20. Florent

Florent errait en dehors du monde sans savoir comment récupérer sa prise sur le réel. Le bruissement dans ses oreilles étouffait les sons ambiants et son environnement n'était que brume. Il souriait, pourtant. Répondait aux questions, aux sollicitations. Se retranchait brusquement derrière une porte pour épancher ses larmes ou reprendre son souffle. Il avait toujours eu la sensation d'avoir mille amis, au Temple, et pourtant il ne pouvait parler avec personne.

Quand il apercevait Rachel, il se demandait comment elle pouvait être aussi stoïque, aussi forte, alors que tout s'écroulait. Bien sûr, elle ne savait pas, pour Albérich, mais il était persuadé que même si elle avait su, elle aurait conservé son cap avec aplomb. Inébranlable. Ou alors trop stupide pour prendre la mesure des choses.

Hector était mort et Albérich avait rejoint les rangs des Obscurs.

Comment Valgrian avait-il pu permettre pareilles monstruosités ?

Les lieux l'oppressaient. Les murs blancs, les couloirs interminables, les fleurs du jardin, le brouhaha des novices, le murmure des prières.

Il était appelé à devenir le maître de cet univers. Revêtir la tenue cérémonielle, prendre la parole devant les fidèles rassemblés. Mener les célébrations, quand le soleil était au zénith.

Flamboyant.

La fonction était-elle maudite ?

Il avait prié, beaucoup.

Mais à présent, c'était l'heure du dîner et il avait pris place dans le réfectoire, parmi ses pairs, physiquement présent, spirituellement déchiré. Autour de lui, ignorants, les autres prêtres bavardaient, galvanisés par la destruction des Obscurs. Lui qui ne s'était jamais senti seul dans une foule, prenait la pleine mesure de cette émotion destructrice.

Céleste s'était assise parmi les novices, comme elle le faisait souvent. Hugo était invisible. Gaïa supervisait l'équipe en cuisine. Rachel buvait sa soupe en silence, au rythme d'un lever de cuillère d'une régularité stupéfiante. Garance et Marcus bavardaient sans se douter de rien, aveuglés par leurs illusions. L'intendant était sorti de la Nuit des Obscurs investi d'une énergie inédite, transcendé par une victoire qui n'était que poudre aux yeux.

Florent aurait voulu le lui dire. La vérité. Qu'ils n'avaient rien accompli. Qu'Hector avait été assassiné.

Des broutilles.

Qu'Albérich était revenu d'entre les morts pour les détruire.

Comment Marcus pourrait-il survivre à pareille trahison ?

C'était simple : il n'y survivrait pas. Le garder dans le noir était la seule chose à faire, jusqu'à ce que la chose soit réglée.

La chose soit réglée.

Qu'est-ce que ça voulait dire ?

Il frissonna.

« Ça va ? » lui demanda doucement Garance.

Il secoua la tête et leur sourit : l'intendant et la jardinière s'étaient tournés vers lui et le contemplaient de leurs regards emplis de sollicitude. Il savait ce que tous pensaient : qu'il restait perturbé par ce qui lui était arrivé dans le Parc. Une magie impie, visant à déchirer le corps et l'âme, qui l'avait balayé comme un fétu de paille. Quelques pas en bordure du précipice, le baiser du néant. Il ne devait sa survie qu'à l'intervention de Marcus, une décharge d'énergie curative offerte dans l'urgence, qui l'avait ramené in extremis de la frontière.

Pouvait-on prétendre à la tête d'une église aussi importante que celle de Valgrian quand on avait été aussi faible ? Céleste ne se leurrait-elle pas ?

Florent savait que Marcus aurait pu devenir Flamboyant, lui aussi, s'il n'avait été fauché par l'adversité. Albérich l'avait pris sous son aile de longue date, ils étaient indissociables dans la marche du Temple, l'un sur le plan spirituel, l'autre sur le plan pratique.

Il ferma les yeux et s'autorisa un soupir.

« Ça va », répondit-il, conscient qu'il avait trop tardé à répondre.

Son regard tomba sur un soldat de Maelwyn, posté dans l'embrasure de la porte, et il réalisa qu'il ne savait plus ce qu'il ressentait à leur égard. Il aurait aimé avoir la certitude qu'ils constituaient un rempart efficace contre ce qui les guettait au dehors, mais il n'en pensait rien.

« Comme par hasard, ils sont toujours là, grogna Marcus, qui avait suivi son regard. Vivement qu'Hector revienne pour les foutre dehors. »

Florent comprima le frisson qui voulait l'ébranler.

« Il leur faut sans doute quelques jours pour les dernières vérifications », proposa Garance d'une voix douce.

Toujours calme, la Luowyllite constituait un contraste frappant avec son acolyte de la réserve.

« Ils n'ont servi à rien depuis le début, renchérit ce dernier. Leur objectif a toujours été de nous tenir à l'oeil et de nous intimider... Regarde-le, celui-là, crânant devant la porte... Les novices doivent s'excuser pour entrer... C'est une honte. Maelwyn s'est servi de cette crise pour nous imposer des contrôles qu'il n'aurait jamais pu justifier d'une autre manière... En prétendant agir pour notre bien, il a pu refermer ses griffes autour de notre Temple, nous contraindre à accepter une ingérence inédite... alors qu'il n'a absolument rien à nous reprocher.

— Tu ne crois pas que tu exagères ?

— Non. C'est une saleté d'opportuniste. Les élections approchent. Il ne veut pas qu'une voie alternative renaisse entre nos murs. Tu as vu la manière dont les événements du Parc ont été relayés dans la presse ? Comme un fait divers. Une escarmouche entre prêtres. L'intervention de la garde et de l'armée est présentée comme l'événement majeur. Je pensais que le rédacteur en chef de l'Écho moins inféodé au pouvoir mais il a manifestement été contraint à seriner ce qu'on a bien voulu qu'il raconte.

— En même temps... Le résultat est ce qui compte, non ? murmura Garance. Attirer l'attention sur... ce massacre... de vos mains... N'est-ce pas une mauvaise idée ? Valgrian n'est pas Rhyfel. Ce n'est pas un dieu qui prend plaisir à... frapper. »

Marcus se carra dans son siège, songeur.

« Tu as raison. Ma rancoeur m'égare. »

Garance lui décocha un sourire.

« Mais je comprends que tu sois fier, cela dit. Vous avez accompli quelque chose de formidable. »

De vain, de mensonger, songea Florent.

Ne pas pouvoir tout révéler était une torture. Chaque minute que ses collègues et amis passaient dans l'ignorance de la vérité lui paraissait cruelle.

Avoir foi en la lumière. Il devait s'y efforcer. Ils prévaudraient.

« Comment te sens-tu, Florent ? » demanda Garance en posant une main fraîche sur son poignet.

Il s'arracha à ses songes tortueux. Son assiette de soupe gisait, désormais froide, sur la table devant lui. Le front de Marcus s'était barré d'un pli soucieux, Garance le contemplait de ses yeux vert feuillage.

« Barbouillé », répondit-il.

Un futur chef de culte ne pouvait être si faible.

« Nous passerons par l'herboristerie en sortant, proposa la jeune femme. Ton organisme est secoué, c'est normal.

— Je suis désolé, intervint Marcus. J'ai lâché trop d'énergie, je n'ai pas eu le temps... pas eu le recul... de mesurer ce que je faisais.

— Je vais bien. »

Ils lisaient son malaise en termes de trop plein de magie curative. Mais quatre jours plus tard, il n'en ressentait plus guère les effets... ou du moins, il ne parvenait plus à séparer le poids des différents drames qui s'amoncelaient sur ses épaules éprouvées.

Il devait se reprendre. Absolument. Il n'avait été proche ni d'Hector, ni d'Albérich. Les deux hommes dirigeaient l'ordre, mais il ne les avait pas considérés autrement que comme des aînés, des supérieurs, parfois des modèles.

Albérich était presque de sa génération, mais c'était un homme qui n'avait jamais le temps de se poser pour bavarder. Avant son accession au poste de Flamboyant et la dictature, il avait passé la plupart de son temps dans les quartiers difficiles de la cité, dans un dispensaire tenu par des profanes, ne rentrant au Temple qu'une ou deux fois par sixaine, juste pour prouver qu'il était toujours vivant.

Hector était un ancien militaire, venu à la prêtrise alors que Florent était déjà ordonné depuis quelques années. Bon vivant, le rire facile, il s'était aisément intégré auprès des plus anciens et c'était un camarade agréable, mais Florent avait toujours trouvé que son engagement teinté de culpabilité était particulier. Valgrian était le dieu du renouveau et du pardon, mais de là à transformer une erreur meurtrière en vocation... Le côté thérapeutique paraissait trop extrême pour être négligé.

Florent plongea la cuillère dans sa soupe et la mena à ses lèvres, sans se soucier de sa température. Le liquide tiède le fit grimacer et il se souvint que Gaïa supervisait les cuisines, ce qui n'était jamais une bonne nouvelle. Peut-être pourrait-il, en tant que Flamboyant, modifier ce système de roulement délétère et éliminer la vieille prêtresse de ce secteur. En tournant la chose comme une faveur consentie à son grand âge... Oui, il y avait de l'idée...

D'autres embryons de projets naquirent dans son esprit, comme il songeait aux mille gravillons qui grinçaient dans les rouages de leur institution. Souvent, il s'était imaginé en réformateur, en innovateur, même, porté par la certitude que Valgrian personnifiait la jeunesse et le dynamisme. C'était sa chance. Peu importe qu'elle lui soit venue de la vilénie des Obscurs.

Hector ne bouterait jamais les hommes de Maelwyn du Temple. Mais lui, Florent, pouvait le faire.

Devait le faire.

Abandonnant son bol et sa place, il se leva brusquement, arrachant un cri de surprise à sa voisine soucieuse. Il marcha jusqu'à l'embrasure de la porte et pointa un doigt vers la poitrine du soudard qui l'encombrait.

« Excusez-moi, mais vous êtes dans le chemin et vous empêchez les gens de rentrer. Je vous suggère de reculer de quelques pas, merci. »

En terminant sa phrase, en voyant le soldat rougir et battre en retraite, Florent sentit une douce chaleur lui envahir la poitrine. Il aimait cette voix, cette force. Il saurait en faire usage pour le bien des siens. Et la lumière.

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