23. Willhem
Installé à l'établi de l'Atelier des Liens, Willhem examinait le mécanisme d'un verrou complexe que venait de leur livrer un des artisans du Temple de Dywill, lorsqu'un cliquetis retentit dans son dos. Il ferma les yeux pour écouter la mélodie des manipulations effectuées par le visiteur. Aucune hésitation, une vitesse élevée, rotation, traction, rotation encore, un léger mouvement de levier, roulement, pression. Un habitué, qui évaluait rapidement les modifications et les ajustements à apporter, sans s'énerver, sûr de lui. La serrure céda avec générosité et l'agent reposa sa loupe. Il devinait déjà qui venait lui rendre visite.
« Willhem.
— Chef ? »
Il fit pivoter son tabouret pour faire face à Kerun. L'elfe portait une tenue d'intervention près du corps, qui mettait en évidence une silhouette si mince qu'on aurait pu le croire fragile. Tamara disait que le corps des elfes était soutenu par une magie intrinsèque, ce qui expliquait qu'ils soient capables d'autant de prouesses malgré leur carcasse maigrichonne.
« Je déteste te demander ça mais... »
L'ancien voleur croisa les bras et se carra sur son siège.
« J'ai besoin que tu me couvres. Je dois absolument sortir. »
Willhem opina du chef, sans parvenir à s'empêcher de sourire. L'elfe afficha une moue interdite, inclinant la tête de cette manière étrange qui le faisait ressembler à un oiseau.
« Je suis surpris que tu aies tenu toute la nuit », expliqua son subordonné.
Kerun lâcha un rire amer.
« Difficilement.
— Kerun, est-ce que tu es certain que je ne peux pas sortir à ta place ? Tu me dis ce qu'il faut faire, comment... Je me débrouille pour ce genre de choses. En général.
— Je sais. Et ce n'est pas un désaveu de tes compétences. C'est juste... quelque chose que je dois gérer moi-même. Je n'en ai que pour deux heures... En revanche, je vais avoir besoin que tu me sortes plusieurs artefacts de la réserve. Nora a sûrement prévenu Jasper de me garder à l'oeil.
— Je peux m'en occuper.
— Merci. Franchement, je suis désolé, mais je promets de faire vite.
— Pas de soucis. »
L'elfe soupira et frotta son visage des deux paumes.
« Je nous ai réservé la salle d'exercices du troisième sous-sol.
— Ouah, carrément.
— Il faut justifier les deux heures.
— Tu aurais pu me prévenir hier. Je ne suis pas en état !
— Pas besoin de déclencher les mécanismes. Prends de quoi bosser ou profites-en pour faire une sieste ? »
Willhem secoua la tête.
« Il faut au moins que je me change. Personne ne va croire que je vais affronter ce parcours dans une tenue pareille. »
L'elfe acquiesça dans un sourire. Willhem pinça les lèvres. Tamara avait beau dire, Kerun avait l'air vraiment crevé. Mais il détestait l'idée de remettre son jugement en question. Nora se trompait. Il savait ce qu'il faisait, il l'avait toujours su. C'était cet imbécile de Maelwyn qui lui mettait des idées fausses en tête, à douter publiquement des compétences de l'elfe.
Mais comment tourner les choses, pour ne pas l'insulter ?
« Hum... Tu sais que... si tu as besoin d'un coup de main... Je veux dire... un vrai coup de main... »
Kerun s'était levé et lui adressa un sourire tranquille.
« Me couvrir, c'est déjà beaucoup. Et je commence déjà à regretter de te l'avoir demandé. »
Willhem repoussa sa chaise.
« Franchement, ce n'est rien.
— Je ne veux pas que tu aies des ennuis avec Nora. Mais vu le parcours, tu pourras prétendre que je t'ai faussé compagnie sans que tu t'en aperçoives.
— Tu vas passer par le conduit ?
— Oui.
— Bouse, tu es motivé. »
L'elfe hocha la tête. Willhem aurait tant voulu trouver un moyen de le faire avouer.
« En échange de mon aide, je veux que tu me racontes. »
Kerun secoua la tête.
« Je te dirai tout, après... Promis. »
Une opération sensible. Kerun en gérait toujours cinq de front, mais Willhem n'aimait pas la distance qui s'était instaurée entre eux ces dernières sixaines. Il avait l'habitude de travailler en bonne entente avec lui, depuis qu'il l'avait recruté. Il lui devait doublement la vie, de surcroît. L'elfe l'avait tiré de prison, cinq ans plus tôt, à un moment de son existence où le gouffre était sur le point de s'ouvrir sous ses pieds. Et sans sa finesse et sa rapidité de prise de décision, toute leur cellule aurait été décimée pendant la dictature.
« Comme tu voudras.
— Si tu ne sais rien, tu ne dois rien cacher. »
Le classique. Willhem leva des mains défensives.
« Bon. Je ne demande rien. Qu'est-ce que je dois te prendre à la réserve ?
— Plus tard. Je dois encore le déterminer.
— Ce qui veut dire que tu comptes sortir deux fois ?
— C'est probable. »
L'ancien voleur rit doucement tandis que l'elfe s'éclipsait dans un haussement d'épaules faussement contrit.
Willhem retrouva Kerun devant la salle d'exercices un peu moins qu'un quart d'heure plus tard. L'intérêt de la pièce, outre son parcours particulièrement complexe, était qu'on pouvait la verrouiller de l'intérieur, pour éviter tout débordement. Willhem avait revêtu une tenue d'intervention ordinaire, en miroir de son supérieur, et chacun transportait des vêtements de rechange, car on ne ressortait pas indemne du parcours dissimulé derrière la porte blindée. Ils entrèrent dans l'antichambre et enclenchèrent le mécanisme. Kerun rangea ses nippes dans un sac.
« Je suis presque désolé qu'on ne le fasse pas vraiment, remarqua Willhem. J'ai une tendresse particulière pour cet endroit. »
Kerun rit doucement.
« Tendresse pour une épaule déboitée, une intoxication aux spores blêmes et cette cicatrice ? »
Il pointa la balafre qui lui traversait la joue.
« Mais la fierté la première fois que j'ai réussi le passage sans casse ! Ce jour-là, je me suis senti... un autre homme ! Et la sueur que j'y ai versée... Le sang... Les larmes...
— Tu sais qu'on m'a interdit d'emmener les recrues dans cette salle avant leur deuxième année ? À cause de toi.
— Oui. Je sais. Et je n'ai pas le droit de la fréquenter sans la présence d'un senior. C'est dommage, franchement, ça forgeait le caractère, de bosser ici dans les premiers mois. C'est de la faute de Glenn et sa foutue manie du zéro risque. Je suis sûr que Jen n'aurait pas eu ces ennuis l'autre jour, si elle avait pu travailler ici. »
Kerun poussa la porte du sas et ils entrèrent dans la salle encombrée. Les remugles des égouts détournés dans les canaux fumants leur piquèrent aussitôt les narines. Des conduits imbriqués les uns dans les autres envahissaient la pièce, formant un dédale de tuyaux étroits et emplis de substances diverses, selon une rotation aléatoire contrôlée par un mécanisme. Mais ils n'avaient bien sûr aucune intention de déclencher le programme d'entraînement. Ils laissèrent passer quelques minutes, le temps de s'habituer à l'air vicié. Willhem s'interrogea sur l'effet de ces gaz sur leurs poumons, avant de se souvenir qu'il avait consommé bien pire avant de rejoindre les rangs des agents juvéliens.
« Tu sais ce qui s'est dit à la réunion d'hier matin ? » demanda subitement Kerun, d'un ton badin.
Willhem croisa les bras et s'adossa au mur. Kerun lui jeta un regard en coin.
« Nora vous a interdit de m'en parler, bien sûr. »
Il secoua la tête.
« Ne me dis rien, dans ce cas.
— Pose tes questions. Je n'y peux rien si tu devines, toi qui sais lire les gens avec tant d'aisance. »
L'elfe sourit et Willhem se réchauffa à sa reconnaissance. Kerun prit appui sur un des tuyaux et s'assit à califourchon dessus.
« Ça a trait aux Obscurs. »
Willhem esquissa une moue dubitative.
« Aux Valgrians. »
Le voleur repenti écarquilla des yeux faussement stupéfaits. Kerun pinça les lèvres.
« C'est à propos d'Hector.
— Tu es trop doué pour ton bien. »
Mais l'elfe ne parut pas amusé le moins du monde.
« Il est arrivé quelque chose à Hector. Il devrait être rentré. Hector... a... disparu ! »
Les expressions de Kerun étaient parfois compliquées à lire mais il reflétait une stupeur qui virait à l'épouvante. Willhem n'eut même pas besoin de confirmer.
« Est-ce qu'il est mort ? demanda l'elfe.
— Nous n'en avons pas encore la confirmation. Mais la garde est sur le coup et Phyllis a accompagné. »
Kerun avait noyé son visage entre ses mains.
« Que s'est-il passé ?
— Un incendie dans l'auberge où il s'était arrêté. »
L'elfe secoua lentement la tête et reposa ses paumes sur ses genoux. Willhem le vit prendre plusieurs profondes inspirations et les relâcher selon la méthode classique qu'on leur enseignait pour repousser les émotions mauvaises. Kerun était valgrian, Willhem ne l'ignorait pas, ce qui ne devait pas faciliter les choses en sus des implications politiques.
« Je dois y aller », dit-il finalement, d'un ton égal.
Il sauta de son perchoir et se dirigea vers la conduit situé au plafond du mur de gauche, qu'il agrippa d'un bond, avant d'y glisser les jambes.
« Juste une chose... »
L'ancien voleur cherchait quelque chose à dire pour clôturer leur conversation et il fut soulagé de l'intervention.
« Interdiction de tenter le parcours en solo. Les balises ont été placées pour une bonne raison. »
Willhem leva les yeux au ciel.
« Oui, chef.
— Je ne plaisante pas.
— Je sais. Je t'attends.
— Merci. Deux heures. »
L'agent lui fit signe de la main, Kerun hocha une dernière fois la tête, puis il disparut dans son étroit tuyau. Willhem suivit sa progression au son que renvoyait le métal, d'abord vers le fond, puis en diagonale sur la gauche, un peu vers l'avant et le bas, puis à nouveau vers l'arrière, et enfin le silence. L'elfe était retourné à ses urgences et Willhem s'installa pour lire le rapport d'intervention d'une de ses équipes. Vu les pattes de mouche qu'il avait à décrypter, deux heures ne seraient pas de trop.
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