21. Tamara

Tamara connaissait Kerun depuis huit ans et elle ne l'avait jamais vu autrement qu'affairé. Bien qu'il ait plus d'une dizaine de subordonnés directs, et par là, une centaine d'autres à son service distant, il était toujours pris par quelque chose qu'il entendait régler lui-même, et ces dernières années, suite à la réduction drastique de leurs effectifs, son côté maniaque avait pris des proportions impressionnantes.

Cara, toujours soucieuse du bien-être des autres, s'était plus d'une fois inquiétée de cette énergie fébrile, mais Willhem avait le sentiment qu'elle s'alarmait pour rien, et Tamara devinait ce que répondrait Kerun : qu'il n'était pas fatigué, qu'il se satisfaisait des quatre heures de Transe nécessaires au repos de son peuple, et qu'il ne voyait pas où était le souci.

Tamara n'était pas sûre qu'il y en ait un. Kerun était un elfe encore jeune, il disposait de ressources étrangères à ses collègues humains, et il avait raison, dans le fond : ils étaient en état de siège et il y avait toujours à faire. C'était une créature solide et magnifique, une merveille de la nature, et un patron exigeant. La magicienne était heureuse de travailler pour lui et désireuse de donner le meilleure d'elle-même, chaque jour, pour se montrer à la hauteur de ce qu'il avait vu en elle.

Lorsqu'il l'avait convoquée dans la petite salle de travail de leur équipe, avec Willhem, elle avait obtempéré sans rien en penser de particulier. Ils se réunissaient souvent, à trois, quatre ou cinq, pour discuter d'une affaire en cours, souvent à l'initiative de la base plutôt que de l'elfe. Mais que les choses soient, pour une fois, inversées, n'était pas plus mal.

« Merci d'être venus, les accueillit l'elfe en préambule. Je sais que vous êtes l'un et l'autre très occupés... »

Willhem haussa des sourcils théâtraux et leva les yeux au ciel.

« En quoi peut-on t'être utile ? » le coupa Tamara.

Kerun leur offrit un sourire bref.

« Je dois approcher un homme pour lui faire raconter un épisode vieux de quelques années. J'aurais voulu que nous échangions des techniques pour le faire parler.

— C'est un cas assez classique, dit Willhem, soupçonneux. Quel est le piège ?

— J'ai de bonnes raisons de penser que cet homme ne veut pas raconter cet épisode et j'ai besoin qu'il ne se souvienne pas de l'avoir relaté ensuite.

— Donc un sérum qui délie la langue et qui brouille la mémoire...

— Je dois avouer que je n'ai plus fait ça depuis longtemps...

— On a des possibilités... La difficulté, c'est de le lui faire prendre.

— Accessoirement, c'est un mage puissant.

— Oh. »

Willhem se tourna vers Tamara, qui demeurait leur spécialiste de ces questions.

« Qui craint le coup fourré ? demanda-t-elle.

— Probablement, oui. »

La magicienne croisa les bras.

« Le poison reste préférable à un sortilège. Il y a davantage de chances qu'il résiste à une tentative d'influence mentale qu'à une substance qui affecte directement son esprit. Mais c'est... hasardeux. Il peut être capable de le percevoir et de se protéger, s'il est sur ses gardes...

— Peut-être tenter le coup pendant son sommeil ? proposa Willhem. C'est souvent le moment où l'arsenal magique est concentré sur le cadre, mais pas tellement sur l'individu... Une fois franchies les barrières, tu aurais la possibilité de l'influencer...

— Je ne peux pas prendre le risque qu'il se souvienne qu'il s'est éveillé et a parlé.

— C'est dans ces moments-là qu'un Kintaan nous fait défaut. Je persiste à penser qu'on devrait recruter à Omneiri. Tous leurs prêtres ne sont pas liés à Esprin », grommela Tamara.

La capacité des Kintaans à extraire de l'information était sans égale. Leurs méthodes se souciaient peu de l'intimité de leurs victimes, dont ils violaient l'esprit, mais le résultat était à la hauteur, et dans l'urgence, extrêmement alléchant.

L'elfe paraissait songeur et Tamara devina qu'il réfléchissait à ses propres contacts parmi les Esprins de Juvélys, et la possibilité de faire appel aux capacités de l'un d'entre eux. Mais il secoua la tête et poussa un bref soupir.

« Quel est le risque, s'il découvrait qu'on le sonde ? demanda Willhem.

— Trop élevé.

— Est-ce qu'il y a quelqu'un qui est susceptible d'aborder ce sujet avec lui ? Quelqu'un dont on pourrait revêtir l'apparence pour le faire parler ? continua Willhem.

— Si c'est un mage puissant, c'est extrêmement risqué, remarqua Tamara. Les illusions sont très sensibles à l'observateur... et la métamorphose... C'est une méthode... complexe, douloureuse, et dont les effets secondaires sont généralement problématiques.

— De toute façon, je pense que l'épisode est tabou et qu'il ne l'abordera avec personne, murmura Kerun avec un haussement d'épaules.

— Si c'est un mage de l'Académie, les protections sont beaucoup moins élaborées qu'on ne le croit, ajouta-t-elle.

— Ce n'est pas un mage de l'Académie. »

Ce qui laissait un Galludan. Et Tamara était prête à parier qu'il s'agissait d'Étienne de Villintime, le mage attitré de Maelwyn, et que l'épisode en question avait un rapport direct avec une certaine Tour perdue dans la Forêt Morte. Comme elle le craignait, l'elfe n'avait absolument pas laissé tomber la crise des Obscurs, malgré les avertissements de Nora Felden.

C'était typique de l'individu. Dangereux, mais typique. Nora elle-même en était probablement tout à fait consciente. Elle leur avait, après tout, demandé de garder un oeil sur l'elfe et de l'avertir s'il s'adonnait à des activités suspectes.

Mais Nora avait tort si elle imaginait qu'ils trahiraient celui qui les avait recrutés et formés. Jamais Tamara n'aborderait la question franchement avec Willhem ou même Cara, mais elle ne doutait pas de leur loyauté. Elle devinait aussi que Kerun ne les impliquerait pas dans ses démarches clandestines, par souci de leur épargner des ennuis. Là aussi, c'était typique.

La meilleure chose à faire était de le soutenir sans s'en mêler plus qu'il ne le demandait. Il refuserait toute proposition d'aide directe, de toute façon. Il était parfaitement capable de réussir ce qu'il entreprenait : c'était de loin le meilleur agent de leurs services et depuis longtemps.

« Tu ne veux pas le contraindre à parler ? demanda Willhem. Lui arracher l'info, puis dévier les suspicions sur quelqu'un d'autre ?

— J'ai peur de la manière dont il réagira, s'il réalise qu'il a lâché quelque chose qu'il ne devait pas révéler.

— Peut-être qu'il y a moyen de le menacer. »

Tamara ne put s'empêcher de rire. Les méthodes de Willhem étaient toujours radicales. Dans certains milieux, elles convenaient parfaitement à leurs besoins, mais dans d'autres contextes, elles constituaient le ferment d'une escalade garantie.

« En fait, il me faudrait peut-être juste un peu de temps, murmura Kerun. Le faire parler, mais l'empêcher d'agir pendant quelques jours...

— Tu veux dire le mettre au vert ? demanda Willhem.

— Par exemple.

— C'est très limite », intervint Tamara.

Koneg avait adoré ces méthodes et bien des Juvéliens n'avaient jamais reparu après leur disparition. Malgré l'examen minutieux des dépouilles retrouvées dans les fosses communes par les prêtres hildans et les listes précises des déportés vers Griphel, plus de deux mille personnes étaient toujours « manquantes » sans qu'on sache comment elles s'étaient volatilisées. Les services secrets n'usaient que sporadiquement d'enlèvements, quand un agent étranger devenait trop encombrant et devait être neutralisé. Kidnapper un citoyen d'envergure était presqu'inimaginable.

« Tu as raison, de toute... »

Mais l'elfe ne put terminer sa phrase, car la porte s'ouvrit à la volée sur Nora. Son visage se figea dans une grimace excédée.

« Ah. C'est là que tu es. C'est mieux que pire.

—Nous étions en train de... commença Kerun.

— Nous avons une réunion du cadre, prévue depuis plusieurs sixaines, à laquelle tu étais censé te trouver... depuis un moment déjà. Tout le monde t'attend. »

Le visage de l'elfe se figea. Willhem jeta un oeil par la fenêtre. Tamara s'efforça de ne regarder personne.

« Vous n'avez pas eu besoin de moi, ce matin, à une autre réunion du cadre », grommela-t-il avec humeur.

Mauvaise réponse, songea Tamara.

Nora resta silencieuse.

« Laissez-nous un peu d'intimité, voulez-vous ? » finit-elle par dire.

Tamara se leva sans attendre mais Willhem parut incertain. La magicienne lui décocha un regard insistant et il l'imita en grommelant. Ils se retrouvèrent dans le couloir, devant une porte close. Des éclats de voix leur parvinrent aussitôt, mais les locaux des services secrets étaient conçus pour en dissimuler les secrets, et un sortilège tissé dans les murs empêchait qu'on puisse faire sens de ce qui se disait.

La magicienne s'adossa au mur, Willhem l'imita, et ils demeurèrent en sentinelles. L'ancien cambrioleur était courroucé, Tamara sourit de contempler sa colère.

« C'est injuste, finit-il par murmurer d'une voix basse mais furieuse. Elle lui tombe sans cesse sur le paletot. Il ne mérite pas ça.

— S'il néglige son travail, il le mérite.

— Il a trop à faire.

— Comme nous tous. Il doit mettre ses priorités. Et peut-être les place-t-il au mauvais endroit. »

Willhem lui retourna une expression choquée.

« Tu doutes de lui ?

— Généralement pas. Mais Nora le connait bien mieux que toi ou moi. »

Il secoua la tête puis passa les mains sur son crâne rasé.

« Ils ont toujours travaillé en bonne entente. Elle lui a toujours fait confiance. Pourquoi est-ce que soudain, elle le marginalise ?

— C'est à cause de Griphel, dit Tamara.

— Nous aurions fait la même chose que lui, à Griphel ! »

Tamara esquissa un sourire sans joie.

« Non. Nous n'aurions sûrement pas fait la même chose. »

Les détails de l'incident n'avaient pas filtrés, protégés du sceau du secret, mais ils connaissaient les grandes lignes de l'histoire : Kerun avait voulu libérer des esclaves dans le Temple de Casin et, en l'absence de soutien officiel, monté une opération d'envergure en impliquant des civils juvéliens qui s'étaient improvisés justiciers. Un certain nombre d'esclaves — des déportés de Koneg – avaient été secourus, mais il y avait eu de nombreux morts, amis comme ennemis, alors qu'ailleurs dans la cité, une délégation tyrgrianne tentait d'obtenir un accord sur les prisonniers de la guerre tout juste perdue.

Willhem acquiesça.

« Non, sans doute. »

Il relâcha sa respiration.

« C'était il y a plus de six mois.

— Autrement dit, hier. Maelwyn fait certainement pression, désormais. Surtout en temps de crise. Mais ils se connaissent bien : ils retrouveront leur harmonie. »

Ce qui, au vu de ce qui perlait au travers de la porte, ne semblait pas pour tout de suite.

Tamara perçut un mouvement juste avant que Kerun ne sorte de la pièce, rayonnant de colère. Il leur adressa à peine un regard, mi-désolé, mi-furieux, puis s'éloigna à grands pas dans le couloir. Nora parut dans son sillage, le visage glacé. Elle se campa devant eux.

« Kerun est consigné à l'intérieur pour la sixaine à venir. Je compte sur vous pour ne pas le soutenir dans ses initiatives dévoyées. Pour son bien et celui de Juvélys », déclara-t-elle sèchement.

Puis, sans leur laisser le temps de répondre, elle le prit en chasse.

Willhem demeura figé, les yeux écarquillés.

« Mais merde ! lâcha-t-il brusquement.

— Ne t'y mets pas, toi aussi », le tança Tamara.

Le voleur repenti la gratifia d'une grimace éloquente, elle se contenta de hausser les épaules. Des remous. Kerun s'en remettrait. 

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