervint Ermeline, un parchemin à la main. Quatre Flambeaux, deux prêtres, et Hector. Dont deux femmes, une prêtresse et une Flambeau.
— Nous ne pouvons pas savoir qui est qui avant que Dame Gardesylve les examine, remarqua le commandant. Sauf pour les quatre femmes, je suppose.
— Vu le gabarit de deux des cadavres et les témoignages, il semble acquis qu'au moins ces deux-là sont des Flambeaux, reprit Hagen. Et un autre est manifestement un adolescent, ce qui correspond au signalement du fils de l'aubergiste.
— Il n'y avait pas d'écuyer ou de novice dans le groupe », confirma Ermeline.
Darren hocha la tête.
« Vous n'avez retrouvé aucun survivant ?
— Non. Les locaux avaient entamé une battue dans les bois, mais ils n'ont rien trouvé. Et... bon... je ne peux pas les blâmer, mais ils ont un peu foutu le bordel sur les lieux, avant que j'arrive. Dénicher une piste dans les fourrés, ça va être compliqué.
— Le prêtre de Fjann ?
— Il arrive d'Omneiri, ça va prendre un certain temps. »
L'elfe acquiesça.
« Donc, si je récapitule, nous avons deux personnes portées disparues. Aucune des femmes, pas le gamin, ni deux des Flambeaux. Cela nous laisse le prêtre...
— Perran. Le spécialiste de la Forêt Morte, offrit Ermeline.
— Et des bêtes ombreuses, ajouta Hagen.
— Et potentiellement Hector, l'aubergiste, et le dernier Flambeau. »
Les trois membres de la garde s'entreregardèrent.
« S'il s'agit vraiment des Obscurs, les chances qu'Hector fasse partie des deux disparus me semble énorme, osa finalement Ermeline.
— Ce qui ne veut pas encore dire qu'il est vivant », renchérit Hagen, sombre.
L'elfe ferma les yeux et se pinça la base du nez.
« Nous ne savons pas s'il s'agit des Obscurs. »
Ermeline revêtit une grimace incrédule tandis qu'Hagen se laissait rire. Flèche-Sombre conserva évidemment son calme monolithique, assorti de son habituel regard noir, mais aucun des deux officiers ne se laissa impressionner. Le commandant racontait n'importe quoi, qu'espérait-il de leur part, au juste ?
« Les Valgrians ont prévu d'organiser une Veillée ce soir, lâcha finalement l'elfe. Ils craignent qu'un adepte de la magie de mort ne puisse perturber le repos des victimes. Vu l'absence de deux d'entre elles... Cette crainte me semble légitime. »
Hagen frissonna, les entrailles soudain crispées.
« Tu penses qu'ils ont embarqué des cadavres pour les relever ? demanda Ermeline. Jusqu'ici, les seuls à avoir utilisé la magie de mort sont les mercenaires du général. Nous n'avons eu aucun signe que les Obscurs soient capables de pareilles prouesses.
— Je ne sais rien, avoua l'elfe. Nous ne sommes pas en charge de cette enquête. »
Ermeline s'était figée.
« Non, Darren, je t'en prie, souffla-t-elle. Tu ne peux pas...
— Je dois le faire. Si Hector est porté disparu, s'il est mort, je dois en avertir le général Maelwyn. »
Hagen sentit la fureur déferler en lui comme un torrent sauvage.
« Ce n'est pas sérieux ! explosa-t-il. Il patauge depuis des sixaines !
— Nous n'en savons rien », répondit calmement l'elfe.
Le capitaine vit rouge mais avant qu'il ne puisse ouvrir la bouche, Flèche-Sombre avait embrayé.
« Que proposez-vous, au juste ? Que je mente à mon supérieur direct ? Vous déplorez qu'il ne partage pas ses informations avec nous, mais que gagnons-nous à entrer dans ce jeu dangereux ? Je souhaiterais, moi aussi, qu'il nous implique. Mais ce n'est pas parce que je déplore sa stratégie que je peux me permettre d'activement m'y opposer. Vous ne pensez pas droit, aucun des deux. Je ne veux plus rien entendre à ce sujet. Avertir le général est indispensable. »
Sa fureur froide avait mouché Hagen plus efficacement qu'un seau d'eau glaciale et il demeura coi. Ermeline paraissait tout aussi stupéfaite par la rage maîtrisée qui suintait dans ce discours. Le commandant relâcha sa respiration dans un soupir excédé.
« Cela ne signifie pas que nous suspendons notre enquête, pas tant que cela ne nous a pas été ordonné. Après tout, nous ne sommes pas certains que les Obscurs sont impliqués, ce qui nous laisse une certaine marge de manoeuvre. Les cadavres devraient arriver en fin de journée. Ermeline, tu serviras de liaison avec les Valgrians. Hagen, arrange-toi pour que Dame Gardesylve soit disponible dès que les chariots débarquent. Nous n'aurons qu'une courte fenêtre d'opportunité entre l'examen des corps et le moment où le rituel nous privera de cette source. Qui est sur place ?
— Deux des nôtres et une agent des services secrets.
— Bien. Tu conserves la mainmise sur cette affaire jusqu'à ce que je te dise le contraire. »
Hagen acquiesça, à la fois satisfait et déconfit. S'il devait retourner jusqu'à Poralys, il allait devoir mettre un coussin sur sa selle. Dans un premier temps, cependant, la communication pouvait sûrement s'effectuer à vol d'oiseau.
« Trouve quelqu'un pour retourner à Poralys, ajouta l'elfe, comme s'il avait lu dans ses pensées. Idéalement un natif de la région. Qu'il puisse communiquer aisément avec les autorités locales et te servir de liaison. J'aimerais avoir la liberté de te renvoyer sur le terrain, mais vu les circonstances, je ne peux pas. »
Il se tourna ensuite vers Ermeline.
« Nous allons laisser passer la Veillée, mais dès demain, nous devrons nous renseigner sur les six personnes qui accompagnaient Hector. Sur Hector lui-même. Jusqu'à nouvel ordre, ce sont des victimes présumées mais... nous ne pouvons pas complètement écarter la possibilité que certains d'entre eux appartiennent en réalité à l'autre bord. »
La lieutenante écarquilla les yeux en reflet trompeur de l'impassibilité de son interlocuteur.
« Tu veux dire que certains des Valgrians seraient des Obscurs ? »
Elle n'y croyait pas un seul instant, cela s'entendait dans ses inflexions, et Hagen lui-même avait du mal à l'envisager.
« Quand une personne disparait de la scène d'un crime... elle peut avoir été enlevée mais aussi, le plus souvent, en être responsable. Nous sommes obligés de l'envisager.
— Darren, ces chevaliers, ces prêtres... sont des Valgrians de longue date. Tous. Des serviteurs de la Lumière.
— Je sais. Mais Hector était militaire, avant de devenir prêtre puis Flamboyant, souviens t'en. Ce Perran, que tu as mentionné, est sans doute la personne qui connait le mieux les bêtes ombreuses de la ville.
— Il ne les connait pas aussi bien que certains érudits esprins, lâcha froidement Ermeline. Ou que les elfes, d'ailleurs. Qui ne demanderaient sûrement pas mieux que de voir Juvélys sombrer dans le chaos. »
Hagen ne pensait pas avoir jamais vu Flèche-Sombre arborer une expression de stupeur aussi spectaculaire. Pendant une seconde, quelque chose se crispa dans sa poitrine, comme une terreur atavique que leur commandant ne se métamorphose en un aigle ou un loup sanguinaire. Mais l'elfe ferma simplement les yeux. Ermeline paraissait au bord des larmes, écarlate, consciente certainement qu'elle avait franchi un seuil mal inspiré.
« Je suis désolée », souffla-t-elle.
Flèche-Sombre avait retrouvé son expression glacée.
« Si tu ne te sens pas capable de poursuivre cette enquête sereinement, rationnellement, je dois le savoir maintenant », dit-il, avec une telle mesure qu'elle en sonnait hostile.
Hagen devinait ce qu'aurait voulu hurler Ermeline, que soupçonner les Valgrians de tremper dans la cabale obscure semblait sortir directement de la bouche du général Maelwyn. Mais elle demeura maîtresse d'elle-même, chose qu'il aurait été incapable de faire s'il avait été à sa place, sous le faisceau des yeux froids qui attendaient sa réponse.
« Non. Je suis désolée. Ça va aller », répéta-t-elle, sans parvenir à soutenir son regard.
Flèche-Sombre eut la miséricorde d'acquiescer sans en exiger davantage. Il se leva.
« Je vais avertir le général de ces derniers développements. Débrouillez-vous pour faire la liaison avec le Temple. Et creusez-moi la petite histoire des disparus. »
Il se tourna vers Hagen, l'emprisonnant aussitôt dans sa fureur tue.
« Et s'il y a trace d'une intervention elfique, ou esprinne, à quelqu'endroit que ce soit, en ville, à Poralys, dans le parc, le temple, je l'examinerai avec exactement le même sérieux que le reste. Comme vous aurez tout intérêt à le faire, vous aussi. »
Il les toisa l'un et l'autre, alors même qu'il était en réalité le plus petit d'entre eux. Ermeline acquiesça vivement, Hagen conserva les bras croisés, la mine défiante. Flèche-Sombre se permit un bref soupir agacé, et quitta la pièce sans rien ajouter. Ermeline noya aussitôt son visage entre ses mains.
« Je fais leur jeu, je sais », souffla-t-elle.
Hagen la rejoignit, posa une main compatissante sur son épaule.
« Tu ne fais rien du tout. C'est normal d'être à cran, vu la situation. »
Elle se carra dans son siège, les yeux humides.
« Tu te souviens des dernières sixaines, avant... avant que Koneg ne prenne le pouvoir ? La manière dont... les ordres défiaient toute logique ? La répression des rassemblements ? Les rafles massives ? Alors que certains prêtres travaillaient à désamorcer les tensions directement sur le terrain ? Les débats interminables à l'assemblée, qui ne débouchaient sur aucune prise de décision, les mises en garde que les conseillers n'entendaient pas ?
— Nous ne sommes pas dans la même situation, Ermeline. Pas du tout, murmura-t-il. La moitié de la ville était en feu, à ce moment-là.
— Non, je sais... mais... je ressens le même doute. La conviction que nous n'agissons pas comme il le faudrait. Que nous n'avons rien appris. Et Darren... Il reste dans cette position de retrait, comme s'il n'avait aucune décision à prendre. Aucun pouvoir d'infléchir le cours des choses. Je suis consciente que... légalement... c'est le cas. Mais... j'ai cru... »
Elle secoua la tête et esquissa un sourire confus.
« Je pensais qu'il aurait plus d'impact sur Maelwyn, simplement. Et maintenant je constate qu'il n'essaie même pas. Je suis déçue. Ça va me passer. »
Hagen comprenait son sentiment mais, de son point de vue, Flèche-Sombre avait courbé l'échine des sixaines plus tôt, quand il avait accepté de confier l'enquête à ces foutus mercenaires. Qu'il s'en tienne à cette voie, vu sa rigidité, n'était pas une surprise.
« Je suppose qu'on devrait profiter du temps qu'il nous reste avant que Maelwyn ne récupère une fois de plus toute l'enquête », dit finalement la lieutenante en se levant.
Difficile de se mobiliser, pourtant : Hagen était prêt à parier que les cadavres calcinés leur échapperaient avant même que Gardesylve n'ait pu apercevoir le petit orteil du premier.
« Je vais aller voir les Valgrians. Négocier un délai pour leur rituel.
— Et je vais me trouver un agent de liaison pour Poralys. »
Ils échangèrent un regard chargé. Hagen chercha quelque chose de positif à dire, un mot de réconfort, d'espoir, une expression de la certitude qu'ils prévaudraient, mais Ermeline sortit avant qu'il ne parvienne à formuler quoi que ce soit.
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